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 Tsipras ou Castro ?

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Xuan
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   Posté le 29-05-2022 à 13:39:11   Voir le profil de Xuan (Offline)   Répondre à ce message   Envoyer un message privé à Xuan   

Kevin Guillas-Cavan envisage ici une transformation "légale" de la société. En fait il ressort que rien n'est réalisable sans des contraintes indispensables contre la bourgeoisie française et ses alliées européennes. La dictature du prolétariat en fait.


ALTERNATIVES POUR UN POTENTIEL GOUVERNEMENT DE GAUCHE

le mercredi 2 février par Kevin Guillas-Cavan ,
https://socialisme.blog/Tspiras-ou-Castro?fbclid=IwAR3tzxkLdVVRFdwiEzkO2e8N3UI_XS0jA-Ky7tcASk3sl8N_5QGg0eJepFs



Tous ensemble, tous ensemble... ou pas. Cette (trop) longue contribution s’attaque à la grande question stratégique des forces dites « de gauche » qui est moins « comment conquérir le pouvoir d’État ? » que « les conditions de la conquête permettent-elles son exercice au service d’un programme qui améliore la vie de la classe des travailleurs et des travailleuses ? ». Être pour ou contre la rupture avec le capitalisme, pour ou contre le socialisme, n’est plus une question de préférences (si ça l’a jamais été). C’est une question de conséquences : si l’on veut améliorer la vie de la classe des travailleurs et des travailleuses, les demi-mesures ne sont plus possibles. Le socialisme n’est plus l’aboutissement d’un long chemin de transformations révolutionnaires mais leur condition. Réfléchir aux conditions d’exercice d’un pouvoir au service des travailleurs et des travailleuses impose de décortiquer les vecteurs du pouvoir capitaliste et d’en tirer les conséquences nécessaires pour les briser.

Sommaire
1 – Rompre avec la fiction de l’autonomie du politique par rapport à l’économique, briser le règne du capital pour commencer à gouverner
2 – Les marchés financiers, des enfants aisément effrayés dotés de l’arme nucléaire
3 –Que faire alors ? Briser les deux jambes du capital en dénonçant la dette et mettant fin à la mobilité illimitée des capitaux !
4 – « Oui, mais l’UE ? » : notre politique, leur problème…
5 – Briser le pouvoir du capital, début des solutions… et des problèmes !
6 – Quelques remarques en conclusion : analyser pour se poser les bonnes questions, non pour désespérer
Annexe – le Front populaire et 1981, apprendre de l’histoire pour éviter de la répéter
a – La leçon cachée du Front populaire : non la nécessité de l’union des gauches mais de commencer par briser le Mur de l’argent
b – De la victoire populaire de 1981 au tournant de la rigueur : le prix de l’oubli de la leçon du Front populaire


Au Chili, les forces de gauche, unies, viennent d’arriver au pouvoir. L’avenir dira si elles parviennent ou non à mettre en œuvre leur programme, somme toute modeste mais qui, s’il est mis en place, améliorera considérablement la vie des travailleurs et des travailleuses du Chili [1].
Cette victoire donne un souffle nouveau à la ritournelle de la nécessaire « union de la gauche » pour prendre le pouvoir d’État. Bien sûr, il y aurait des différences entre communistes, sociaux-démocrates canal historique type France Insoumise, sociaux-libéraux à la sauce PS et autres écologistes… Mais ne pourrait-on pas s’entendre sur un programme minimal du type coup de pouce au SMIC, abandon de tout report de l’âge de la retraite, fin du détricotage du Code du travail, voire, soyons fous, diminution du temps de travail ? Unir les différents partis se réclamant de la gauche sur un tel programme ne permettrait-il pas à sa ou son candidat de passer la barre des, disons, 17 % qui la qualifierait au second tour ?
C’est là une vision naïve. Non car cela ne permettrait pas au candidat de gauche de se qualifier au second tour, voire, en fonction des circonstances, de l’emporter, mais parce que ce programme minimal n’aurait aucune chance d’être appliqué face au déchainement du capital.
Défaitisme injustifié ? Exagération ? Il suffit pourtant de voir de quelle manière s’est mis en branle le capital en 2017 quand Jean-Luc Mélenchon a commencé à monter dans les sondages et qu’est apparue la perspective d’une qualification d’un candidat au programme résolument du gauche sur les questions économiques, quoique dans une version sociale-démocrate.
Car le capital ne reste pas les bras croisés quand un quelconque danger apparaît. Pourtant le programme de Jean-Luc Mélenchon ne remettait pas en cause la domination du capital sur la marche économique, pas plus qu’il ne remettait en cause le rôle du marché dans l’allocation des ressources, financières comme humaines. Tout au plus, son programme prévoyait-il de rectifier la distribution de la valeur ajoutée entre capital et travail, au niveau primaire par des augmentations du SMIC et des salaires conventionnels, mais surtout au niveau secondaire par une imposition davantage progressive, massive sur les hauts revenus. Dit autrement, le programme de Jean-Luc Mélenchon n’était même pas un programme social-démocrate radical ; c’était un programme radicalement social-démocrate, finalement bien en-deçà des 100 propositions présidentielles que François Mitterrand dérivait du Programme commun [2].

