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 Pour une critique de l'opéraïsme italien: Toni Neg

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supernova
"rêver, mais sérieusement"
Pionnier
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   Posté le 11-01-2024 à 23:14:56   Voir le profil de supernova (Offline)   Répondre à ce message   https://revuesupernova.blogspot.com/   Envoyer un message privé à supernova   

Pour une critique de l'opéraïsme italien: Toni Negri


Nous poursuivons notre série de documents sur la critique de l'opéraïsme italien historique, dont dérivent directement ou indirectement les tendances modernes du soi-disant mouvement autonome. Dans les numéros précédents, nous nous sommes concentrés sur la préhistoire de l'opéraïsme théorique de Ranerio Panzieri, puis nous avons abordé la figure de Mario Tronti.
Dans ce numéro, nous nous concentrerons sur la trajectoire politique de Toni Negri, certainement l'un des théoriciens les plus éminents de ce courant et un "militant politique" de la pensée post-moderne , décédé récemment à Paris en décembre 2023. Le courant auquel Negri a participé “l’autonomie" dans les années 1960 et la "post-autonomie" a influencé et influence encore une partie substantielle de la gauche dite alternative.
Leur poids, sans en exagérer l'importance, touche également les partis de gauche et les syndicats. Son importance réside dans sa théorie même, qui permet à toute une série de “cadres” de la classe moyenne de trouver une place et un rôle dans la dynamique du mouvement ouvrier et prolétarien1.
C'est une théorie qui, comme nous le verrons, "annule" les problèmes, les contradictions, les crises, les phases, les rapports de force, le pouvoir entre les classes, dans une recherche spasodique de l'immédiat et de la subjectivité.2.
Nous renvoyons à un prochain numéro de notre revue la lecture historique et organisationnelle de ce que fut, pour le meilleur et pour le pire, ”l’autonomie” italienne dans les années 70 et 80.

L'évolution de la pensée de Negri est complexe et a connu différentes phases. Nous ne voulons pas reconstruire une biographie intellectuelle de Negri et de ses constants rebondissements, mais nous concentrer sur les présupposés théoriques de sa pensée qui, bien qu'ils se transforment, conservent une racine commune.

Pour Negri, la lutte des travailleurs est "le moteur du développement". C'est "l'autovalorisation des travailleurs" qui dicte "les raisons du développement" dans le capitalisme. Le dynamisme même du capital est "le résultat de la lutte continue, de l'élan des travailleurs". Telle est la prémisse théorique à partir de laquelle Negri part, en lien direct avec les conceptions de Mario Tronti (comme nous avons tenté de le souligner dans un article du numéro 3 de la revue Supernova).

Pour Negri, la classe ouvrière et le prolétariat en général ont perdu toute caractéristique de marchandise et dominent la scène en tant que sujet autodéterminant, une volonté pure qui ne dépend d'aucune autre condition externe et qui n'a aucun lien organique avec le capital.
La classe ouvrière et le prolétariat deviennent ainsi le "mouvement communiste immédiat ". On assiste à une impasse où l'on perçoit d'un côté un prolétariat pur et idéalisé, de l'autre un capitalisme asservi à la volonté humaine (ici le prolétariat), un capitalisme donc qui ne peut se définir comme un rapport social fait de conflits et de contradictions.

Pour le marxisme, le prolétariat sous le capitalisme est la classe exploitée car il est la source de la plus-value et sa liberté dépend de la destruction de sa relation avec le capital.
Le prolétariat est selon Marx le fossoyeur du capital. Lorsqu'il agit de manière autonome (indépendance de classe), il lutte pour gagner sa propre indépendance politique vis-à-vis du capital, en tenant pour acquis qu'il ne peut, jusqu'à la révolution, gagner son indépendance économique vis-à-vis de lui.
La voie de l'indépendance de classe - politique, répétons-le - est la plus difficile pour la classe, car elle doit surmonter et nier sa condition immédiate de marchandise. Elle doit prendre conscience de la totalité des relations sociales et se doter de tous les instruments nécessaires pour supprimer la structure de domination massive et armée du capital.
La théorie léniniste nous vient en aide parce qu'elle met au centre la question du parti de classe et de son indépendance par rapport à la classe elle-même (entendue comme simple sujet économique).
Une voie dans laquelle l'apport des secteurs les plus conscients de la classe et de la théorie révolutionnaire est décisif.
Même là où elle a été pleinement accomplie sur le plan politique, la classe bourgeoise a eu jusqu'à présent la force de la faire reculer, (voir ce qui s’est passé en URSS et en Chine post-maoïste).

C'est pourquoi présupposer, comme le fait Negri à la suite de Tronti, un prolétariat antagoniste permanent, complètement étranger et imperméable aux vicissitudes du capital est faux, anti-historique, irrationnel et dangereux dans la pratique.
Un tel schéma, en effet, conduit à exalter toute lutte, même défensive ou même corporatiste, comme l'expression d'un antagonisme et d'une attaque, à sous-estimer les éléments de contraste et de division au sein de la classe, dus aux lois de la concurrence capitaliste et aux politiques des syndicats et des partis institutionnels. Voir derrière chaque mouvement des insurrections, des "révolutions" est un signe de soumission de la classe à la pensée libérale bourgeoise. Car tant que les rapports de force entre les classes ne sont pas affectés, tout se réduit à un échange d'"options" au sein des mêmes factions "émergentes" ou "aînées" de la bourgeoisie.

Dans la théorie de Negri, comme dans tout l'opéraïsme, il y a toujours eu un intérêt pour l'analyse sociologique du prolétariat, identifiant souvent des lignes de tendances qui se sont avérées correctes, tout en absolutisant des processus qui devraient toujours être lus dans un cadre de contradiction.
L' opéraïsme italien a brillamment identifié au début des années 1970 le processus de prolétarisation qui affectait de larges secteurs de la classe moyenne, et le mécanisme parallèle d'"organisation industrielle" du secteur tertiaire, tout en absolutisant ce processus.
Dans les années 1960, l'opéraïsme italien croyait que tout passait par l'"usine", avant de dire exactement le contraire, à savoir que l'"usine n'existait plus", sauf sur un territoire métaphysique et indéfini, par le biais du glissement linguistique suggestif de “ouvriers de masse” à “ouvrier social”.
Aujourd'hui, le post -opéraïsme en est venue à théoriser et définir les artisans, les jeunes intellectuels, les artistes comme "sujet révolutionnaire". Ce courant pose la catégorie des multitudes3, en se débarrassant de ce fâcheux inconvénient créé lorsque les militants de l'opéraisme essayaient d'entrer en contact et de travailler politiquement avec les "ouvriers de masse" et les "ouvriers sociaux" eux-mêmes.
Nous ne voulons pas paraître sarcastiques, mais c'est là le "bouillon" sur lequel repose la culture politique qui anime les mouvements autonomes-antifascistes actuels en France aujourd'hui, même sans en avoir conscience.

