Sujet : Jean-Claude Delaunay : sur Monopoly Capitaliste... | | Posté le 26-10-2020 à 09:24:32
| Intéressant complément au débat, où JC Delaunay signale ses réserves avec les thèses de Boccara (voir les notes 5, 6, et 8), par ailleurs critiquées ici : > Arracher la classe ouvrière au révisionnisme - (au § la question de l'emploi) > La révolution informationnelle ou l’illusion du bénévolat J'invite à lire aussi les commentaires sur le site de Danielle Bleitrach Jean-Claude Delaunay : A propos du Monopoly Capitaliste et de la façon de le remettre en cause DANIELLE BLEITRACH 25 OCTOBRE 2020 (Deuxième Partie) la première partie est ici : https://histoireetsociete.com/2020/10/19/j-cl-delaunay-a-propos-du-monopoly-capitaliste-et-de-la-facon-de-le-remettre-en-cause/ Je reprends ici l’interrogation énoncée pour conclure la première partie de ce texte : quelle impulsion politique centrale donner à l’organisation communiste pour, simultanément, recomposer cette organisation, lui redonner corps et unité, et pour contribuer au développement d’un immense et irrésistible combat populaire contre la grande bourgeoisie de ce pays ? Ce faisant, ma préoccupation n’est pas ici de juger, discuter, critiquer ou louer, tant le texte de Pierre Alain Millet, diffusé le 5 Octobre 2020 sur le site de Faire Vivre le Pcf, que l’entretien de Fabien Roussel à la Pravda (9-10 Octobre 2020, p.3), traduit par Nicolas Maury, ou que d’autres textes. Ma préoccupation, qui peut être partagée par d’autres, consiste à me demander, quelle sont les impulsions les plus importantes du moment tant pour mener la lutte contre le capitalisme, à la fois décadent et en crise ouverte, que pour rassembler les populations sans lesquelles cette lutte se terminera par un échec. Il nous faut des lunettes pour mieux comprendre le passé et surtout mieux réfléchir à l’avenir pour le transformer. Voici la paire de lunettes que je propose de nous remettre sur le nez pour y voir de près et de loin : le marxisme et le socialisme. Le marxisme Je vais dire quelques mots, très généraux, sur le marxisme et les raisons pour lesquelles toute organisation révolutionnaire devrait exprimer clairement, sans aucune hésitation, sa référence à cette théorie. Le PCF, par exemple, s’il est vraiment un parti des travailleurs, devrait prendre appui sur le marxisme pour penser son action. Je ne dis pas cela par routine, par affection pour le passé. Je dis cela par conviction intime de l’heure. Je vais en indiquer les raisons. En effet, le concept central du marxisme est le travail. Ce n’est pas la lutte des classes, c’est le travail. Le marxisme est une théorie de la lutte que les hommes, en travaillant, ont menée contre la rareté depuis les débuts de l’humanité ainsi que des rapports sociaux à l’intérieur desquelles ils ont travaillé tout en menant cette lutte. Bien sûr, le marxisme n’est pas étranger à la lutte des classes. Mais ce n’est pas son concept central, sa création majeure. Ce que Marx a observé et théorisé est que Travail et Nature étaient, dans le cadre de rapports sociaux donnés, les deux mamelles de l’humanité, que nous vivions dans une société de rareté (Travail et Nature pourvoient à nos besoins mais sont encore éloignés de les satisfaire) et que, simultanément, nous étions dans une société capitaliste. L’oeuvre de Marx est, à ma connaissance, la seule qui allie cette double caractéristique. Elle est donc pour l’instant indépassable, pour reprendre le mot de Jean-Paul Sartre, et elle le sera tant que les sociétés seront des sociétés de rareté, autrement dit tant que les hommes travailleront pour réduire cette rareté et qu’ils le feront dans des rapports sociaux inégalitaires, tant que les sociétés ne seront pas des sociétés d’abondance. La société communiste sera elle-aussi structurée par des rapports sociaux. Mais des rapports sociaux dans le contexte de la rareté et des rapports sociaux dans le contexte de l’abondance, c’est comme le jour et la nuit. La société capitaliste est et sera l’avant-dernière société de rareté. Celle qui suit, qui partira de l’état précédent de rareté, celui de la société capitaliste, ainsi des rapports sociaux capitalistes, peut être définie comme la société qui construira l’abondance (la société communiste) et les rapports sociaux correspondants. Cette société, intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, est la société socialiste. La société capitaliste est une société de rareté qui maintient la rareté et la situation d’inégalité (celle relative à la propriété des moyens de production et de l’argent) susceptible de la prolonger et de la reproduire. La société socialiste est une société de rareté qui construit l’abondance et tend à mettre fin aux inégalités entre les hommes. La société communiste est la société de l’abondance dans laquelle l’inégalité des conditions et des situations perdent toute signification. Dans une situation de rareté, l’existence de classes sociales est inévitable. Dans une société capitaliste, ces classes sont antagoniques en raison de la propriété exclusive que certaines d’entre elles exercent sur la production. Dans une société socialiste, l’antagonisme de classes disparaît dans la mesure où le travail, tout le travail est orienté vers la satisfaction des besoins de tous et de chacun. Les inégalités qui subsistent ont pour source les inégalités dans la capacité à travailler. Dans une situation d’abondance, les classes sociales et les inégalités dues au travail n’ont plus de sens. Le travail, sa formation, son rapport aux forces productives matérielles, ses modalités d’emploi, et bien d’autres aspects, sont au cœur de ces différentes séquences (capitalisme, socialisme, communisme). Le travail en est le pivot. Le marxisme est donc l’une des grandes reconquêtes que les communistes de ce pays doivent réaliser, s’ils en ont perdu la référence, pour refaire leur unité politique et théorique, pour acquérir de la force et lutter victorieusement contre le capitalisme, car c’est la théorie du travail et des travailleurs et que son centre théorique le plus