1 – Rompre avec la fiction de l’autonomie du politique par rapport à l’économique, briser le règne du capital pour commencer à gouverner
Le capital n’intervient pas uniquement quand son règne est menacé, il intervient bien plus tôt : quand on attaque le cœur de son accumulation, le taux de profit [3]. Le capitalisme régulé lui est aujourd’hui aussi insupportable que le socialisme. Et le capital agit vite.
Il faut en finir avec la fiction bourgeoise que politique et économique sont deux champs autonomes. Nous disons ne pas y croire et avoir appris la leçon de Marx à ce sujet, mais nous agissons comme si nous y croyions à moitié. Nous n’y croyons pas quand nous pensons qu’en prenant le pouvoir d’État, on pourra réguler le système économique (capitaliste). Et pourtant, nous faisons mine d’ignorer qu’à l’inverse, le capital a planté ses crocs dans le pouvoir d’État et qu’il peut, d’un coup de tête un peu vif, envoyer voler l’État dans la direction qui lui plait.
En fait, l’État dont nous hériterons si nous le prenons, sera en faillite virtuelle avant même que le nouveau président n’ait en main son stylo pour signer son premier décret. Souvent, nous réduisons le capital à de grands capitalistes individuels dont l’influence passerait par le financement des campagnes électorales ou le lobbying [4]. Un ou une candidate réellement de gauche n’étant pas financé par le capital, n’en serait pas le client ! Et s’il a la force morale de ne pas trahir, il restera insensible au lobbying ! Et la vertu sauvera le monde…
C’est tomber dans l’illusion de la personnalisation, qui est la version asymptomatique du complotisme. C’est confondre la partie et le tout, l’écume des vagues et la houle. Le capital a sa logique propre, qui s’appelle le marché. Et il dispose d’une arme redoutable : les taux d’intérêt de la dette souveraine. D’autant plus redoutable, qu’il n’est besoin de personne, contrairement à l’arme nucléaire, pour appuyer sur le bouton. Il faut avoir la mémoire sacrément courte pour avoir oublié avec quelle facilité les marchés financiers ont mis le gouvernement grec de Tsipras à genoux en quelques semaines [5] !
Si on a de la mémoire, on se rassure ; on se dit que la France, « ce n’est pas la Grèce ». C’est vrai. La France, ce n’est pas la Grèce, les marchés financiers n’attendront pas quelques semaines pour mettre à genoux l’État français. La Grèce représentait déjà un risque systémique pour tout le capitalisme mondial, alors la France… C’est avec une autre anxiété que ses évolutions politiques sont scrutées. Le capital ne se laissera pas surprendre par la victoire d’un gouvernement de gauche.
« C’est déprimant. N’y a-t-il donc rien à faire ? Doit-on rester les bras croisés et attendre un hypothétique grand soir mondial ? » Bien sûr que non ! Mais il faut d’abord reconnaitre les faits. Savoir à quelles extrémités le capital est prêt pour sauver ses intérêts et s’armer en conséquence. Il faut cesser de se bercer d’illusions sur la possibilité de réguler le capital, de modifier le rapport de force entre le travail et le capital et, a fortiori, sur les espoirs qu’une union de la gauche sur un programme a minima puisse encore « changer la vie ». Le capital ne se régule plus ; il doit être brisé. La mobilité des capitaux qui lui a été octroyée lui donne un pouvoir exorbitant qui lui permet de mener une lutte à mort. D’ailleurs, plus qu’elle ne lui a été octroyée, il faudrait dire qu’il se l’est lui-même octroyée, en plaçant au pouvoir ses valets des décennies durant.

2 – Les marchés financiers, des enfants aisément effrayés dotés de l’arme nucléaire
L’évolution passée inaperçue des taux d’intérêt de la dette souveraine en 2017 le montre [6]. On n’aura pas le temps d’entrer dans un rapport de force avec le capital pour le contraindre à des compromis. Lui aura déjà fait feu. À ce stade, le choix se réduira à la capitulation ou à la contre-attaque. Et celle-ci devra être au moins aussi forte que son attaque, suffisamment dévastatrice pour qu’il n’y revienne plus. Et il est peu de dire qu’une augmentation même massive du taux d’imposition n’y suffira pas. Pas plus que ne suffira un décret lui interdisant de délocaliser.
Sur les marchés financiers, la tension se mesure non pas directement par le taux d’intérêt, mais par ce que les économistes appellent usuellement le spread, c’est-à-dire l’écart entre le taux d’intérêt français et le taux d’intérêt du produit le plus sûr. En Europe, on le calcule généralement par rapport au taux d’intérêt des bons du trésor allemand, le Bund de son petit nom, dont la centralité reflète la centralité de l’Allemagne, petit hegemon à l’échelle de l’Union européenne, puissance impériale de second ordre après les États-Unis. En creux, cela indique aussi la place de la France dans l’ordre capitaliste : puissance impériale de troisième zone, ce simple fait doit inviter à ne pas trop s’illusionner sur « la France, ce n’est pas la Grèce… »
Le graphique suivant qui reporte l’évolution du spread durant la campagne officielle de 2017, du 18 mars au 7 mai, illustre bien la fébrilité du capital. Il constitue, si besoin était, une nouvelle preuve du fait qu’Emmanuel Macron était bien le poulain des marchés financiers. Contrairement aussi à ce qu’ont pu dire quelques journalistes [7], il apparaît aussi clairement que ce n’est pas le « risque Le Pen » que craignaient les marchés financiers. Au lendemain du premier tour, le 24 avril, le spread a déjà retrouvé son niveau de janvier (en dessous de 50 points de base).

C’est bien autre chose que craignent les marchés financiers et il n’est pas difficile d’imaginer quoi. Certes, toute élection présidentielle engendre une forme de fébrilité sur les marchés financiers (d’où la valeur du spread à 60 points de base au début de la période contre 50 en janvier). Le point haut du graphique ci-dessus est cependant révélateur. Il n’a pas lieu la veille du premier tour, moment de la plus grande incertitude, mais le 11 et le 13-14 avril 2017. Ces deux dates correspondent à deux sondages importants : le premier annonce pour la première fois Jean-Luc Mélenchon à 20 % et le second le donne à 22 %, c’est-à-dire devant Marine Le Pen et qualifié au second tour.
« Corrélation n’est pas causalité » répondront celles et ceux qui veulent croire qu’il suffira que la gauche soit majoritaire pour que le capital nous laisse les clefs du camion. Ce serait si bien si on pouvait changer la vie sans se fâcher avec personne ! La lecture de la presse financière devrait nous dégriser rapidement. La hausse des spreads est justifiée comme nous le faisons par un des analystes financiers de la Deutsche Bank interrogé par Les Échos le 10 avril 2017. Celui-ci souligne d’ailleurs « qu’il existe encore un fossé entre lui et les deux principaux candidats, mais il est important de regarder si ce moment positif pour Mélenchon se poursuit et si l’écart se rétrécit encore. » Alors, on peut dire « ce n’est qu’une opinion, pourquoi devrions-nous l’écouter ? » Mais la Deutsche Bank, ce n’est pas le petit boursicoteur du coin. Quand celle-ci prend des positions financières sur la base de l’avis de ses analystes, ça a quelques effets. « Corrélation n’est pas causalité » mais le faisceau d’indices commence à être substantiel.
Très bien, mais au fond, est-ce si grave ? La variation est-elle si importante ? Il faut bien voir que cela correspond à une hausse de 15 % en moins d’un mois [8]. Dans le contexte actuel où les taux sont très bas, une telle hausse, si elle est durable, correspond selon les calculs du Trésor à un surcoût de 375 millions d’euro la première année, un milliard la deuxième et 1,36 milliards la troisième [9]. Et c’est là la hausse qui a eu lieu avant même que Jean-Luc Mélenchon ne passe le premier tour ! Imaginons alors ce qui se serait passé si Jean-Luc Mélenchon s’était effectivement qualifié pour le second tour… et s’il avait gagné ! Faut-il en outre rappeler que gagner les présidentielles ne suffit pas. Pour gouverner, il faut une majorité parlementaire, c’est-à-dire encore près de deux mois. En poursuivant et amplifiant la tendance, autant dire que l’État est en cessation de paiement le jour-même où notre nouveau président de gauche commence à gouverner.
On voit d’ici les éditorialistes payés par le capital se déchainer à longueur de colonnes, à longueur d’ondes sur la faillite de la gauche, son incapacité fondamentale à gouverner. Si l’on se souvient des appels solennels à sauver le triple A de la dette française en 2015, l’honneur de la nation étant en jeu paraît-il, que n’entendra-t-on pas alors ? Des appels à l’union sacrée, à la démission du gouvernement sans doute, voire des appels à une intervention de la troïka… C’est que la perspective d’une nouvelle collaboration (aussi fructueuse que la première ?) n’effraie pas les actionnaires de ces médias, qui seront les mêmes que ceux qui spéculent contre la dette française… Bref on aura le droit à des appels au retour à l’orthodoxie budgétaire et financière la plus stricte, à « rassurer les marchés financiers ».
À ce stade, imaginons (soyons fous !) que notre président social-démocrate parvenu au pouvoir par son charisme personnel (Jean-Luc Mélenchon) ou une improbable union de la gauche faite sur un programme minimal fasse preuve de la miraculeuse vertu qu’on lui prête. Combien de temps durera l’enthousiasme populaire qui l’a porté au pouvoir quand il deviendra difficile de « rouler la dette », c’est-à-dire de financer l’ancienne dette par la souscription de nouvelles obligations ? Quand il deviendra difficile de payer les salaires de fonctionnaires ? D’acheter des médicaments à l’étranger ?