Un autre exemple lié à l'incapacité de capitaliser sur les mêmes idées et analyses relatives aux processus de production historiques est l'obsession du soi-disant post-fordisme.
Personne ne nie que les installations industrielles ont décliné en Occident et que les usines modernes robotisées ont besoin de moins de travailleurs, mais il est également "sociologiquement" erroné de penser qu'une phase fordiste, ainsi qu'une phase post-fordiste, ont existé. Les grandes usines occidentales, même dans leur plus grand développement, ne représentaient qu'une petite partie de l'ensemble du secteur industriel, qui était toujours liée à la petite et moyenne industrie ; c'est vrai en France, mais aussi en Allemagne et aux États-Unis dans les années 1920 et 1930.
La composition des classes a toujours été multiforme et variée. Dans les pages de Que faire ? de Lénine, (un livre qui "ne vieillit jamais" en termes de méthodologie), il est répété à plusieurs reprises que la composition de la classe est multiforme. Les communistes l'analysent non pas à partir de la relation entre le maître et l'ouvrier, mais dans la relation et les politiques respectives des différents segments de classe.

L'une des constantes de Negri, en référence à “ouvrier de masse” et “ouvrier social”, est de dépeindre la classe - dans la phase actuelle de subsomption réelle du travail par le capital - comme immédiatement massifiée et homogène. Il tient pour acquis "la chute des divisions objectives de la force de travail" et considère la composition de la classe comme homogène.

Pour Negri, la composition compacte des classes est la base matérielle la plus solide pour un antagonisme permanent. Parce que la composition des classes est homogène, l'antagonisme est devenu spontané. Il y a un fond de vérité dans cette position, qui a été poussée jusqu'à la mystification. Cela restera le mérite de l' opéraïsme d'avoir anticipé théoriquement une ébauche de théorie sur l'extension de la prolétarisation en dehors de l'usine. Mais Negri a voulu absolutiser cette dynamique.
La composition technique du prolétariat, lorsqu'elle est homogène, est un point fort pour lui, pensons à la concentration de la masse ouvrière dans les usines et les zones industrielles, mais on assistait là aussi à des mécanismes contradictoires.

La composition technique, qui à la fin des années 1970 est déjà beaucoup plus déstructurée et pas du tout reconstituée autour du prétendu ouvirer social (on parle aujourd'hui de précariat social), n'est qu'un des facteurs de la révolution. Peut-être que ce n’est pas le principal, pour ceux qui, comme nous, considèrent comme acquis, sur la base de l'histoire, qu'il ne peut y avoir de révolution qu'en présence d'une crise.
Là où il y a crise, il y a réaction du capital à la crise, réaction qui passe nécessairement par un certain effondrement (fermeture d'usines, restructuration des processus de travail, augmentation du chômage, etc.)

Le marxisme lie le développement du processus révolutionnaire, à la profondeur des processus objectifs de décomposition du capital (type de crise, guerre, etc.), plutôt qu'à l'homogénéité de la composition du prolétariat, de la société et au travail du Parti. Ce travail est d'autant plus nécessaire dans la conjoncture actuelle que nous approchons des passages successifs de la crise et des préparatifs de guerre, alors que la partie centrale du prolétariat - les ouvriers - est en difficulté et sur la défensive, également à cause de la crise, les couches de la nouvelle prolétarisation sont plus atomisées que la classe ouvrière elle-même.

Si, d'autre part, on suppose que l'homogénéité de la composition technique est la base fondamentale de l'antagonisme, le moment le plus favorable pour la révolution coïncidera avec le point culminant du cycle capitaliste. Mais le point culminant d'un cycle d'accumulation n'est que le moment le plus favorable aux augmentations de salaires.…

Par ailleurs, contrairement à la thèse de Negri selon laquelle l'antagonisme est devenu spontané, on constate que l'Etat intervient aussi dans les luttes immédiates, avec ses propres instruments. Et cette intervention rend plus complexe l'évolution de la spontanéité vers l'indépendance de classe, car elle impose un certain type d'intervention politique dans la lutte immédiate, qui ne peut se limiter à (et parfois ne peut consister à exagérer le contenu de cette seule lutte en y collant des "objectifs incompatibles avec le capital".
Aujourd'hui, par exemple, pour nous, le travail politique sur le soi-disant "précariat social" se matérialise dans la construction de syndicats et de collectifs de travailleurs précaires, dans la création de formes syndicales stables, plutôt que de courir après des slogans contre le travail... un travail qui, lorsqu'il existe, est sous-payé et flexible en termes de temps de travail et précaire en termes de contrat.

Pour Negri et sa tendance (autonome et post-autonome), l'homogénéité (technique) de la composition de la classe est réduite à une lecture triomphaliste, contre l'évidence des faits et la guerre entre pauvres qui traverse souvent la classe elle-même.

Le fond de la vérité est le suivant : la précarité étend la prolétarisation hors des grandes usines et hors des zones industrialisées ; d'autre part, la nécessité de rendre la circulation plus strictement fonctionnelle à la valorisation généralise les mesures de discipline du travail et de contraction salariale qui rapprochent la condition des salariés hors production de celle des travailleurs. Cela est dû à plusieurs facteurs, dont les principaux sont le mouvement de financiarisation de l'économie dans son ensemble et l'autonomisation du capital4.

Ces deux processus recèlent une potentialité qui, jusqu'à présent, s'est exprimée sous la forme d'une rébellion, mais pas sous la forme d'une autonomie de classe globale. Malgré la résistance commune, les différents sujets qui ont produit des mouvements de rupture n'ont pas été capables de trouver des moments d'unité.
Une des difficultés de la classe dans le moment présent est, en ce qui concerne les luttes immédiates : aucune couche prolétarienne ne réussit à coaguler immédiatement les autres autour d'elle. Et cela ne peut se faire qu'au niveau des rapports de force entre les classes, pas avec des phrases théâtrales...