élaboré est le travail dans le cadre de rapports sociaux capitalistes [1]. Le marxisme est une théorie permettant non seulement de comprendre le rôle du travail en tant que pivot de la société, mais encore son évolution à travers l’évolution des rapports sociaux. Essayons, à très grands traits, de tracer cette évolution pour la société dans laquelle nous vivons, le capitalisme industriel. Aux 18ème et 19ème siècles, le capitalisme industriel a, dans l’hémisphère Nord, sorti les travailleurs de la terre. Il les a mis au travail dans l’industrie et, simultanément, a développé le monde industriel. Son mode de fonctionnement fut alors le temps de travail et son extension. Cette époque fut celle de la plus-value absolue et d’une grande misère. Les travailleurs ont réagi en obtenant par leurs luttes l’exclusion du travail de certains segments de la population (les enfants) et la réduction du temps de travail. Les capitalistes, et plus particulièrement, les grandes bourgeoisies de l’industrie et de la banque, réagirent à leur tour à ces transformations. Au début du 20ème siècle, elles mirent en place le Capitalisme monopoliste d’Etat et l’Impérialisme, théorisés par Lénine. Elles militarisèrent une partie de la force de travail. Surtout, autour de l’Etat, elles développèrent une nouvelle catégorie de travailleurs, et dans l’industrie, encadrée par de grosses unités que nous appelons monopoles, elles organisèrent l’intensification du travail. Puisque les travailleurs s’opposaient victorieusement à l’extension quantitative du temps de travail, elles mirent en place un énorme système d’intensification qualitative du travail dans un temps donné, ainsi qu’une nouvelle organisation du travail. C’est l’époque de la plus-value relative. Les travailleurs s’opposèrent de leur mieux à cette intensification et, dans les circonstances de la Deuxième guerre mondiale, en obtinrent une certaine compensation. Les Etats-Unis, qui sont devenus les leaders de l’Impérialisme, ont fourni le modèle de cette nouvelle époque du capitalisme et du travail. Autour des années 1970, le système capitaliste est entré à nouveau en crise ouverte et profonde. La théorie marxiste permet de rendre compte de la dimension économique de cette crise à l’aide de ce segment interne qu’est «la théorie de la suraccumulation durable du capital». La solution adoptée par les grandes bourgeoisies fut alors celle de la liquidation du Capitalisme monopoliste d’Etat et de sa transformation en Capitalisme monopoliste financier mondialisé. Le Capital fut stimulé à sortir massivement du cadre national pour trouver, dans le monde, de nouvelles forces de travail et de nouvelles sources de plus-value. Son mode de valorisation productive fut de plus en dominé et contraint par son mode de valorisation financière. Le travail national dans les pays développés, fut pulvérisé au plan industriel. Les fonctionnaires furent également touchés. L’Etat fut transformé et sa fonction économique devint celle d’un Etat financier, à la fois réduit et au service exclusif du grand capital. En même temps, sa fonction d’Etat policier à l’intérieur et d’Etat d’affrontement avec les pays en développement et les pays socialistes, à l’extérieur, fut renforcée. Les travailleurs sont désormais soumis à une première grande contradiction, celle entre le travail national et le travail extérieur, dans le cadre classique de la production de plus-value. Mais sur cette première grande contradiction, s’en est greffée une deuxième, celle entre la valorisation financière du Capital et sa valorisation productive. De la part des grandes bourgeoisies monopolistes, la lutte contre la suraccumulation durable du capital est maintenant organisée sur deux fronts, d’abord au plan territorial, celui de la mondialisation, ensuite au plan de la valorisation, celui de la financiarisation de l’économie. La production de marchandises financières, supposées négociables à tout instant, tend à devenir beaucoup plus importante que la production de marchandises réelles (biens ou services). Ces deux modalités de la lutte de la grande bourgeoisie contre la suraccumulation durable du capital se traduisent sur les travailleurs par un état inédit de surexploitation du travail combinée à une situation non moins nouvelle de destruction du travail, avec, pour prolongement, la destruction des potentialités scientifiques de chaque pays. Il s’agit d’une véritable régression, d’un retour à l’époque primitive et sauvage de la plus-value absolue, avec la puissance multipliée, technique, politique, militaire et policière, que la grande bourgeoisie a pu acquérir entre temps, mais avec, également, l’arrêt de sa créativité scientifique. La période de crise sanitaire actuelle illustre cette impuissance. Toutes choses égales par ailleurs, les retraités sont également balayés par le vent de cette histoire. Alors que la Chine socialiste, honnie par les grandes bourgeoisies monopolistes, lutte efficacement contre la pauvreté dans les moindres recoins de son immense pays, ces mêmes bourgeoisies accroissent inexorablement la pauvreté dans leurs pays respectifs. Elles ne produisent plus, elles détruisent et elles enfoncent les populations dans la misère. Voilà ce que, à mon avis, le marxisme permet de comprendre, en toute généralité. Il est clair que cette théorie ne donne pas l’explication concrète de ce qui se passe à Alstom et à General Electric. Mais ce que l’on apprend de cette histoire en lisant, par exemple, les articles de Laurent Santoire [2] ou de Pierre-Alain Millet [3] sur ce sujet est en parfaite cohérence avec ce qu’éclaire le marxisme. Je mets en note un long passage du texte cité de PA Millet. Il me paraît saisissant [4]. On pourrait développer ce que je viens d’énoncer brièvement. La conclusion qui s’impose est la suivante. Le capitalisme n’est plus en mesure de subvenir tant aux besoins de larges couches de la population en France ou dans d’autres pays développés, qu’aux exigences productives de notre époque. Il faut le remplacer en tant que système, en tant que structure sociale, et