3 – Que faire alors ? Briser les deux jambes du capital en dénonçant la dette et mettant fin à la mobilité illimitée des capitaux !
Ne suffit-il pas alors de dénoncer la dette, de refuser de la payer, ou du moins de menacer de le faire ? À l’instar de l’arme nucléaire, l’équilibre de la terreur ne suffit-il pas à ramener le capital à la raison ? Hélas, en ce cas de figure, on n’a pas à faire à des acteurs individuels avec lesquels on pourrait établir un dialogue.
La dynamique des marchés financiers elle-même dépasse la volonté des acteurs individuels. Si, face à des investisseurs spéculant contre l’État en vendant ses titres de dette ce qui fait monter les taux d’intérêt, l’État menace de répudier sa dette, c’est-à-dire de ne pas la payer, que fera un capitaliste rationnel ? Il vendra, vendra au plus vite pour se débarrasser de ce titre tant qu’il a encore une quelconque valeur. Si ce mouvement a lieu, même un détenteur de la dette qui pourrait croire que l’État ne mettra jamais sa menace à exécution a tout intérêt à vendre, car la valeur de ses propres titres fondra comme neige au soleil s’il attend pendant que les autres vendent. La force du mimétisme des marchés financiers impose une discipline de classe à l’ensemble des capitalistes qui ne peut que faire rêver les organisations prolétariennes [10].
Non, la menace ne suffira pas. En matière financière, la dissuasion nucléaire n’existe pas. Face à une attaque massive des marchés financiers, une contre-attaque d’une ampleur au moins égale doit être menée au plus vite. Quoique la célèbre citation prêtée à John Maynard Keynes, le grand économiste de la social-démocratie, soit probablement apocryphe, elle n’en demeure pas moins exacte : « les marchés peuvent rester irrationnels, plus longtemps que vous pouvez rester solvables ». Et ici, il n’est pas question d’irrationnalité. La classe capitaliste coordonnée par les marchés est rationnelle : pourquoi, alors qu’elle en a les moyens, ne briserait-elle pas le premier gouvernement qui cesserait d’être à son seul service pour s’efforcer de la réguler, de la remettre en cage et de changer massivement le rapport de force entre capital et travail, au détriment de son sacro-saint taux de profit ?
Celui-ci est à la fois « sa loi et ses prophètes », écrivait Marx. Lui demander d’y renoncer, c’est demander à un catholique de renoncer au credo pour continuer de visiter les églises ! C’est demander à un musulman de continuer de pratiquer la zakât (l’aumône) mais de renier le premier pilier, la fameuse formule de la chahada, « J’atteste qu’il n’y a pas de divinité en dehors de Dieu et j’atteste que Mahomet est le Messager de Dieu », dont la déclaration sincère vous fait entrer dans la communauté des croyants. Une telle exigence serait absurde. C’est pourtant la même exigence qu’ont les sociaux-démocrates à l’encontre du capital : on lui demande de continuer à faire tourner l’économie, on lui demande de payer ses impôts (et plus d’impôts), mais de renier son principe premier : la maximisation du taux de profit !
Notre chance, c’est que l’État n’est pas un individu qui doit rester solvable. Il peut d’un geste de plume annuler sa dette. C’est cependant un pistolet à un coup. Il doit éliminer définitivement le pouvoir des marchés financiers. Devoir y revenir ferait passer la pénitence de Canossa pour une sympathique balade. Contrairement à l’empereur du Saint Empire romain germanique demandant le pardon du pape, il ne suffira au chef de l’État d’attendre trois nuits dans la neige pour l’obtenir. C’est tout un peuple qui devra donner des gages de pénitence et c’est tout l’hiver que les plus précaires resteront dans le froid. La divinité du capitalisme est bien plus jalouse que le Dieu des papes et demande du sang pour son pardon.
Le déficit français est cependant modeste. Chaque année, il est de 60 à 70 milliards d’euros. C’est donc cette somme-là qu’il faut trouver pour s’assurer de n’avoir jamais besoin d’y revenir. C’est même moins car la charge de la dette représente déjà plus de la moitié de ce déficit (40 milliards en 2020). Restent donc 20 à 30 milliards à trouver, auxquels s’ajouteront le coût des mesures de notre gouvernement social. C’est à peu près le montant des allègements de cotisations sociales du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (entre 20 et 40 milliards). Autant dire qu’ils seront aisés à trouver. Le capital financier pourra alors grogner autant qu’il le veut, il ne pourra plus mordre.
Le premier risque, c’est néanmoins que les grands capitalistes transfèrent, de toute urgence et en trois clics, l’essentiel de leur fortune vers la Suisse, le Luxembourg, ou même l’Allemagne. Cette fuite fiscale atteint les recettes fiscales et creusent encore le déficit de l’État. Si on leur laisse plus de temps, ceux qui le peuvent n’hésiteront pas non plus à délocaliser leurs capitaux investis en machines sur le territoire national pour les placer ailleurs, là où le taux de profit est plus élevé. Les capitalistes le font déjà actuellement, n’hésitant pas à fermer des sites rentables-mais-pas-assez. Pourquoi y renonceraient-ils quand l’attaque sur leurs taux de profit est frontale ? S’imposent alors deux mesures qui n’en sont en fait qu’une : le contrôle strict des transferts de capitaux vers l’étranger et les interdictions de délocalisation, bref, la stricte régulation de la mobilité des capitaux financiers et physiques. Gageons d’ailleurs que celles et ceux qui font dans la surenchère nationaliste, rêvent d’une « Europe forteresse » vraiment imperméable et n’ont que le mot de frontières à la bouche seront les premiers à hurler « no border ! » si les frontières concernent le capital et s’établissent sur le Rhin ou le lac Léman et non plus la Méditerranée…
Il faut néanmoins avoir à l’esprit que limiter la mobilité des capitaux n’est pas aussi aisé qu’on peut le penser. Limiter la mobilité de fortunes mobilières est très aisé. Il suffit d’interdire, de plafonner ou de soumettre à autorisation administrative tout transfert d’argent d’un établissement bancaire domicilié en France vers un établissement étranger. Limiter la mobilité des capitaux-machines est déjà plus complexe. Cela implique de distinguer les machines servant à la production (le capital physique) des autres marchandises pouvant circuler d’un pays à l’autre. Or la différence entre les deux, aisée sur le papier, le sera beaucoup moins pour un douanier se retrouvant avec une machine dans un camion ou un conteneur. Cela implique de doter les salariés, dès les premiers jours, d’un droit d’alerte pour signaler le déplacement de machines qui seront alors immédiatement bloquées, placés, s’il le faut, « sous la protection de la République » et des forces de police. Contrairement à leur rôle actuel qui est souvent de disperser les travailleurs et les travailleuses occupant leur usine, les forces de police seraient alors mises au service du pouvoir des travailleurs et des travailleuses en empêchant les capitalistes de sortir les machines. Ce sont en effet les travailleurs et les travailleuses concernées qui sont les premiers à savoir ce qui constitue une machine indispensable à leur production.
La vraie difficulté réside toutefois dans le capital financier, notamment la part du capital financier circulant à l’intérieur des entreprises et des groupes. Les groupes monopolistes français sont intégrés : les filiales françaises coopèrent avec les filiales étrangères et se facturent mutuellement les services qu’elles se rendent. On sait que cette pratique est au cœur de l’optimisation fiscale : les filiales situées dans les paradis fiscaux surfacturent des services de bien moindre valeur, voire imaginaires. Comment distinguer les services imaginaires des services réels ? Et comment évaluer leur juste prix ? Cela demande de connaitre le fonctionnement des entreprises et donc, une fois de plus, de donner de nouveaux pouvoirs aux travailleurs et aux travailleuses ainsi que leurs représentants qui, par leurs C(S)E ont une certaine vision des comptes de l’entreprise. Cela passera aussi par la nomination dans toutes les entreprises de commissaires du gouvernement dotés du pouvoir de bloquer les transferts internationaux indus d’une filiale nationale à une filiale étrangère, voire devant valider ces différents transferts.