Souvent, les mouvements "alternatifs" s'isolent du reste de la classe, socialisant des formes culturelles de ghettoïsation et d'auto-margination. En revanche, ils débordent sur les mouvements pacifistes et écologistes, découvrant en eux le "nouveau sujet génériquement humain".

La fin de la loi de la valeur

Comme selon Tronti, selon Negri aussi, l'ensemble du mode de production capitaliste perd sa base objective et est "refondé" sur des bases subjectives : le commandement, la volonté de commandement du capital d'une part, l'autodétermination des travailleurs et des prolétaires d'autre part.

Negri va jusqu'à affirmer que "c'est la praxis collective homogène du prolétariat" qui est la "base matérielle de la production". Ce serait la subjectivité politique du prolétariat qui déterminerait la condition sociale dans laquelle il est exploité et commandé par le capital. Typique de Negri et de toutes les formes d'opéraïsme, qui ont en commun la perte de la base objective de la production et la disparition même, dans l'analyse, de la production matérielle en tant que telle. Celui qui se laisse emporter par le discours de Negri a l'impression de vivre dans une société où la production matérielle va de soi, est présupposée. Cette impression correspond au point de vue de la partie des classes moyennes qui est extérieure à la production de valeur.
Il est difficile, à ce stade, que la loi fondamentale qui la régit, la loi de la valeur, survive à la production. Elle est donnée pour éteinte, pour transformée en une loi entièrement politique, dans la "forme de domination". Or, la première et la seconde thèse sont fausses.

De l'extinction de la loi de la valeur du fait du développement des machines, Negri et sa tendance ne nous donnent aucune démonstration. Ils prétendent s'en tirer en énonçant le fait. Mais si l'extinction de la loi de la valeur dans la production n'est pas démontrée, la seconde thèse tombe également.
Negri s'empare d'un problème réel, clairement énoncé dans les Grundrisse et le Capital de Marx, et le traite unilatéralement, avec la méthode habituelle qui consiste à énucléer la tendance et à présupposer sa réalisation.
La science et la technologie sont devenues des sources de richesse sociale de plus en plus importantes par rapport au travail immédiat.
Si nous analysons cette relation par rapport au capital mondial total, nous constatons qu'il est très inégal. L'énorme développement de la science et de la technologie se concentre dans les métropoles. Dans ces forteresses de la science, les mesures dont nous disposons nous indiquent d'ailleurs que nous sommes très loin d'avoir rendu le travail immédiat superflu dans la production.

Si le capital tend à rendre le travail vivant de plus en plus secondaire dans la production des pays du capitalisme tardif, il fait aussi tout pour se valoriser lui-même, et comme il ne se valorise qu'au détriment de la force de travail, c'est-à-dire du travail vivant, il continue à mesurer la richesse sociale (son propre accroissement) de la même manière que le temps de travail non rémunéré des travailleurs.

Si l'on veut saisir cette contradiction dans l'évolution actuelle de la population mondiale, on constate, d'une part, la stagnation de la croissance démographique (hors immigration) dans les pays impérialistes et, d'autre part, l'explosion de la croissance démographique - la plus forte de l'histoire de l'espèce humaine - dans tous les "pays en voie de développement". Le capital pousse non seulement à la stagnation de la force de travail, mais simultanément (encore !) à son augmentation maximale (le doublement de la population mondiale en 50 ans !).

Faisons ici abstraction des besoins et des conséquences de la crise.
Certes, le développement des sciences et des techniques et, plus généralement, le développement des systèmes de production automatique tendent à rendre superflu le travail immédiat. Mais, précisément parce que le travail ouvrier accroît le capital, celui-ci, périodiquement, avec les grandes saignées (crises générales et guerres), abaisse la composition organique du capital et rend le travail vivant plus, et non moins, nécessaire.

L'actuelle "révolution robotique"5 elle-même, tout en rendant superflue une partie du travail immédiat (pas le travail immédiat en tant que tel !), le maintient dans le processus de production à un prix inférieur. Dans les pays impérialistes dominants, nous avons assisté à une expulsion d'environ 15%-30% des secteurs traditionnels, mais l'emploi s'étend à de nouveaux secteurs, pensez à la masse de salariés qui se trouvent aujourd'hui dans le secteur des soins personnels (aux États-Unis, c'est le premier secteur d'emploi), dans celui de la restauration et de la distribution.

Par conséquent, considérer le travail comme redondant aujourd'hui est idiot. Tout aussi catégorique et inacceptable est le renversement par Negri des causes de la crise.
Selon lui, ce sont les masses ouvrières qui ont "produit la crise". S'étant ainsi retrouvé en compagnie de l'économie vulgaire, pour chasser cet embarras, Negri s'appuie sur les deux économistes bourgeois les moins banals du [20e] siècle, John M. Keynes et Joseph A. Schumpeter, mais il reste prisonnier de leurs renversements idéologiques, au point de ne pas observer les aspects les plus novateurs de leurs positions.

Negri dégrade l'analyse marxiste des causes constitutives de la crise en une pure description phénoménologique, alors qu'elle est - au contraire - une indication des causes profondes, dissimulées par les mystifications de l'économie politique. En même temps, il élève l'aspect politique, le rapport de force entre les classes, au rang d'élément substantiel du cycle et de la crise, adoptant servilement la "découverte" keynésienne ("la forme du développement est le rapport de classe" et la "découverte" schumpétérienne ("la crise est fonctionnelle au développement").
La crise est, selon lui, "la détermination et l'effet de la lutte des travailleurs" et, d'autre part, elle est conçue par le capital "sous la forme substantielle de la violence d'État", "destinée à la réorganisation capitaliste".

Le capitalisme - dont nous ne savons pas encore ce qu'il est et en quoi il consiste - entre en crise seulement et uniquement à cause de la lutte des travailleurs, et à son tour utilise, accepte la crise, non pas comme une rupture et une désarticulation de la production sociale (dangereuse pour le capital lui-même), mais la vit - à la Schumpeter - comme une "preuve de la rigueur de l'évolution capitaliste". S'il n'y avait pas de lutte ouvrière, en déduit-on, les crises seraient abolies...