pour cela, il nous faut (occupons-nous de la France, c’est notre responsabilité chasser la grande bourgeoisie des lieux de son pouvoir, économique, politique, administratif, juridique, culturel. Il faut rompre avec le capitalisme et construire le socialisme. Voici un tableau visant à résumer ce qui vient d’être dit sur l’évolution du travail dans les pays capitalistes développés, depuis le 18ème siècle. CAPITALISME DE LIBRE CONCURRENCE (18e-19e siècles) CAPITALISME MONOPOLISTE D’ETAT (1890-1970) CAPITALISME MONOPOLISTE FINANCIER MONDIALISE (1970 to date) Modalités du travail Mise au travail des paysans + femmes, enfants. Durée du travail et extension Durée du travail et intensification Réduction du travail et im migration en France, augmen tation du travail dans PVD Marchandises produites Marchandises réelles (Biens) Marchandises Biens et Services Marchandises Biens et Services, March. financières Formes de l’exploitation et de la valorisation Plus-value absolue Allonger le temps de travail, augmenter le nombre des travailleurs Plus-value relative Mécanisation, segmentation du travail Plus-value absolue et relative, Réduction du salaire, direct et indirect, privatisations, Valeur actionnariale, éclatement du travail Lutte des travailleurs Réduire le temps de travail Interdire le travail des enfants Reconnaissance des qualifications, Réduction du temps de travail, Congés annuels, Services publics Conserver l’emploi, Obtenir des primes en cas de licenciement Le Socialisme La construction du socialisme en France n’exigera pas moins d’efforts théoriques que la compréhension de ce qu’est le travail dans le cadre du capitalisme monopoliste financier mondialisé et dans les sociétés qui suivront. Cela étant dit, on peut être assuré, eu égard à ce qui est en jeu, que la construction du socialisme aux caractéristiques françaises exigera, pendant un certain temps, une mobilisation politique à la fois considérable et sans relâche. La grande bourgeoisie française va résister tant qu’elle le pourra et fera intervenir ses alliés, européens et américains, directement concernés. Les problèmes à résoudre seront tout autant et pratiques que théoriques. J’avais envisagé initialement de consacrer une grande partie de cet article à la théorie de la Sécurité-Emploi-Formation. Je ne crois pas, en effet, qu’elle soit dotée des vertus révolutionnaires et visionnaires que lui prêtent Frédéric Boccara et ses amis théoriques. Elle est certainement nourrie de bonnes intentions [5] mais, comme l’a noté Pierre-Alain Millet dans son texte sur General Electric et le Monopoly mondial, elle est loin d’être au point [6]. C’est pourquoi, tout en la citant positivement dans la première partie de ce texte, j’ai souligné que les productions intellectuelles de la Section économique, comme d’autres, devraient, à mon avis, faire l’objet d’un processus critique de réappropriation collective, en même temps que se développeront les luttes en France, sauf à considérer que le féodalisme est la forme définitive d’organisation du PCF. Je vais maintenant énoncer quelles sont, selon moi, les principales exigences théoriques auxquelles, en France, le mouvement populaire sera vraisemblablement confronté s’il envisage de lutter pour le socialisme. J’entends, par exigences théoriques, ce qu’une approche théorique abstraite du socialisme en France conduit à considérer comme nécessaire. Pour une approche plus longuement argumentée de ces exigences, je me permets de renvoyer au livre que je viens de publier aux éditions Delga [7], tout en sachant qu’un livre de ce genre ne se lit pas comme un roman de Dumas ou de Stevenson. Je note 9 points, sans les développer vraiment. Rompre avec le capitalisme dans un pays développé comme la France. La grande bourgeoisie et ses représentants politiques doivent être immédiatement chassés du pouvoir économique, politique, administratif, juridique et culturel. C’est une condition nécessaire de l’avénement de toute alternative démocratique et populaire à la société actuelle de ce pays, car le capitalisme, en son stade présent de maturité, est une société de destruction (cf. la note n°6 de ce texte). Délimiter un coeur productif industriel de l’économie nationale. Quels sont les biens que la France se doit de produire selon des rapports socialistes, pour assurer la base de sa souveraineté productive, pour satisfaire le maximum de besoins populaires et dégager une capacité de négociation et d’échange sur le marché mondial. Aborder avec précision l’essence de la révolution technique et scientifique en cours [8]. Il existe, parmi les communistes français, au moins une autre conception de ce qu’est la révolution technique et scientifique en cours que celle diffusée sous le nom de Paul Boccara (la révolution informationnelle). Selon cette autre conception, cette révolution serait celle du calcul numérique et la possibilité, au terme de cette révolution, d’utiliser des machines universelles [9]. Voilà encore un point que les communistes devraient éclaircir. La clarification de la nature de la révolution scientifique en cours est l’une des exigences du socialisme en France. Elle est liée à ses implications sur le coeur productif évoqué au point précédent, à son intégration nécessaire aux systèmes de formation et de recherche, à son incidence sur les chercheurs et les laboratoires, sur les relations internationales à développer dans ces domaines, sur les précautions à prendre vis-à-vis des pays impérialistes pour protéger la souveraineté scientifique de la France. Bien que le socialisme vise à satisfaire au mieux les besoins de la consommation individuelle et collective des Français, la construction du socialisme repose et reposera sur l’investissement, matériel et humain. Le socialisme favorise le revenu et la consommation populaire. Celle-ci est la preuve tangible de son bien-fondé. Mais il se construit sur l’investissement. C’est l’une des difficultés du socialisme, surtout dans les pays en développement, de n’avoir de sens dans la population que par la consommation finale mais de