4 – « Oui, mais l’UE ? » : notre politique, leur problème…
L’annulation de la dette de l’État implique en outre une seconde mesure, inévitable : la nationalisation de l’intégralité du système bancaire. En effet, les premiers détenteurs de la dette sont les banques et les fonds d’assurance français [11]. L’annulation de la dette française qui leur sert de « collatéraux », c’est-à-dire de titres déposés auprès de la Banque centrale européenne en échange du droit de créer du crédit pour les particuliers et les entreprises, revient à pousser ces banques à la faillite. On peut n’avoir aucune sympathie pour les banquiers, il faut néanmoins avoir conscience que l’effondrement de tout le système bancaire est un retour à l’état de nature économique. Du jour au lendemain, plus de moyens de paiement pour faire ses courses, plus de crédits pour se maintenir à flot et payer ses fournisseurs, les investissements…
À ce stade, une incertitude règne. La Banque centrale européenne acceptera-t-elle de financer le nouveau pôle bancaire nationalisé ? D’un point de vue légal, elle le devrait. L’article 123-2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dispose en effet que « dans le cadre de la mise à disposition de liquidités par les banques centrales, les établissements publics de crédit bénéficient, de la part des banques centrales nationales et de la Banque centrale européenne, du même traitement que les établissements privés de crédit. » Néanmoins, la crise bancaire étant ouverte par une série de mesures contraires aux traités, notamment la limitation de la mobilité des capitaux, on entre là dans une crise constitutionnelle majeure : les institutions européennes continueront-elles de traiter la France comme le prévoient les traités quand celle-ci a décidé de les suspendre [12] ? C’est en tout cas une possibilité à laquelle il faut être prêt : non pas une sortie de la France de l’Union européenne, mais une exclusion de facto de la France de l’Union européenne ou juste, et c’est finalement l’essentiel, du système monétaire européen.
Ces mesures sont élémentaires, mais il est peu dire qu’elles sont incompatibles avec les traités de l’Union européenne. Dénonciation de la dette avec ses effets dominos sur tous les marchés financiers, suspension de la mobilité des capitaux, nationalisation des banques, c’est tout l’ordre communautaire qui est bazardé juste pour mener un programme social-démocrate. Cela résout aussi brutalement le débat sur la sortie de l’Union européenne ou non. Ce n’est pas la question. Le Brexit nous le rappelle, la sortie ne se fait pas en un jour, elle est longue et compliquée, s’accompagne de négociations elles aussi longues et compliqués. Or, tout programme un tant soit peu progressiste sur le plan économique impose une série de mesures d’urgence qui revient à une suspension immédiate de tous les traités.
À partir de là, la question de sortir ou de rester n’est plus notre problème. Il est le problème du reste de l’Union européenne. Laissons-les nous mettre dehors s’ils le désirent… Laissons-les gérer ce dilemme et perdre leur temps à réfléchir quelles concessions ils peuvent nous proposer ou comment gérer les effets de la sortie qui seront au moins aussi lourds pour eux que pour nous.