Outre les conséquences politiques, inexorables (on commence par l'antagonisme permanent et on finit par le réformisme nécessaire), nous voulons rappeler l'absurdité intrinsèque de la formule. Selon Negri, la crise serait un point de force, simultanément, du capital et de la classe ouvrière ; ou, dans une autre version, elle serait un point de force du capital, "preuve de la vigueur" de son évolution. Enfin, à plusieurs endroits, on semble supposer que le développement du capital est la condition de la plus grande force pour la classe ouvrière.
Cette dernière est dépouillée de ses mots d'ordre, la thèse classique du réformisme :
avec “le développement de l'économie", dit le réformiste, "il y aura la possibilité de transformations politiques positives, vers le dépassement progressif du système". Dans la crise, par contre, “l'une et l'autre classe finissent par périr, tout le monde est perdant".
En revanche, nous savons combien le travail révolutionnaire est complexe en période de stagnation et d'effondrement économique, avec quelle habileté consommée la bourgeoisie déclenche, avec le chantage et la répression, les sentiments, les préjugés et les "raisons" conciliantes - sans parler de la façon dont elle divise le prolétariat par les mécanismes qui opposent le capital individuel et les fractions nationales du capital total. Tout cela, nous le savons. La guerre entre les pauvres, les mouvements réactionnaires de masse sont des phénomènes réels, et les combattre ne signifie pas avoir la capacité de les détecter.

La crise économique générale est, pour nous, une condition nécessaire mais non suffisante du processus révolutionnaire. À moins de représenter le prolétariat comme une volonté pure, nous continuons à croire, histoire oblige, que c'est dans les crises générales que la possibilité de renverser le mode de production capitaliste est la plus grande, parce que ses poussées centrifuges sont les plus fortes.

L'excès de production entraîne des coupes et des restructurations dans le capital productif ; la rupture entre production et consommation se produit en mille points ; les crédits ont gonflé au point que le créancier est l'otage du débiteur ; les États redistribuent les richesses en faveur du capital, mais ce faisant, ils exacerbent à long terme les tensions entre les classes. C'est là que réside la plus grande difficulté pour le capital, qui ne peut reprendre le contrôle des forces productives, même en l'absence de luttes6.

De plus, comme les autres classes exploitées et opprimées dans l'histoire passée, le prolétariat est déterminé à faire la révolution par son propre choix conscient et par la pression de la classe dominante, qui, en un sens, ne lui laisse pas d'autre option. Cependant, pour la classe exploitée, engagée chaque jour dans la lutte pour la survie, préparer, initier et mener à bien la révolution des relations sociales est la plus terrible des entreprises, surtout lorsqu'elle doit se libérer d'acquisitions mentales et de structures réformistes établies de longue date.
Contrairement à ce qu'affirme Negri, l'indomptable subjectivité ouvrière n'est pas la cause de cette crise et des crises en général. D'autre part, bien que l'utilisation capitaliste de la crise ait été perfectionnée au 20ème siècle, la crise générale dans laquelle nous nous trouvons n'est pas voulue, mais subie par l'Etat. En conclusion, la crise du capital - et non son développement ! - est le moment le plus favorable au renversement du mode de production capitaliste.

La "nouvelle" théorie de l'impérialisme

Nous serions désormais en présence d'une domination capitaliste unifiée à l'échelle internationale "à partir du pays leader de l'impérialisme et exercé à travers les nervures des entreprises multinationales". Tel est le point de départ de la réflexion de Negri sur l'impérialisme. On pourrait voir un recoupement de cette affirmation avec la description de la Génération Millénium, celle de l'après 1989 (contre-révolution en URSS), qui a vu la fin des conflits géopolitiques entre blocs et une phase de progrès capitaliste renouvelé et insouciant.....

L'escalade des conflits internes au système impérialiste et de la concurrence monopolistique internationale, lorsqu'elle est admise, est simplement considérée comme un facteur de "forte centralisation du domination politique du capital sur le travail".
D'un côté, le capital, centralisé dans une domination unique. De l'autre, égal et opposé, "un mouvement de pince qui unit, dans une même exigence de revenu et de pouvoir, le travailleur métropolitain et le prolétariat du tiers-monde, et qui exerce une pression continue et redoutable sur l'ensemble de l'ordre du pouvoir mondial".

De même qu'il n'y a pas de conflits majeurs au sein du capital, il n'y en a pas non plus au sein du prolétariat, unifié dans la catégorie du salaire, compris unilatéralement comme l'expression d'une "subjectivité politique irréductible".
Une fois de plus, comme chez Tronti, le point de départ est le marché et non l'accumulation. Certes, un marché mondial s'est constitué. Mais l'accumulation, non seulement parce qu'un marché mondial unifié a été créé, est devenue une production de valeur unifiée.

Au contraire, il s'agit bien, dans des dimensions variables, d'une production par des producteurs indépendants, d'une production originellement anarchique, même si les États et certaines instances inter-étatiques tentent de recoller "en aval" les pots cassés du chaos généré "en amont".
Si les formes ne sont pas échangées contre des contenus, il ne sera pas difficile de voir dans la multinationale la taille appropriée de l'entreprise pour le marché mondial, tout comme l'usine traditionnelle l'était pour un marché plus restreint. Les fabricants traditionnels étaient en concurrence sur le marché national, cherchant à s'assurer un "monopole" relatif sur les marchés plus petits. Les entreprises multinationales se livrent une concurrence féroce sur le marché mondial, après s'être assurées un certain monopole sur leur marché national.

Les États d'origine, loin d'être affaiblis, sont les soutiens indispensables des multinationales, en particulier en période de stagnation du commerce mondial.
Bien que l'unification du marché mondial soit achevée, la production continue d'être le fait de producteurs indépendants (multinationales, petites entreprises) qui, en période de développement, multiplient les accords - afin de se contrôler mutuellement et de profiter de leurs profits - et, en période de crise, multiplient les querelles et le dumping - afin de se ruiner mutuellement et de profiter de leurs échecs ou de leurs réductions d'effectifs. Guerres de l'acier, guerres de l'automobile, guerres du blé, guerres de la chimie, guerres du beurre, guerres du vin, guerres du pétrole, guerres du téléphone, guerres de l'énergie, guerres des transports, etc.
Ceux qui pensent que tous ces processus d'affrontements, avec la multiplication vertigineuse des politiques protectionnistes, sont de purs instruments de centralisation du domination politique du capital ne peuvent être pris au sérieux. Nous assistons à des repositionnements titanesques des blocs néo-impérialistes, dans une phase de plus en plus "anarchique" du capital7.
La faillite de cette "nouvelle" théorie de l'impérialisme8 est totale et ne peut être évitée par le recours aux qualités thaumaturgiques de l'argent.
L'argent n'est pas une détermination externe du rapport de production capitaliste.
Si l'argent est la forme générale que prend la marchandise, il ne peut échapper aux lois qui régissent la production marchande, à la loi de la valeur, à la formation du taux de profit, à la concurrence (qui existe aussi entre les banques et les financiers), à l'alternance de moments d'expansion et de phases de dépression.
Les guerres monétaires et financières, symptôme incessant de tensions concurrentielles accrues, sont un facteur de perturbation du système impérialiste international. Ni les multinationales ni l'argent n'unissent nécessairement.
Sur cette base, les éléments de la contradiction interprolétarienne, qui existent dans le monde entier, ne peuvent être surmontés que par une politique anti-chauvine adéquate dans les pays métropolitains et non-nationaliste dans les pays périphériques ("en voie de développement"). Exactement la politique qui n'a jamais été envisagée par les théoriciens de l'opéraïsme.