n’avoir de dynamique et de solidité que par l’investissement. Le socialisme en France aura aussi à faire face à cette contradiction. Cela dit, le fait que les services collectifs, qui correspondent en gros à ce que nous appelons les services publics, soient à la fois, dans la plupart des cas, un investissement et une consommation finale, facilitera la solution de cette contradiction. J’ai, dans mon livre sur les Trajectoires chinoises, traité de ces services de manière théorique, les appelant, en reprenant les écrits d’un économiste russe du 19ème siècle, Henrich Storch, des biens et services de civilisation. Je renvoie sur ce point au chapitre 9 de ce livre [10]. Je pense que ces biens et services de civilisation devront être une priorité de l’investissement en France. La nation française, c’est l’évidence, doit être le lieu principal de la production et de la consommation socialistes. Partout, les Etats, les Nations doivent être, dans leurs territoires respectifs, les priorités du développement économique et social, pour une raison simple. Les socialistes cherchent à développer la production là où se trouvent la population et les consommateurs à titre final, par différence radicale avec les bourgeoisies monopolistes, qui développent la production dans le monde, là où elles peuvent satisfaire leurs exigences de rentabilité. Les populations se débrouillent ensuite et se déplacent vers les lieux de production que ces grandes bourgeoisies ont mis en place. Il faudrait aussi évoquer les guerres impérialistes, les stratégies de mise en concurrence des populations immigrées et des populations résidentes. Le 21ème siècle, qui devrait être un siècle de développement et de socialisme mettra un terme à ce genre de grandes migrations. Un aspect du socialisme, économiquement et politiquement très important, concerne les entreprises capitalistes. Il est clair qu’un certain nombre d’entre elles doivent être nationalisées. Cela dit, le socialisme est-il le stade de l’élimination complète des entreprises capitalistes? Je crois, d’une part, que le socialisme peut apporter une aide à un certain nombre d’entreprises capitalistes, petites et moyennes. Les Paysans du 17ème arrondissement ou, mieux même, Les Paysans de Paris relèvent d’une autre histoire, cela va de soi. Je crois d’autre part qu’il devrait être possible d’établir un contrat moral et politique de long terme avec certaines de ces entreprises, s’il est vrai que l’on peut distinguer entreprises capitalistes et mode de production capitaliste, comme le montre l’exemple du socialisme chinois. Cela suppose que soit instaurée la dictature démocratique du peuple. Certains capitalistes auront droit à une existence reconnue et nullement malheureuse s’ils contribuent au développement économique national, tout en ayant compris qu’ils ne disposent plus d’un pouvoir particulier. J’ai mis la démarchandisation de la force de travail au terme de ces différents points, car je crois que la revendication immédiate la plus importante des travailleurs est d’une part celle de la revalorisation de leurs salaires, la reconnaissance de leurs droits, notamment à la retraite, et d’autre part celle de la stabilité de leur emploi dans le contexte d’une dynamique générale de développement de l’économie et du bien-être. Ce que le socialisme doit réaliser, et il doit sans doute s’y employer rapidement, est de transformer la marchandise capitaliste force de travail en marchandise socialiste. La précarité et la surexploitation des travailleurs sont incompatibles avec les exigences scientifiques, techniques, environnementales, humaines, du développement moderne. Les travailleurs doivent disposer immédiatement d’une capacité élargie et approfondie d’intervention tant au plan de leur entreprise qu’au plan national. C’est ensuite l’évolution normale du socialisme que de démarchandiser cette marchandise et d’instaurer un nouveau mode d’accès aux biens et services produits que celui du salaire ou du revenu, fut-il garanti ainsi qu’un nouvel état de responsabilité sociale et gouvernementale. Le statut de cette marchandise devrait donc d’abord être, sous le socialisme, totalement différent de ce qu’il est au sein du Capitalisme monopoliste financier mondialisé. Viendrait ensuite le temps de la démarchandisation de cette marchandise avec sans doute les quatre aspects suivants, au delà de l’accroissement du bien-être : 1) la généralisation à tous les travailleurs d’un niveau élevé de connaissances, 2) l’augmentation continue du temps libre, 3) le changement de signification du travail, 4) la prise en charge de plus en plus complète du fonctionnement de la société. Enfin, dans un autre registre que celui de l’économie, je crois indispensable de faire que le socialisme soit un état de droit. Les problèmes et conflits qui surgiront doivent être réglés par le droit et non par des décisions administratives. Tels sont, selon moi, les 9 points théoriques majeurs devant être abordés et pris en charge par une société socialiste. Je n’ai pas fait de l’écologie un point particulier car la préoccupation écologique est une préoccupation générale, transversale à la plupart des points mentionnés. Je conclus ce texte en disant que les problèmes théoriques, pour fondamentaux qu’ils soient, risquent d’être absorbés par les problèmes pratiques. Le premier d’entre eux est certainement l’appartenance à l’Union européenne. Comment notre pays peut-il rompre avec le capitalisme et construire le socialisme en étant membre de l’Union européenne? Le deuxième est sans doute celui de la très grande mobilisation nécessaire pour franchir tous les obstacles de cette construction. Comment les communistes peuvent-ils redonner dès à présent confiance au peuple français et à ses diverses composantes, alors que leur audience est si faible? Comment surmonter le doute des uns et l’ironie des autres? Quoiqu’il en soit, nous devons commencer et nous n’avons pas de temps à perdre. La décrépitude du système capitalisme accroit la misère d’un grand nombre. Le risque de sa fascisation n’est aucunement