5 – Briser le pouvoir du capital, début des solutions… et des problèmes !
La seule perspective d’un programme radicalement social-démocrate, déterminé à changer le rapport capital-travail et non à l’abolir, suscitant un déchainement des forces des marchés financiers, un gouvernement de gauche n’a finalement que deux choix : plier ou sortir l’artillerie lourde. Les conditions d’exercice du pouvoir d’État au service de la classe des travailleurs et des travailleuses impliquent toutes une série de mesures radicales dès les premiers jours du nouveau gouvernement ; des mesures tellement structurelles qu’elles déterminent la suite des événements.
En effet, la possibilité réelle d’une exclusion de facto de l’Union européenne ou du système monétaire européen ne résout pas tous les problèmes, contrairement à ce que tiennent à faire croire les défenseurs idéalistes du « Frexit » pour qui celui-ci est une question de principes. Ce n’est pas au nom d’une certaine idée de la Nation que celui-ci se pose, mais comme un exercice de conséquences prenant en compte le rapport de forces réels. Si l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement au service de la classe des travailleurs et des travailleuses en France suscite un élan de soutien dans les autres pays de l’Union européenne, suffisamment fort pour faire plier les institutions européennes, pourquoi s’en priver ? Pourquoi se priver de la possibilité de changer l’Union européenne de l’intérieur ? Voire, si la sortie devient finalement indispensable, pourquoi se priver de la possibilité d’une sortie coordonnée ?
C’est qu’une sortie ou une exclusion de fait aura des effets lourds. Imaginons que la Banque centrale européenne décide de couper l’accès à ses liquidités, soutenue par les institutions européennes et les autres États-membres déterminés à punir l’expérience sociale-démocrate français qui commence à prendre des allures de socialisme en refusant de céder. Imaginons aussi que notre gouvernement, déterminés et préparés à cette éventualité, sorte de ses cartons une réintroduction du franc, car celle-ci ne s’improvise pas. Le nouveau franc serait alors immédiatement dévalué par rapport à l’euro ou, dans le cas d’une implosion complète de l’euro, au nouveau Deutsche Mark auquel serait arrimée la plupart des monnaies des pays d’Europe de l’Est, comme ceux-ci sont actuellement arrimés à l’euro. « Très bien » pourrait-on se dire. Une monnaie dévaluée facilite les exportations et relance l’économie. Certes, mais à l’inverse, elle renchérit également les importations, or des pans entiers des chaînes d’approvisionnement des entreprises françaises ont disparu du territoire national. A-t-on la moindre idée de l’ampleur des trous dans la raquette ?
Ceux-ci étant réels, l’écroulement de l’économie menaçant, notre gouvernement qui voulait juste mettre en place une politique redistributive et réguler le capitalisme, fait face à la nécessité de revoir ses chaînes d’approvisionnement internationales et de diminuer la dépendance nationale à l’étranger. Entendons bien ce que cela veut dire, car c’est une corde raide. La France n’est pas l’immense URSS et le découplage quasi-complet du système international ne sera pas possible. La démondialisation complète est un rêve. Pour autant, il faudra bien remplacer les approvisionnements de la zone mark, que celle-ci soit organisée autour d’un nouveau Deutsche Mark que celui-ci continue de s’appeler « euro » ou non…
L’urgence de la nouvelle industrialisation massive qui s’impose alors implique de faire des choix : quels sont les secteurs et même les produits prioritaires, ceux dont on peut trouver une alternative ailleurs et ceux dont on peut momentanément se passer ? Autant dire que cette nouvelle industrialisation à marche forcée ne saurait être laissée à l’anarchie du marché, qui peut finir par avoir des effets, mais après de multiples tâtonnements et un gâchis de ressources investies dans des secteurs non-prioritaires. Notre gentil gouvernement social-démocrate, s’il est déterminé à ne pas abandonner ses modestes ambitions, se retrouve alors à devoir planifier l’économie et concentrer les ressources sur les secteurs-clefs. Ressources qui sont de deux ordres : la création monétaire, au risque de l’inflation, et la mobilisation de l’épargne nationale qui permet de limiter ce risque inflationniste.
Ainsi, en d’autres termes, la violence de la déflagration financière qu’engendrerait l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement simplement social-démocrate dans un pays aussi systémique que la France, met celui-ci devant un choix que l’on peut résumer ainsi : Tsipras ou Castro. Tsipras et la capitulation en rase campagne ou Castro qui avait initialement un programme somme toute modéré dans l’espoir d’accommoder l’impérialisme mais est rapidement à un programme radicalement socialiste sous la force des circonstances et le refus du capital de concéder le moindre pouce de terrain ou, plus exactement, le moindre centime de profit.

6 – Quelques remarques en conclusion : analyser pour se poser les bonnes questions, non pour désespérer
Plusieurs camarades m’ont fait part de leurs réserves quant à cette contribution. Celle-ci ne risque-t-elle pas de démoraliser Billancourt ? Ne risque-t-elle pas d’abonder au moulin thatcherien du There is no alternative ? Je ne crois pas. Il y a une alternative, mais il n’y en a qu’une : c’est le socialisme.
Ne pas se bercer d’illusions sur ce qui se passera si un gouvernement simplement (mais réellement) social-démocrate arrive au pouvoir permet de se poser les bonnes questions tactiques. Quelles forces seront capables de tenir s’il faut en arriver là – et nous en arriverons là ! La simple fébrilité des marchés financiers à la perspective que Jean-Luc Mélenchon arrive, peut-être, au second tour, l’annonce sans l’ombre d’un doute.
Posons-nous clairement la question et posons-la clairement à nos habituels partenaires de gauche : chers socialistes, chers écologistes, êtes-vous prêts à aller jusque-là ? Amis insoumis, êtes-vous prêts, si les circonstances vous l’imposent, à passer la troisième (internationale) et à aller avec nous jusqu’au socialisme ? Nous vous soutiendrons dans votre programme social-démocrate qui améliore réellement la vie de la classe laborieuse si vous êtes capables de le mettre en œuvre et que nous nous trompons sur la détermination du capital, mais si nous avons raison, êtes-vous prêts à nous suivre ? De notre côté, cela nous oblige aussi : cela nous oblige à être prêts. À connaître l’état réel de l’économie productive, à dessiner les grandes lignes d’une planification visant à une nouvelle industrialisation à marche forcée. Déterminer les priorités, les alternatives, ce dont il faudra se passer…
Il est des victoires qu’il faut savoir s’épargner. Une victoire électorale qui finirait en déroute financière et en capitulation comme Syriza en Grèce détruirait tout espoir de gauche pour les prochaines décennies. Surtout que la vengeance du capital est désormais particulièrement perverse. On ne tire plus sur la Moneda pour renverser un gouvernement de gauche (encore qu’il ne faille pas exclure ce risque si le gouvernement tient bon !) : on l’étouffe financièrement [13] et quand il est étouffé, on lui impose de mener les réformes les plus violemment précarisantes qu’exigent le capital pour être « rassuré ». Il ne suffit pas de défaire le gouvernement de gauche, il faut encore le compromettre pour que la classe des travailleurs et des travailleuses n’y revienne pas de sitôt. Que restera-t-il au peuple quand le système paraît complètement verrouiller sinon le fascisme le plus crasse ? Celui-ci ne remettra pas plus en cause le système, mais il saura le promettre et, une fois au pouvoir, réprimer la contestation qui l’a porté au pouvoir. Et le capital s’en accommodera très bien.