La théorie de l'État

Dans sa jeunesse, Negri a parlé de l'État comme forme antagoniste a la politique d'autonomie de la classe ouvrière. Il a rejoint, plus tard, Tronti, qui voyait dans un autre "New Deal", non plus américain mais mondial, le seul moyen de sortir de la crise. C'est-à-dire un grand accord ("la grande tactique", écrivait Tronti) entre le capital et le prolétariat dans un État renouvelé. Dans l'"ancien" Negri, cette proposition prend forme dans les formes "coopératives" et les ZAD.

L'État est, selon une représentation qui revient fréquemment chez Negri, "libre", "aléatoire et arbitraire", "seulement haineux", "seulement volonté désespérée de survie de la classe". Il n'a pas de base matérielle réelle, puisque la multiplicité du capital, qu'il était autrefois censé médiatiser, a disparu.
En même temps, le travail immédiat a cessé d'être la base de la production, de sorte que l'autre fonction de l'État - coordonner et soutenir l'exploitation de l'ensemble du prolétariat par l'ensemble de la classe capitaliste - a également disparu.
Ce qui reste, à ce stade, c'est l'État en tant que simple haine, simple répression, pure violence arbitraire et aléatoire, dépourvue de tout enracinement dans la société.
Puisque le capital en tant que multiplicité du capital et le travail immédiat en tant que source de valorisation ont précédemment disparu, la seule réalité qui subsiste est l'État et, par conséquent, indépendamment de toute autre condition, "la lutte des classes se dirige directement et immédiatement contre l'État".
Aujourd'hui, cette théorie apparemment extrême constitue la base culturelle des libertaires modernes et des “antifa”. L'obsession contre les forces de l'ordre, considérées comme un sujet extérieur à un processus social global, conduit inévitablement à une opposition stérile et, à bien des égards, ridicule9.

L'Etat, tout Etat, y compris la dictature du prolétariat qui est un Etat dans un sens particulier, est une structure de répression et de domination. L'État bourgeois est un organe qui réalise la dictature politique du capital sur la classe. Jusqu'à présent, tout est classique et, chez les communistes, considéré comme acquis.

Les deux autres déterminations :
1) l'État est aléatoire et arbitraire ;
2) l'État est pure violence,
sont cependant toutes deux fausses.

L'État est intimement lié au capital, mais pas dans un rapport d'identité, ni par un lien totalement arbitraire. L'État est un duplicata nécessaire et déterminé de la société capitaliste.
Il est un duplicata nécessaire, parce que le capital n'existe que sous la forme de capitaux individuels, de producteurs (relativement) indépendants qui doivent se coordonner et trouver un moment de synthèse. C'est un double nécessaire, parce que la société capitaliste est divisée de manière antagoniste. Cet antagonisme objectif doit être médiatisé, déformé ou réprimé.
C'est un double déterminé, et nullement arbitraire, précisément car sa fonction n'est pas de faire agir d'en haut, dans la production, des mécanismes et des lois qui n'existent pas, mais d'éliminer certains obstacles au fonctionnement du système capitaliste.
Ceux qui conçoivent l'État comme une simple haine, sans autre contenu que la volonté de dominer, sont obligés de le décrire comme un “État-gorille”. Ils le sous-estiment dans ses caractéristiques d'État démocratique, dans son enchevêtrement organique avec la société et aussi avec le prolétariat.
Voilà l'un des points clés de la faillite de la théorie ouvriériste autonome.

La démocratie convient au capital ! Ne pas le comprendre, c'est se condamner à être écrasé. Il peut y avoir répression sous forme démocratique, et avec la participation (volontaire et/ou involontaire) de secteurs de masse. Le pluralisme des partis et la démocratie politique ne sont pas des accidents, des troubles, des superstructures occasionnelles qui encombrent l'État du capital. Ils lui sont au contraire co-essentiels.
Dans le capitalisme de la phase impérialiste, le droit égal est tempéré et contredit, mais il n'y a absolument aucun retour au droit pré-bourgeois. La démocratie est la meilleure coquille du capitalisme, comme l'a écrit à juste titre Lénine.

Le pluralisme et la démocratie sont un produit de la structure fondamentale des rapports de production : démocratique est le marché, démocratique est l'échange d'équivalents.
Plus l'expropriation du prolétariat est masquée par l'échange apparemment égal, plus la société du capital est solide. La société du capital est la société de l'atomisme général, de la concurrence générale, non seulement entre capitalistes (grands, moyens, petits), mais aussi entre prolétaires.
C'est pourquoi l'égalité de droit et la démocratie politique lui conviennent, pour autant que, au moins, un règlement des nombreux intérêts conflictuels soit possible. Comme l'ont montré les deux guerres mondiales, la forme démocratique de la dictature bourgeoise s'est avérée efficace même en temps de guerre. La forme démocratique de la répression s'est avérée efficace, il suffit de penser au rôle que les États-Unis et les principaux pays de l'UE jouent encore aujourd'hui en tant que gardiens du monde...