irréaliste. Et puis, comme nous le savons tous, le plus long des voyages commence par un pas. Jean-Claude Delaunay [1]Bien sûr, le marxisme n’est qu’une clé et cette clé n’ouvre pas toutes les portes. Elle doit être revisée au fur et à mesure des évolutions, graissée de temps en temps. Par ailleurs, le fait d’être marxiste ne garantit pas contre l’erreur. C’est pourquoi cette théorie ne peut que relever d’une élaboration collective, devant lier, le plus étroitement qu’il est possible, la théorie et la pratique. Cette théorie n’est pas une divination. Elle repose sur l’observation, comme toutes les théories scientifiques. Tout cela est rétrospectivement l’évidence. Les circonstances ont entraîné la suppression du marxisme comme référence de l’action révolutionnaire menée par le PCF. Les communistes de cette organisation doivent revenir sur ce passé. [2]Laurent Santoire : «Alstom : Le dépeçage continue», publié sur le site de FVRPCF (30/11/2017). [3]Pierre Alain Millet : «Alstom/GE : Casser la spirale infernale du monopoly mondial», publié sur le site de FVRPCF (20/09/2020). [4]«Les salariés ont donné de multiples exemples qui montrent à quel point les décisions de GE ne répondent qu’à un objectif simple, “le cash”, la rentabilité forcée du travail pour assurer le retour d’investissement le plus rapide possible. Aucune stratégie de développement des produits, des processus de production, des compétences, bref, pour GE, un site industriel n’est qu’une marchandise qu’on presse au maximum avant de la jeter. Et pour cela, ils jouent la concurrence, “libre et non faussée” dirait l’Union Européenne, transférant une activité de Villeurbanne à Aix-les Bains, puis en Italie, en Chine ou en Inde… C’est le grand monopoly des actionnaires du capital qui ne poursuivent qu’un seul et unique but, leur propre fortune !Et ce monopoly conduit non seulement à des destructions d’emplois et de savoir-faire, mais aussi à une incohérence de la filière industrielle et technologique, à son inefficacité que les actionnaires utilisent ensuite comme prétexte à leur restructuration. Cette inefficacité vient du refus de donner sa place à l’innovation dans toute la filière, de développer les qualifications, les coopérations internationales, comme avec toutes les parties prenantes pour mieux répondre aux besoins d’une électricité décarbonée.On ne peut pas sortir de cette situation en restant dans ce jeu de monopoly. Tant que les actionnaires peuvent décider des investissements, de leur localisation, ils ne décideront que pour leur intérêt. Pour prendre en compte les intérêts des salariés, des fournisseurs et clients, des voisins du site et de la région urbaine, il faut que les investissements industriels deviennent un enjeu du débat public, de la décision politique. Pour porter un projet de développement économique, technologique, social, environnemental d’une industrie, la décision doit revenir au politique, les investisseurs devant s’inscrire dans le cadre de ce projet» (PA Millet, Alstom/GE : Casser la spirale infernale du monopoly mondial). [5]Le projet de Sécurité Emploi-Formation peut être résumé de la manière suivante. C’est un projet qui pense possible, au sein même du capitalisme, de «démarchandiser» la marchandise capitaliste force de travail, tout en lui conservant, tant pour les entreprises que pour les individus, les vertus de souplesse et d’adaptabilité de sa forme marchandise. La démarchandisation serait obtenue grâce au versement d’un revenu à la fois sécurisé et substantiel, au moment du départ de l’entreprise et jusqu’au retour dans l’entreprise. Ce projet vise en outre à assurer la mise en cohérence des qualifications et compétences des individus avec le développement des forces productives matérielles, d’où la liaison envisagée entre sécurité et formation. Il s’agit d’en finir définitivement avec le principe même du chômage, l’armée industrielle des chômeurs étant remplacée par l’armée industrielle des étudiants. La Revue marxiste d’économie, Economie et Politique a publié de très nombreux articles sur ce sujet. Cf, par exemple, «Rapport à la Commission Economique du PCF, 27 Mai 2020» (E et P, 23/10/2020). Dans les publications récentes, cf. l’entretien de Frédéric Boccara paru dans L’Avant-Garde du 7 Octobre 2020: «Nous proposons d’en finir avec le principe même du chômage et de la précarité». [6]«Les promoteurs de la SEF parlent le plus souvent de «pôles publics», de «conférences régionales de mobilisation pour l’emploi» sans le plus souvent poser la question de la propriété du capital et donc des nationalisations» (PAM, Comment remettre en cause le Monopoly capitaliste? 5/10/2020). Il semble que ses promoteurs pensent leur proposition théorique comme si la propriété du capital n’avait plus grand sens et comme si la mise en route de la SEF pouvait être de nature exclusivement ou principalement bancaire. Cette approche de la révolution par la SEF est dotée d’une tonalité proudhonienne (le crédit bancaire, sa quasi-gratuité, sont les facteurs majeurs de la révolution sociale) qui mériterait examen. Je crois que nos camarades, en développant l’idée que le capitalisme en est aujourd’hui au stade du Capitalisme Monopoliste d’Etat Social (en crise), sous-estiment que le Capitalisme est sorti de ce stade. Un nouveau stade a pris forme après les années 1970, le Capitalisme monopoliste financier mondialisé. Le Capital est désormais mondialisé au plan de la production en même temps que financiarisé au plan de la valeur et de sa mise en valeur. Cela entraîne, d’une part, la destruction, au plan national, de l’appareil de production des biens et des services ainsi que de la régression généralisée de la production scientifique, et d’autre part, la soumission complète du capital en fonction à la financiarisation de l’économie. La marchandisation financière du Capital, sa transformation en marchandises financières, détermine et domine désormais complètement ce qui est produit sous son égide, sa production en tant que capital productif, sa production de marchandises réelles, et, par