Annexe – le Front populaire et 1981, apprendre de l’histoire pour éviter de la répéter
Arrivé à cette conclusion, certain se demandent peut-être si on ne joue pas ici à se faire peur. Nous avons envie de répondre : qu’importe ! Ne nous interdisons pas de nous allier avec des sociaux-démocrates pour arriver plus vite au pouvoir et améliorer au plus vite la vie des travailleurs et des travailleuses, mais conditionnons nos alliances au fait d’être prêts à aller jusqu’à la rupture immédiate avec le capitalisme si les marchés financiers se déchainent dès les premiers jours.
« Oui, mais cette condition retarde encore l’arrivée de la gauche au pouvoir si on en exclut des pans entiers pour leur tiédeur… », « on joue à se faire peur : sans mener au socialisme, l’union de la gauche a permis de vrais grands progrès en 1936 et en 1981 avant le tournant de la rigueur ». Mais justement, parlons-en de ce qui a permis les grandes avancées de 1936 ! Revoyons ce qui a mené au tournant de la rigueur !

a – La leçon cachée du Front populaire : non la nécessité de l’union des gauches mais de commencer par briser le Mur de l’argent
Le Front populaire est un succès parce qu’il a appris des échecs antérieurs de la gauche au pouvoir. Il a anticipé le mur de l’argent sur lequel les gouvernements de gauche s’était jusqu’ici fracassée et qui n’est pas sans rappeler le mécanisme décrit ci-dessus. Dans la grande histoire de la gauche, il est en effet un gouvernement qu’on n’évoque rarement alors que c’est la leçon de son échec qui a rendu possible les grandes conquêtes du Front populaire : le Cartel des gauches.
Arrivé au pouvoir le 11 mai 1924, celui-ci chute dès avril 1925, dans un contexte de paralysie financière complète. Hostiles au nouveau gouvernement, au programme pourtant bien modéré en l’absence des communistes, les milieux financiers transfèrent massivement leurs capitaux vers l’étranger, engendrant une crise économique avec l’enrayement de l’investissement. Rapidement, le franc se dévalue, ce qui renchérit le financement sur les marchés internationaux de l’immense dette de l’État héritée de la Grande guerre. Face au risque de défaut de l’État, les capitalistes financiers s’en donnent alors à cœur joie et spéculent contre le franc qui continue sa plongée dans les abysses.
Le Front populaire apprendra de cet échec. Parmi les premières mesures du gouvernement, on trouve ainsi la mise en place d’un contrôle des mouvements de capitaux pour briser le pouvoir du grand capital. En effet, la force du capital à l’âge des monopoles ne résident pas seulement dans sa concentration, mais aussi dans la fusion du capital industriel avec le capital financier. Celle-ci offre aux grands industriels de menacer tout gouvernement un tant soit peu progressiste de transférer ses capitaux sous des cieux plus cléments. Si la limitation du mouvement des capitaux brise une partie du pouvoir des grands monopoles, celle-ci ne suffit pas. Le capitalisme avancé est un capitalisme monopoliste d’État comme Lénine l’avait déjà théorisé en prolongeant des intuitions de Marx. L’ampleur des investissements nécessaires, notamment pour la guerre impérialiste, mais aussi pour développement des grandes infrastructures comme le rail, nécessite une intervention de l’État qui a besoin d’importantes avances d’argent.
Le terme de capitalisme monopoliste d’État qu’emploie Lénine ne doit pas nous tromper. Il n’implique pas nécessairement que les monopoles soient détenus par l’État, même si cela est possible et a été le cas dans le contexte historique très particulier de l’après-guerre ; il implique cependant une mise en place d’un mécanisme commun intégrant l’État aux monopoles financiers : le premier finance le développement des seconds par ses investissements, investissements qu’il effectue sur les marchés financiers. L’État sert alors deux fois le capital : une première fois en effectuant les investissements qui lui sont nécessaires et qu’il n’est pas capable de réaliser par lui-même du fait de leur ampleur et une seconde fois par le bien-nommé « service de la dette ».
En effet, dans le capitalisme avancé, le capitalisme monopoliste d’État, les avances d’argent se font par la dette, sur les marchés financiers. C’est là une deuxième source de pouvoir pour le capital monopoliste : si les investissements de l’État, voire plus largement ses politiques, ne le servent pas, dans le sens où ils n’accroissent pas son taux de profit, les banques et les autres institutions financières qui sont le bras armé du capital monopoliste peuvent décider de ne pas prêter à l’État ou de lui prêter à des taux usuriers qui le ruine rapidement. Ce rôle disciplinaire des marchés financiers qui force les États récalcitrants à revenir sur les rails du soutien au taux de profit ne saurait être trop souligné. Celui-ci n’est pas le rôle premier des marchés financiers qui servent avant tout à accroître le taux de profit du capital monopoliste en récupérant par le taux d’intérêt que paye l’État ce qu’il lui doit pour ses investissements. Son rôle disciplinaire ne se voit que dans les rares circonstances où un peuple tente de reprendre en main son destin en se dotant d’un gouvernement progressiste, mais dans ces moments-clefs où il est menacé dans son hégémonie, il est l’arme de dissuasion massive du grand capital.
Pour limiter cette menace des marchés financiers, une des mesures-phares du programme du Front populaire était de « faire de la Banque de France la Banque de la France » en la nationalisant. La loi du 24 juillet 1936 qui doit initier le processus, prive alors les actionnaires de la Banque de France (les fameuses « 200 familles » du contrôle sur ses décisions. Cela permet au gouvernement qui fait face à la même attaque spéculative que le Cartel des gauches d’imposer à la Banque de France de lui faire des avances à des taux bien inférieurs à ceux du marché. Cela lui permet aussi de prendre le contrôle du crédit pour financer la relance de l’économie.
Pour résumer, les diverses forces de gauche qui entendent mener une politique un tant soit peu progressiste et non capituler en rase campagne doivent retenir la leçon des expériences jumelles du Cartel des gauches et du Front populaire. Pour agir au sein du capitalisme monopoliste d’État mondialisé et financiarisé, il importe de desserrer l’étau du grand capital en ne lui permettant pas de refuser le changement démocratique de politique en quittant le pays ou, quand il y reste, en entrant en sommeil et en refusant de financer l’économie productive et l’État. Pour cela, il onvient d’être prêts à restreindre voire supprimer la mobilité des capitaux et de mettre en place une source d’avances monétaires qui ne reposent pas sur les marchés financiers.
Dit autrement, contrairement aux forces de droite qui peuvent se contenter de conquérir les institutions politiques d’État pour mener leurs politiques car le capital les laisse les mener, les forces de gauche, quand elles conquièrent ces institutions politiques, doivent faire face à l’opposition frontale des institutions économiques. Elles redécouvrent alors, souvent trop tard, comme dans le cas de la Grèce, que l’autonomie du champ politique et du champ économique est une fiction. La conquête du pouvoir d’État prend alors un tout autre sens : elle n’est pas la seule conquête des institutions étatiques bourgeoises, elle est l’utilisation de ces institutions étatiques pour révolutionner les institutions économiques et briser le pouvoir du capital en tant que classe.