Aucun cliché, produit par Negri et sa tendance, n'a été aussi répandu et mortel que celui qui dépeint l'État comme une violence exclusive, reprenant de vieilles suggestions anarchistes de la fin du 19e siècle. Rester abasourdi face aux nouveaux mouvements réactionnaires et populistes de masse qui balayent la planète, des soit-disant peuples insatisfaits de la mondialisation.
Seuls ceux qui présentent le capital et le prolétariat comme des réalités totalement étrangères l'une à l'autre peuvent s'en étonner. Ce qui n'est pas le cas. S'il ne s'organise pas en classe, le prolétariat fonctionne comme une force de travail - des esclaves salariés - et peut s'adapter à cette situation, surtout s'il bénéficie de mécanismes de compensation, même minimes.
Sous-estimer ces mécanismes d'implication et prendre des formes importantes de rébellion, encore isolées, pour le début du processus révolutionnaire, est une erreur théorico-politique mortelle.
Le "vieux" Negri et sa tendance d'aujourd'hui sont allés plus loin, en parlant d'un exode du monde, seul celui qui abandonne le monde est sauvé10. Nous devons admettre que nous sommes incapables de formuler une critique de cette théorie, car elle entre dans le pur domaine de la spéculation philosophique ou, pour mieux dire, dans l'organe sexuel "des anges"...

La théorie de la révolution

Non moins illusoire est la manière dont Negri et sa tendance définissent le processus révolutionnaire.
Comme pour Tronti, pour Negri, le processus révolutionnaire s'identifie à l'autovalorisation, à l'autodétermination des travailleurs. Dans la mesure où le processus d'autovalorisation des travailleurs est pleinement développé, on dispose d'un "contre-pouvoir de masse". La situation de dualisme du pouvoir est considérée comme une situation historique permanente. Une fois de plus, cela est dû à la subjectivité très élevée et permanente des masses.

Le "double pouvoir" imaginaire et le "contre-pouvoir irréductible", qui ne sont donnés, avec un contenu politique et non économique, que dans des moments brefs et transitoires de marasme dans la société bourgeoise, sont donnés, au contraire, selon Negri, sous une forme permanente, parce qu'il y a une reproduction subjective du mouvement en permanence, comme un orgasme continu. Une théorie moderne mais encore plus fumeuse que la vieille théorie troskiste de la révolution permanente.
La forme du processus révolutionnaire est, comme chez Tronti, la classe ouvrière, le prolétariat tel qu'il est, dans son quotidien ; la révolution est "la guerre de et dans le quotidien", c'est la lutte. Aujourd'hui, pour l'autonomie moderne, le sujet n'est plus la classe, mais génériquement les êtres humains "rebelles" dans une casuistique infinie du social, du biologique, du culturel, etc... des multitudes composées de nombreuses individualités, avec leurs particularismes et leurs egos.

Et quel en est le contenu ? Au début, un antagonisme irréductible entre le prolétariat et l'État ; à la fin, le prolétariat doit agir dans le cadre des institutions politiques du capital. La guerre civile (c'est-à-dire, subjectivement, "la ligne de front de l'armée communiste de libération" est définitivement exclue, tandis que le dernier fantasme est fondé : une insurrection qui "se fait constitution et démocratie", qui construit "les premières institutions ouvrières et prolétariennes de la libération communiste", peut-être directement à partir des sièges du parlement, beaucoup de bruit autour de rien....

"Revenu, richesse et liberté", tels étaient les mots d'ordre centraux du mouvement autonome ; en tant que formule revendicative, "Moins d'heures, plus de salaires" était meilleur et plus clair.
En tant que formule programmatique, "Revenu, richesse et liberté" ne veut rien dire, ou bien c'est une formule réformiste comme les autres, qui revendique - pour ceux qui restent éternellement exploités et dominés - "Plus de salaires, moins d'oppression". Encore une fois : un mouvement sans communisme...

Après la grêle de mots comme "énorme", "total", "indomptable", "puissant", "exceptionnel", "permanent", "irréductible", "agressif", "formidable", "compact", "ontologique", antagonisme "suprême", qui exige le communisme tout de suite - et tout le reste n'est rien - nous voici revenus au réformisme de Tronti : "Le capitalisme est rationnel en économie, mais pas en politique. Le prolétariat peut apporter une contribution importante (sous-entendu : au meilleur fonctionnement de la société capitaliste NDA) en gérant l'Etat mieux que le capital lui-même".

Le prolétariat, le "réformisme ouvrier", est le capitaliste collectif idéal. Les mots à la mode "efficacité, productivité, esprit d'entreprise" ne peuvent acquérir une réalité que dans les mains du prolétariat. Aujourd'hui, dans la vulgate post-autonome, les artisans, les petits producteurs, les artistes, les intellectuels, etc. sont les seuls à pouvoir acquérir la réalité.

La théorie ouvriériste est une déformation subjectiviste du marxisme. Son "retour à Marx" a produit un Marx déguisé. Le fondement objectif du mode de production capitaliste a été écarté. Le matérialisme a été transformé en une philosophie du sujet, avec l'affirmation que la classe ouvrière était pour Marx et Engels ce que l'esprit bourgeois était pour Hegel.
Des catégories fondamentales de la critique marxiste de l'économie politique, il ne reste pas une pierre : ni la loi de la valeur, ni l'indépendance des producteurs, ni la concurrence entre les capitaux, ni la baisse tendancielle du taux de profit, ni la priorité de la production sur la circulation, ni la division entre travail productif et improductif, ni la distinction entre le capital et l'État.

Dans certains cas, l'opéraïsme a indiqué des variations réelles de ces relations ; dans tous les cas, il les a soulignées et recouvertes d'une couverture idéologique, si épaisse qu'elle rend illisible la réalité sous-jacente. Sa prétention à liquider complètement ces catégories, au moment même où une crise profonde du capitalisme les reconfirme dans leur validité substantielle, est donc à rejeter catégoriquement.
L'opéraïsme a bouleversé la conception des rapports entre le capital et le prolétariat telle qu'elle est fondée par le marxisme.
L'opéraïsme a occulté le côté révolutionnaire de la bourgeoisie (c'est-à-dire le renouvellement et l'amélioration incessants des forces productives), puis l'a assumé comme une tâche de la classe ouvrière.
L'opéraïsme a supposé que la classe exploitée était en permanence antagoniste et consciente d'elle-même, qu'elle était constamment "pour elle-même", alors qu'elle ne l'est que dans les moments d'indépendance politique réelle.
L'opéraïsme a mystifié le concept marxien d'"autonomie", en le référant à une impossible indépendance économique du prolétariat (aujourd'hui le "salaire politique", le "revenu garanti"), au lieu de son indépendance politique, ce qui conduit finalement à son exode du réel.... et de la vie elle-même11.