voie de conséquence, son utilisation de la marchandise capitaliste force de travail. C’est ce que j’ai expliqué en raccourci dans la première partie du présent texte, supra, sous la rubrique «le marxisme». Démarchandiser la force de travail tout en conservant les rapports sociaux capitalistes (je préfère parler de rapports sociaux plutôt que de logique, comme le fait la section économique du PCF ) ne changera rien à l’affaire, car le système sera toujours sous l’effet de la suraccumulation durable du capital même si la consommation finale est stimulée par cette mesure. Il faut rompre avec le capitalisme et instaurer une nouvelle société, instaurer de nouveaux rapports sociaux, pour que cette démarchandisation soit rendue possible, car ce n’est pas la marchandise force de travail qui engendre et structure les moyens de production comme Capital et comme Capital financiarisé et mondialisé. C’est le Capital en tant que rapport social à son stade actuel de développement qui structure la force de travail comme marchandise capitaliste. [7]Jean-Claude Delaunay (2020), Rompre avec le Capitalisme, Construire le Socialisme, Editions Delga, Paris. [8]La section économique du PCF s’en tient aux conceptions de Paul Boccara sur la révolution informationnelle. Les machines d’hier auraient remplacé la main de l’homme dans la production des choses. Les machines d’aujourd’hui (les ordinateurs) travailleraient sur les choses par l’intermédiaire de l’information que l’on a sur les choses. Elles tendraient donc à remplacer à la fois la main et le cerveau des hommes. Il n’en dit pas plus sur cette révolution et l’on peut penser que, au moment où PB l’a mise sur le marché, cette théorisation n’était pas très originale. Cela dit, l’intérêt accordé par PB à cette théorie a surtout porté sur la difficulté de développer cette révolution dans le cadre du capitalisme. En effet, disait-il, l’information est infiniment reproductible à coûts nuls. Or le capitalisme, cherchant à marchandiser toute chose, bloquerait la progression de cette révolution en marchandisant l’information. Le blocage de la révolution ne résulterait pas de l’effet des rapports sociaux privés sur les machines mais sur l’information. Cet aspect du problème est certainement important, mais est-ce le seul? Est-ce l’aspect déterminant? Tout cela manque de cohérence. La théorie porte sur l’information, un concept vague, puis se déplace vers les résultats de la recherche. Qu’en est-il des autres informations? Enfin, l’attention est centrée sur la diffusion de la recherche et non sur son processus de production. Mais même à ce niveau, la théorie reste floue. Une recherche ne se reproduit pas et ne se diffuse pas aussi simplement qu’une démonstration relative au théorème de Pythagore. Les temps ont changé depuis l’antiquité. Cette affirmation relative à la reproductibilité infinie des résultats de la recheche, que PB avait reprise à son compte sans esprit critique, aurait due être, par lui, examinée avec soin. C’est l’un des problèmes pratiques aujourd’hui que de faire passer la recherche des laboratoires universitaires dans l’industrie. [9]Cf. les travaux de Francis Velain et Ivan Lavalée, ainsi que leurs articles dans Progressistes. [10]Jean-Claude Delaunay, 2018, Les Trajectoires Chinoises, De l’Empire Agro-militaire au Développement et au Socialisme, Editions Delga, Paris. |
| | Posté le 07-11-2020 à 22:44:01
| Suite de la contribution de Jean Claude sur la Sécurité Emploi Formation , avec un développement très intéressant sur l'emploi et la formation dans la société socialiste : Jean-Claude Delaunay: débat projet Emploi Formation DANIELLE BLEITRACH 6 NOVEMBRE 2020 https://histoireetsociete.com/2020/11/06/jean-claude-delaunay-debat-projet-emploi-formation/#comment-1805
_____________________ Je vais exprimer ici, de manière très brève mais de façon suffisamment claire pour contribuer sainement à la discussion, ce que je pense du projet Sécurité Emploi Formation en sa formulation actuelle. Le texte de Jean-Louis Cailloux est très clair. Il n’est aucunement agressif. Il est propice au débat réel. J’apprécie. J’espère que, de mon côté, les termes que je vais employer seront acceptés et ne nuiront pas au débat nécessaire. https://histoireetsociete.com/2020/10/29/editorial-les-appels-a-une-candidature-unique-de-la-gauche-pour-lelection-presidentielle-de-2022-se-multiplient-depuis-des-mois-sous-diverses-formes-ne-sont-elles-pas-des-formes-de/ 1) A mon avis, en l’état actuel de sa formulation, ce projet est illusoire et réformiste. Il détourne des tâches révolutionnaires, rompre avec le capitalisme, construire le socialisme. 2) Mais s’il est pris comme l’un des éléments forts et immédiats de la rupture socialiste, c’est un projet également illusoire dans le cadre d’une démarche révolutionnaire. I) Le caractère illusoire de la SEF dans le cadre du capitalisme (sans rompre avec ce système). La démonstration de ce point me paraît simple. Nous sommes entrés, depuis une cinquantaine d’années, dans un nouveau stade du capitalisme. Le capitalisme monopoliste d’Etat, analysé par Lénine puis analysé à nouveau par Boccara, est entré en crise autour des années 1970. Il a été remplacé par une nouvelle organisation capitaliste, que j’appelle capitalisme monopoliste financier mondialisé. La mise en place de ce nouveau stade a eu pour finalité, selon le point de vue des grandes bourgeoisies des pays capitalistes développés, de surmonter la crise profonde de rentabilité engendrée par la suraccumulation durable du Capital. La suraccumulation du Capital est la maladie génétique du système capitaliste industriel. Lorsque cette maladie est devenue trop grave (durable) les grandes bourgeoisies se sont organisées pour y faire face. A la fin du 19ème siècle, elles ont mis en place le Capitalisme monopoliste d’Etat. Ce dernier a connu deux phases : la phase proprement guerrière allant de la fin du 19ème siècle aux années 1945-1950 et la phase, toujours guerrière mais aussi de l’illusion démocratique, allant des années 1950 aux années 1970. Au cours