b – De la victoire populaire de 1981 au tournant de la rigueur : le prix de l’oubli de la leçon du Front populaire
On ne rentrera pas ici dans le détail de l’expérience de 1981 que les lecteurs et les lectrices de ce texte connaissent sans doute bien mieux que les expériences de l’entre-deux-guerres. Cela serait en outre fastidieux et redondant. La partie précédente est déjà répétitive par rapport aux développements sur ce que l’on peut déduire de l’évolution des spreads quand Jean-Luc Mélenchon s’est approché du second tour… J’espère qu’on voudra bien me pardonner ces bégaiements qui sont ceux de l’histoire. C’est cette répétition de l’histoire qui doit nous horrifier. Nous oublions les leçons du mouvement ouvrier ou retenons les mauvaises leçons. Ce faisant, nous revivons nos défaites, victimes de l’illusion que cette fois, ce sera différent.
À ce stade, il convient d’avoir une pensée pour le Parti socialiste et se souvenir que c’est lui qui a assuré la restauration de la mobilité absolue des capitaux qui avait cours durant l’entre-deux-guerres qui constitue l’apogée de ce que les historiennes et les historiens qualifient de « première mondialisation ». Il faut s’interroger sur les causes de cette servitude. Trahison ou capitulation ? Mitterrand était-il méchant, décidé à trahir bien avant les élections, un homme de droite déguisé en homme de gauche ou bien a-t-il cédé et si oui, pourquoi ? Un peu des deux sans doute. Mais sans doute plus le second que le premier. La vertu seule ne nous sauvera pas.
En 1981, le nouveau gouvernement socialo-communiste prend les mesures-phares que l’on connait : 39 h, cinquième semaine de congés payés, très forte revalorisation du SMIC, nationalisations, etc. À ces mesures sociales, il faut ajouter une politique de relance, modérée, puisque celle-ci s’élève à 1 % du PIB contre 2 % pour la relance « Chirac » de 1974. Néanmoins, les conditions de financement de la relance française, c’est-à-dire de la dette, ne sont plus les mêmes. Les taux d’intérêt ont très fortement augmenté entre temps. La confiance des marchés dans le gouvernement socialo-communiste n’est en effet pas la même. C’est le moins que l’on puisse dire ! Non qu’ils ne croient pas qu’il ne soit pas capable de mener sa politique, mais car ils craignent que pour la mener, il ne porte atteinte à ses avoirs en nationalisant davantage d’entreprises ou en faisant défaut sur la dette.
Effrayé, dès les premiers jours du gouvernement socialo-communiste (en fait même avant !), le capital fuit le pays, comme si les chars de l’Armée rouge étaient effectivement arrivés à Paris et les pourchassaient. Ces sorties de capitaux entrainent une dépréciation du franc. En effet, les détenteurs de capitaux vendent leurs avoirs en francs et demandent du dollar, de la livre, du yen ou du Mark. Le jeu de l’offre et de la demande faisant son office, il faut de plus en plus de francs pour obtenir un dollar, une livre, un yen ou un Mark. Cette dépréciation du franc dégrade le solde commercial français. En effet, les importations deviennent plus chères, sans que les exportations n’augmentent de manière proportionnelle. L’industrie française étant davantage tournée vers son marché intérieur contrairement à l’industrie allemande structurellement exportatrice, la hausse du prix des importations conduit par ricochet à une hausse des prix des produits finis qui pénalise le pouvoir d’achat des Françaises et des Français et réduit les débouchés de l’industrie nationale. Face à ce danger, le gouvernement dévalue le franc sept fois en quelques mois, dans l’espoir que la dévaluation soit suffisante pour rendre les produits français plus compétitifs à l’exportation. Cela lui permet d’acheter du temps, mais ne supprime pas la cause de la crise qui réside dans la fuite des capitaux et la hausse des taux d’intérêt.
Pour ne pas avoir rompu avec les règles du jeu monétaire et financier, le gouvernement fait face à une crise qui le pose devant un dilemme : faire « une pause » dans les réformes, le temps de rassurer les marchés financiers (pause dont on ne sortira jamais !) ou bien faire un saut quantitatif, dévaluer une nouvelle fois le franc, très fortement cette fois, quitte à sortir du système monétaire européen, sortir des marchés financiers et faire financer ses investissements directement par les banques (largement nationalisées) en remettant en place le circuit du Trésor [14] . Dit autrement, face au Mur de l’argent, la politique budgétaire seule est vite vaincue. Il faut à un gouvernement de gauche une source d’avances monétaires qui ne dépende pas du capital et lui permette de tenir.
Plusieurs acteurs de l’époque, au plus haut niveau, en sont bien conscients. S’appuyant sur un très large corpus de sources de l’époque, le sociologue Fabien Éloire [15] montre qu’originellement, la majorité entourant François Mitterrand prône une accélération de la socialisation de l’économie et que François Mitterrand lui-même y est plutôt favorable. Entre 1981 et 1983, les débats au sein des cabinets ministériels et entre eux se focalisent alors de plus en plus sur la sortie du système monétaire européen qui apparaît comme la conséquence ultime des différentes mesures qui pourraient être prises pour desserrer l’étau. Mitterrand lui-même s’insurge contre les contraintes du système monétaire européen, déclarant ainsi « On ne maîtrise pas notre politique. En restant dans ce système, nous sommes de fait condamnés à la politique du chien crevé au fil de l’eau. Au seul profit de l’Allemagne. » [16].
Pourtant, en quelques mois, il se met à prêter de plus en plus l’oreille à la bande à Fabius et, finalement, opérant une de ses voltes-faces coutumières, décide d’y rester, et décidant d’y rester, donne le feu vert au « tournant de la rigueur ». Le choix est politique. L’abdication du programme socialiste et la désindustrialisation de la France est une nécessité à partir du moment où le gouvernement renonce à limiter la mobilité des capitaux et à mettre en place des sources alternatives aux avances monétaires à l’État par la dette [17], à partir du moment où le gouvernement décide d’arrimer pour de bon le franc au Deutsche Mark. Au-delà de ce choix politique, on voit la pression des marchés financiers. La mobilité des capitaux force le gouvernement à s’interroger sur une très forte dévaluation à laquelle il ne s’attendait pas à devoir recourir.
Ainsi, la faute du gouvernement socialo-communiste n’a pas lieu en 1983 mais dès 1981 quand il ne prend pas de mesures de limitation de la mobilité des capitaux que la leçon du Cartel des gauche et du Front populaire aurait dû l’amener à prendre d’emblée. La faute du gouvernement est d’avoir cru qu’il était possible de corriger les inégalités par la politique budgétaire sans s’attaquer aux fondements du pouvoir du capital : les conditions que celui-ci impose quand l’État se tourne vers lui pour bénéficier d’avance. Aujourd’hui où l’économie est encore bien plus financiarisée, la mobilité des capitaux accrue par la technologie et toutes sortes d’accords internationaux, où la politique monétaire est encore plus contrainte, de sorte qu’un gouvernement de gauche ne peut même plus acheter du temps en dévaluant sa monnaie, l’échec d’un programme similaire serait encore plus rapide et plus violent. Les mécanismes monétaro-financiers peuvent sembler abscons, mais les ignorer, c’est fermer les yeux sur l’arsenal dont se servira la classe capitaliste pour nous faire plier.
Comme le dit la formule usuelle, les vues développées dans le présent texte n’engagent que son auteur. Celui-ci doit cependant beaucoup à de nombreuses discussions avec une multitude de camarades, trop nombreux pour être cités. Qu’ils soient tous et toutes remerciés pour leur patience et avoir écouté mes élucubrations pas encore très claires. Je remercie particulièrement les camarades Fanny Charnière et Alec Desbordes pour leurs retours précis. Un grand merci aussi à Simon M., mon camarade insoumis qui s’est prêté au jeu de cette critique en règle et dont les remarques très serrées m’ont forcé à préciser ma pensée, affuter l’argument… et ont nourri tout l’appareil de notes qui sont sans doute un moyen trop facile d’éviter des débats complexes qui mériteraient mieux. Là encore, comme le dit la formule usuelle, les erreurs sont de mon seul fait...