L'opéraïsme, en supposant que le prolétariat est toujours conscient de lui-même, en l'abstrayant de sa condition habituelle de marchandise, a sous-estimé le réformisme, en le considérant comme un élément fragile et transitoire, sans se rendre compte qu'il a une base réelle dans la condition de marchandise du prolétariat. La condition de marchandise du prolétariat est renforcée par la structure hiérarchique de l'impérialisme et la création (par le surprofit) de la figure du consommateur.

L'opéraïsme a dénaturé la conception marxiste du processus révolutionnaire. D'abord en le présentant, à la manière pré-hégélienne, comme une guerre sans fin, une lutte sans fin, alors que chez Marx c'est la théorie de la succession des modes de production, qui sont supplantés par les moyens révolutionnaires.

L'opéraïsme a transfiguré la théorie marxienne de la dictature du prolétariat en la théorie du "contre-pouvoir", fantasmant sur la construction du pouvoir prolétarien dans le quotidien. La lutte des classes n'est évidemment pas seulement une lutte de position mais aussi de mouvement, mais il serait erroné de penser que dans chaque situation il est possible de créer des "bases rouges".

L'opéraïsme a supprimé le moment nécessaire de la rupture et de la destruction de l'Etat capitaliste, pour se contenter de son impossible vidage de l'intérieur, par un exode indéfinissable.
L'opéraïsme, en exagérant - jusqu'au paradoxe - le processus continu de prolétarisation et de salarisation, a liquidé la "vieille" théorie marxienne des classes dans le capitalisme, en réduisant les classes sociales à deux.

Enfin, supposant à tort qu'une grande partie du communisme avait déjà été construite par le capitalisme "organisé" - dès les années 1930, avec le "New Deal" rooseveltien - l'opéraïsme a identifié "programme communiste" et "appropriation immédiate et directe de la richesse sociale". Comme s'il suffisait de tendre la main vers les vitrines des magasins ou les comptoirs des supermarchés pour passer au communisme. L'opéraïsme a socialisé non seulement une conception vulgaire, purement quantitative et miraculeuse du communisme, mais aussi une vision bidon de la "richesse" capitaliste créée après la Seconde Guerre mondiale, à s'approprier par "l'action directe" et à partir de laquelle extorquer un "revenu garanti".

L'opéraïsme de Negri est un "marxisme du sujet ouvrier", c'est-à-dire un subjectivisme politique, c'est-à-dire un idéalisme réformiste, bien qu'il utilise un jargon révolutionnaire.

La stratégie politique qui a émergé de manière cohérente de cette théorie peut être résumée comme suit. Toute l'ancienne conception de la révolution prolétarienne, telle que posée dans les œuvres politiques de Marx et Engels, et telle que restaurée contre la social-démocratie (et actualisée à l'ère de l'impérialisme) par Lénine et Mao, est morte et enterrée. Le lien entre crise et révolution a disparu.
Finie la tâche du Parti. Il n'y a plus de dualité ni de différence entre la lutte immédiate et la lutte politique. La théorie de la lutte politico-militaire et la nécessité de détruire l'État capitaliste ont disparu. Le caractère international de la révolution, ni ses différents temps et espaces, n'ont plus de poids.

La révolution est, au contraire, toujours en cours, selon Negri et sa tendance. L'antagonisme est permanent. Il n'a pas de lien avec la crise. La guerre est quotidienne. La guerre est la lutte, n'importe quelle lutte.
Puisque le capital individuel n'existe plus, mais que tout le capital est unifié dans l'État, toute lutte contre le capitaliste individuel et pour les besoins individuels est en soi une lutte politique, une lutte contre l'État, une lutte générale.

La tâche des avant-gardes est de pousser, en toutes circonstances, de "forcer" la situation, d'éliminer le dernier obstacle, l'État. L'État ne peut cependant pas être supprimé par destruction au moment (phase) le plus favorable pour la classe. L'État doit être érodé par l'action directe du "travailleur social", morceau par morceau, zone par zone, territoire par territoire, par l'auto-valorisation prolétarienne qui devient un contre-pouvoir. C'est l'extension progressive du contre-pouvoir qui "éteindra" l'Etat.

L'Etat, c'est essentiellement - ou seulement ! - la répression et la haine anti-prolétarienne, devenue anti-humaine, dans la version moderne du mouvement autonome.

La lutte est toujours radicale et générale. Quels que soient les rapports de force entre les classes et le cycle économique.
Ceux-ci, en effet, sont toujours en faveur du prolétariat (aujourd'hui, dans le jargon autonome, “des êtres humains”). Et ce car le prolétariat est toujours une masse compacte et cohérente ; quand il est multiple et divisé, ce n'est qu'en apparence, parce que la catégorie du salaire (perçu ou revendiqué a le pouvoir magique d'unifier l'ouvrier d'usine, le chômeur, le banquier et l'artisan.

Enfin, sur le programme du mouvement autonome : Le capitalisme ayant déjà accompli les tâches du socialisme et, dans une certaine mesure, du communisme, il reste au prolétariat, sans trop parler de programme, à étendre sa main sur la société, à s'approprier les richesses existantes. En somme, à abolir le travail, maintenu jusqu'ici dans un but de pur commandement. Le communisme, c'est facile, c'est immédiat...(sic)

La révolution communiste, en réalité, exige des stratégies à long terme, sans cela - s'il n'y a pas de réunification dans le programme unique de transformations communistes entre l'ancienne et la nouvelle composition des classes - aucun renversement n'est possible.
La très appréciée idéologie anti-autoritaire autonome et post autonome, contient des regrets sur le passé libéral et la propriété individuelle,et voilà que ressurgit e vieux monstre du MOI MOI MOI.

L'opéraïsme a déifié la contradiction, la lutte sociale, à la manière de Proudhon. Mais il n'est pas possible de déifier éternellement la lutte. Les temps viennent où l'Etat, en tant que synthèse des intérêts de la valorisation du capital, exige des choix clairs. Il exige que non seulement l'antagonisme, mais même le conflit social, en temps de crise générale, soit corporatisé, enrégimenté ou même inversé en une participation de masse à la concurrence du marché mondial.

La défaite de l' opéraïsme n'est que la défaite d'une hypothèse illusoire et irréalisable du communisme, qui prétendait aller "au-delà de Marx", dépasser la théorie marxiste vers la "gauche". Et, en fin de compte, elle s'est retrouvée avec les vieux courants libéraux et les vieux "bonzes" sociaux-démocrates, déguisés et recyclés.