des années 1970, le système capitaliste est entré dans un nouvel état de suraccumulation durable. Pour tenter de le surmonter, les grandes bourgeoisies ont complètement remodelé le CME et ont mis en place le CMFM. En quoi cette analyse concerne-t-elle la SEF? Ma réponse à cette question comprend deux sous-parties. Dans la première, je remarque que la mondialisation capitaliste a rendu l’exploitation des travailleurs encore plus dure qu’elle ne l’était auparavant. La mondialisation s’est d’abord traduite par l’éclatement des systèmes productifs nationaux. Progressivement, les grandes entreprises ont quitté la France pour aller s’installer ailleurs. Elles ont laissé les travailleurs sur le carreau. Quant à celles qui viennent en France, elles dictent leurs conditions. Souvent, elles reçoivent des sous, puis elles se tirent. Dans la deuxième, je comprends que la mondialisation réelle, celle des systèmes productifs, a nécessairement eu pour complément la transformation des entreprises en marchandises financières et la mise en place entre les entreprises de relations financières beaucoup plus denses. L’économie mondiale s’est financiarisée dans le cadre du capitalisme mondialisé. C’est une conséquence nécessaire. Elle a été stimulée par le fait que le capitalisme des Etats-Unis, qui sont les leaders du système, fonctionne de cette manière. Avant, dans le CME, l’Etat capitaliste était l’organisateur des relations entre ls entreprises en même temps que l’organisateur de la vie des entreprises, de leur essence. Après, dans le monde, où il n’existe pas d’Etat capitaliste, ce sont les marchés financiers qui sont devenus les organisateurs de la vie individuelle et collective mondiale du Capital. Il en a résulté une double conséquence : 1) le niveau financier est devenu dominant du niveau réel, 2) les travailleurs ont été soumis à une double contrainte : a) la contrainte du marché du travail, b) la contrainte du marché des entreprises, de la financiarisation de leurs actifs. Les travailleurs sont dès lors soumis à une double vente. A) une vente effective. Ils se vendent sur le marché du travail, s’ils le peuvent. B) Une vente potentielle. Quand ils travaillent dans une entreprise, ils sont vendus comme peut l’être l’entreprise dans laquelle ils ont été embauchés. En attendant une vente éventuelle, le Capital les organise de telle sorte que l’entreprise puisse être vendue dans les meilleures conditions. Et les actionnaires reçoivent des dividendes. J’en viens maintenant à la SEF. Ce projet ne concerne que le marché du travail. Comment penser révolutionner les rapports capitalistes actuels par une simple intervention relative au marché du travail sans remettre en cause totalement l’existence du marché des entreprises, qui est le marché dominant? Je ne développe pas davantage mais ma conclusion sur ce point est la suivante : le projet SEF est illusoire dans le cadre du capitalisme financier mondialisé. Si l’on veut changer aujourd’hui la situation des travailleurs dans un pays comme la France, il faut s’attaquer au Capitalisme en son état actuel d’organisation. Ce n’est pas la marchandise force de travail qui fait le Capital, c’est le Capital qui fait la marchandise force de travail. Si l’on veut changer la forme marchandise de la force de travail, il faut donc changer le Capital, l’éliminer. II) Le projet SEF dans le cadre du socialisme Faisons l’hypothèse que mon raisonnement soit entendu et que les actuels partisans de la SEF, aujourd’hui réticents à l’égard du socialisme et de la nécessaire rupture avec le système capitaliste, acceptent finalement cette idée. Ils (elles) peuvent dire : “OK, il faut rompre avec le capitalisme. Il faut construire le socialisme. Mais pour mobiliser les masses populaires dans cette immense bataille, faisons de la SEF un instrument, un objectif immédiat, de la mobilisation et de la lutte pour le socialisme”. Est-ce que, pour autant, nous aurions fait le tour de la question? Je ne vais guère développer ce point, mais je dois dire que je suis très réservé. Autant je pense que ce projet est nourri de bonnes intentions et qu’il est différent des élucubrations de Friot, autant je le crois limité dans sa démarche. Cela dit, les choses ne sont pas simples et c’est pourquoi il faudrait en faire une étude approfondie. Quelle est l’intention de la SEF? Cette intention est de changer la nature marchande de la force de travail en agissant sur le marché du travail. D’une part, il s’agit de modifier l’accès des travailleurs aux biens et services en stabilisant la nature marchande de leur force (aspect sécurité). D’autre part, il s’agit de permettre aux entreprises d’embaucher le maximum de main-d’oeuvre sans mettre en cause leurs capacités productives (aspect flexibilité). Le but de ce projet est double: 1) Il est de faire que le marché du travail à la fois fonctionne (les entreprises licencient, les travailleurs changent d’emploi) et ne fonctionne pas (le prix de la force de travail est socialisé. La masse salariale est socialisée). 2) Il vise, à travers la flexibilité qu’il organise, à qualifier toujours plus la force de travail (d’où le couplage entre sécurité et formation). Le couplage entre formation et emploi fait évoluer la situation des travailleurs d’une problématique individuelle de l’emploi vers une problématique sociale du travail. Comment peut-on être réservé à l’égard d’un tel projet? En réalité, je ne suis pas réservé. Je me pose simplement des questions. A l’époque où Paul Boccara lançait cette théorie sur le marché, j’avais posé quelques questions; mais comme à son habitude, il ne répondait pas. Je n’étais d’ailleurs pas le seul. J’ai encore le souvenir très présent d’en avoir discuté avec Tony Andréani. Nous nous demandions : «Sans exclure l’existence de système d’ajustement des métiers et qualifications en cours de vie des individus, ne serait-il pas préférable de planifier les formations au lieu de dépenser temps et argent à corriger les mauvais choix effectués par les individus au départ de leur vie, que ce soit volontairement