[1] Les toutes premières décisions du gouvernement de Gabriel Boric n’inspirent cependant pas à l’optimisme et vont, hélas, dans le sens de la démonstration de ce texte. Comme le note l’article de Franck Gaudichaud dans Le Monde diplomatique de janvier 2022, le nouveau président a opéré une réorientation programmatique vers le centre, au grand dam du PC, jusqu’à intégrer à son équipe certaines économistes néolibéraux des gouvernements dit « de Concertation » afin de « rassurer les marchés ». Il s’est aussi engagé à respecter le budget d’austérité et revu à la baisse ses ambitions fiscales, toujours dans l’objectif de « rassurer les marchés ».
[2] On ne peut que conseiller à la lectrice ou au lecteur de ces lignes d’aller relire ces « 100 propositions ». L’écart entre celles-ci et la plupart des programmes contemporains illustre le recul de l’hégémonie culturelle des idées socialistes. Même un candidat aussi opportuniste que François Mitterrand devait donner des gages d’adhésion à l’idée de rupture avec le capitalisme. Peut-être le devait-il d’ailleurs justement parce qu’il était opportuniste...
[3] Ou ce qu’il perçoit comme ses intérêts fondamentaux… Il est en effet possible que les mesures de relance d’un gouvernement social-démocrate soient en fait favorables aux intérêts du capital, ou du moins d’une fraction de celui-ci. Le soutien à la demande, les subventions et autres aides à la relocalisation pourraient, dans un certain dosage, accroitre les débouchés du capital, compensant largement les hausses de salaires. Depuis des décennies s’est néanmoins installé un dogme dans les milieux financiers qui associe la baisse du « coût du travail », comme ils disent, à l’amélioration des marges. Il peut exister un capitalisme industriel à base nationale suffisamment lucide pour ne pas partager ce dogme, néanmoins celui-ci est largement minoritaire du fait de la fusion très large du capital financier et industriel dans les grands groupes monopolistiques français. Cette interpénétration se fait sous domination financière et rend le capital industriel autonome très minoritaire. En outre, l’objet de la présente contribution est d’analyser les réactions du capital financier et des marchés de la dette à des politiques simplement mais réellement sociales-démocrates. Qu’une partie du capital ne partage pas les intérêts du capital financier n’enlève rien au pouvoir de ces derniers dont la puissance de frappe suffit à faire plier un État qui ne se donne pas les moyens de les briser, que cet État soit ou non soutenu par la frange industrialiste de sa bourgeoisie nationale.
[4] L’influence directe du capital sur le gouvernement ne passe en outre pas uniquement par le financement d’affidés. Elle repose aussi sur son hégémonie idéologique au sein de haute fonction publique, hégémonie idéologique que vient cimenter des intérêts bien matériels qui se manifestent dans le passage fréquent de la (très) haute fonction publique à la finance ou, plus généralement, aux grands groupes monopolistes. Dans La Lutte des classes en France au XXIème siècle, Emmanuel Todd parle à ce propos de l’existence d’une « aristocratie stato-financière », particulièrement développée en France. Les minutieuses analyses historiques de Benjamin Lemoine dans L’Ordre de la dette paru en 2016 aux éditions de La Découverte montrent la puissance de ce lien. En 1981, quand le gouvernement socialo-communiste arrive au pouvoir, la direction du Trésor a joué de toute son inertie pour disqualifier auprès du gouvernement les nombreuses voix qui défendaient la mise en place d’un financement de l’État indépendant des marchés financiers. Quoiqu’importants, ces vecteurs d’influence directe du capital financier ne font cependant que renforcer l’influence indirecte (mais autrement plus puissante !) que lui donne son rôle dans le financement de l’État d’abord puis de l’économie privée. Cette dernière dimension n’est sans influence sur l’État lui-même, à la fois car un arrêt du financement de l’économie affecte rapidement sa base fiscale, mais aussi la viabilité politique du gouvernement. La grève de l’investissement devient en effet rapidement une forme particulièrement pernicieuse de lock-out.
[5] Aux lecteurs et aux lectrices qui désirent se rafraichir la mémoire, on ne peut que conseiller la lecture des entretiens de Stathis Kouvelakis, membre du comité central de Syriza au moment où Tsipras est au pouvoir, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale, publié en 2015 aux éditions La Dispute.
[6] Frédéric Lordon est une des rares personnes à l’avoir vue. Depuis 2017, il multiplie les interventions où il alerte sur ce problème et souligne les conséquences qu’aurait un déchainement spéculatif sur les titres de la dette souveraine pour un gouvernement qui désirerait mettre en place un programme aussi modéré que celui de la France Insoumise. On ira voir à ce propos les lignes que Frédéric Lordon consacre à cet

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