A partir de là, feu vert à l'"imagination" : révolution culturelle, révolution purement sociale, révolution comme communication libérée, révolution comme libération des sujets, révolution anti-autoritaire, autre révolution, révolution comme exode, comme désertion du présent, dans un tourbillon de formes "créatives".

On pourrait se contenter de rappeler le "Voulez-vous une révolution sans révolution ?" de Robespierre ou le "Celui qui veut faire la révolution à moitié creuse sa propre tombe" de Saint-Just. Bref, quelques plaisanteries pourraient suffir à ces théories qui, en inversant l'analyse de la réalité sociale, réduisent la révolution politique et sociale à la révolution linguistique (qui en est, sous certaines conditions, un aspect).

Cependant, la base culturelle et les présupposés politiques qui guident une grande partie de la gauche alternative et du mouvement dit autonome nous imposent, à nous communistes, une analyse sérieuse. Ceci pour deux raisons : la première est que la vérité est toujours révolutionnaire, la seconde est : ce n'est qu'en identifiant les racines idéologiques des mouvements politiques et sociaux modernes que l'on peut avancer des perspectives politiques différentes.

revue communiste supernova, N5 2024

Note
1)D'une certaine manière, il s'agit d'une reprise de ce qui était, pour le meilleur ou pour le pire, le syndicalisme révolutionnaire au début des années 1900. Les échos du vieux G. Sorel, des réflexions sur la violence, reviennent avec force dans la littérature autonome et post-autonome. Le mouvement autonome a souvent été associé à l'anarchisme classique, mais nous pensons qu'il y a beaucoup plus de points de contact avec le syndicalisme révolutionnaire. Bien entendu, le syndicalisme révolutionnaire est lui-même l'un des différents courants issus du mouvement libertaire.
2) Le militant post-autonome nous rappelle tant ce portrait fait par Engels des exilés de la Commune. Des hommes et des femmes généreux, mais incapables de réfléchir, et brûlant du désir d'agir, souvent repliés sur eux-mêmes. : “Après toute révolution ou contre-révolution avortée, les émigrés qui ont fui à l'étranger déploient une activité fébrile. On fonde des groupements politiques de diverses nuances, dont chacun reproche aux autres d'avoir engagé la charrette dans le bourbier et les accuse de trahison et de toutes sortes d'autres péchés mortels. Ce faisant on reste en contact étroit avec le pays natal, on s'organise, on conspire, on publie des tracts et des journaux, on jure que cela va "recommencer" dans vingt-quatre heures, que la victoire est assurée, en prévision de quoi on répartit d'avance les postes gouvernementaux. Bien entendu, l'on va de désillusion en désillusion, et comme on ne rattache pas ses déboires aux conditions historiques qu'on se refuse à comprendre, et qu'on les attribue aux erreurs fortuites de personnes isolées, les accusations réciproques s'accumulent et cela se termine par une zizanie générale.”, Le programme des émigrés blanquistes de la Commune, 1874, F.Engles.
Il est clair que dans un contexte comme celui d'aujourd'hui marqué par le conformisme, nous ne souhaitons pas attaquer ceux qui agissent, mais cette critique est dirigée contre la perte d'énergie, pour concentrer nos forces, pour rendre notre “activisme” plus efficace et ce afin de ne pas s’engoufrer dans des voies vaines, sans perspectives.
3) Une variante de la théorie intersectionnelle. Toni Negri par ce concept de multitudes élabore ici une libre interprétation de la pensée et des théories de Spinoza. Toni Negri conçoit le concept de multitudes et en fait une centralité dans l’oeuvre de Spinoza, ce qui semble bien plus complexe que ce qui est amené ici.
C’est en prison que Toni Negri écrit “l’Anomalie sauvage” en 1982, le texte “Spinoza et nous” est publié en 2010 (qui n’évoque d’ailleurs qu’une partie du mouvement de 1968, est ce peut être l’occasion pour Negri de ne parler que de lui et d’une partie d’intellectuels au sein des universités, se réclamant d’ extrême “gauche…) Bref Negri n’a cessé d’interpréter pour son propre compte la pensée de Spinoza. Il est bien complexe dans une note de développer la pensée de Spinoza, nous tentons humblement de souligner ici ce que Toni Negri ont pu quelque peu galvauder et les notions diffusées par lui même :
- L’essence de l’homme est le désir : le paradigme est quelque peu “changé”, ce n’est plus la raison qui définit l’”essence de l’être humain” mais sa faculté de désirer. Ce que reprend Negri et consoeurs c’est la notion de conatus (voir l’Ethique de Spinoza) : “chaque chose autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être”. Le conatus est la force qui pousse à exister. Pour que le concatus s’incarne, celui-ci doit prendre une direction et cette direction s’incarne sous la forme de désirs. Ce sont les désirs qui “donnent” la direction au conatus. La singularité de l’être humain serait cette conscience du “désir”. Le désir est c’est ce qui met le corps en mouvement, ainsi la joie est un sentiment quand il y a une concordance entre le désir et l’action, la tristesse lorsque le désir est “entravé”… Il s’agit alors, pour s’arracher à notre servitude, de ne pas nier les désirs (ce qui reviendrait à nier l’essence même de l’être), mais bien de comprendre, conscientiser ces désirs et les directions qu’ils poursuivent c’est à dire la vie.
Ce courant s’attache donc à examiner toutes ces singularités existantes, enfin pas toutes puisque dans sa définition de multitudes, Negri de “singularités non représentées” et c’est ainsi qu’il évoque la classe et que toute sa suite se présentera comme le “sujet” de classe, se définit même comme ‘sujet révolutionnaire”. Adieu dialectique, compréhension des mécanismes, des rapports au sein de la classe.
- La puissance d’agir et la communauté “désirante” : Si les êtres humains vivent en société c’est qu’ils font l’expérience qu’en joignant leurs forces ils répondent de manière plus utiles à leurs besoins. Selon Spinoza, “Si deux individus se joignent l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissants que chacun d’eux en particulier, à l’être humain il n’est rien de plus utile qu’un autre être humain. Les hommes ne peuvent donc rien souhaiter de supérieur pour conserver leur être que de s’harmoniser en toute choses de façon que leurs esprits et leurs corps composent pour ainsi dire un seul esprit et un seul corps afin qu’il s’efforce de rechercher ce qui est utile à tous en commun”. Il s’agit alors de décupler notre joie, notre puissance

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