ou par effet du système?» . D’autres se montraient très critiques de cette théorie. Le Forum marxiste, par exemple, avait, sous la plume de Xuan me semble-t-il, publié un texte très argumenté sur cette question. Je ne fais même pas allusion au fait que (c’était en tout cas l’une de mes interrogations) le projet SEF, qui se présentait comme un projet subversif du capitalisme supposait que le capitalisme fut aboli pour avoir la moindre chance d’exister. Bref, ce que je souhaite souligner ici est que cette époque devrait être révolue. Il appartient aux communistes, collectivement et en étroit contact avec les travailleurs, de promouvoir les idées de la révolution et non d’utiliser des pancartes pour se distinguer les uns des autres. Certes, le projet SEF est nourri de bonnes intentions. Il vise, disent ses promoteurs, à dépasser le marché. J’imagine que cela veut dire qu’il vise à dépasser le marché capitaliste. C’est un projet révolutionnaire. L’application de la SEF agira sur la société à la manière d’un antibiotique. La révolution partira de la SEF et s’étendra à toute la société, à tous ses rouages. J’en viens donc maintenant aux 5 grandes questions qui me viennent à l’esprit à propos du projet de la SEF. 1) Est-il possible que la SEF ait cette vertu révolutionnaire centrale? La SEF agit sur la marchandise force de travail, sur la capacité de cette forme à faire accéder les travailleurs aux produits de leur travail. Elle se situe par conséquent au niveau de la circulation. La révolution socialiste prend elle place au plan des rapports de circulation de la valeur marchande ou au plan des rapports de production et de consommation de la valeur marchande? 2) A mon avis, le socialisme, tout en satisfaisant les besoins populaires, vise à transformer l‘essence marchande et capitaliste des rapport sociaux capitalistes. Or quelle sont les facteurs transformateurs de cette essence marchande? Ce sont les investissements matériels et humains. Par conséquent, au delà de la transformation des rapports sociaux de propriété proprement dits, quel doit être le levier principal d’une transformation révolutionnaire? N’est-ce pas l’investissement sous toutes ses formes? 3) Oui mais le projet SEF, c’est précisément un projet qui fait le lien avec la formation, laquelle est un investissement humain fondamental de la société socialiste, organisée au plan national. Cela ne répond-il pas à ma préoccupation? Voici alors deux questions qui me viennent à l’esprit. A) La formation, qui la détermine? Sont ce les individus, au gré de leurs désirs de changement d’emploi ou les entreprises, au gré de leurs actions productives? La formation ne doit elle pas être conçue d’abord et au moins dans ses grandes lignes, au plan de la société? Sont-ce les étudiants qui font la formation ou sont ce les formations qui font les étudiants? B) Les communistes estiment que le socialisme est la société la mieux placée pour promouvoir la Révolution Scientifique et Technique d’aujourd’hui. N’est-ce pas la liaison Formation-RST qui doit donner sa forme à la Formation quitte à ce que par la suite soient organisés les ajustements indispensables tant au niveau des individus que des entreprises. Je crois que le projet SEF est loin du compte sur ces divers points. Mais quelle est la nature de la RST en cours? Sommes nous au clair sur ce point? 4) Ce que le socialisme doit réaliser à l’égard de la force de travail, ce n’est pas seulement la sécurité de l’accès au revenu national et une liaison ex ante avec les besoins de la RST et de la société. C’est le renversement du caractère dominé de la force de travail par les rapports sociaux capitalistes et par les forces productives matérielles. De dominée qu’elle était, la force de travail (les travailleurs) doit devenir dominante. Cela suppose l’obtention de droits nouveaux dans tous les domaines. Cela suppose que les différences de niveaux entre les travailleurs tendent à s’estomper sur la base d’une qualification réelle, générale, de masse. Cela suppose que les travailleurs bénéficient de plus en plus de tous ces services collectifs qui font la qualité et l’efficacité d’une société moderne. A la limite, les promoteurs du projet SEF devraient appeler leur projet Sécurité Emploi-Formation-Recherche-Santé-Transports- Communication-Administration-Logements-Sécurité intérieure- Défense nationale-Souveraineté nationale, Environnement, sans oublier un etc indispensable. Cela deviendrait le projet de SEFRSTCALSDSEE. Car sécuriser la force de travail, cela suppose, à mon avis, le développement prioritaire de tous ces services (éducation, formation, recherche, santé, sécurité, transports, culture, communication, administration, logements, souveraineté nationale, défense nationale, environnement) dont l’énumération recoupe et dépasse ce que nous avons l’habitude d’appeler les services publics et qu’il faut absolument et d’urgence reconquérir tout en les élargissant ? 5) Au total, ce que je crois est que le projet SEF est surestimé (ses vertus révolutionnaires), très incomplet (tout ce qui contribuer au renversement des positions respectives antérieures entre travailleurs et société d’une part, entre travailleurs et forces productives matérielles d’autre part) et qu’il manque à ce projet une réflexion approfondie sur le socialisme et ses exigences. En l’état, ce projet ne peut satisfaire les besoins des travailleurs que sur la base d’une réflexion superficielle. Il se propose d’apporter une sécurité juridique aux travailleurs. Il me semble que les communistes se doivent de proposer aux travailleurs de construire avec eux une sécurité réelle et de long terme, une sécurité qui soit en même temps la transformation en profondeur tant de la société capitaliste que de la société marchande, et de la nature marchande de la force de travail dans cette société. Il s’agit de construire non pas l’Amérique mais l’abondance. Comment conclure ce texte? Je vais avancer deux idées. Toutes deux ont trait à ce que les travailleurs, qu’ils soient en fonction, en chômage ou en attente d’un emploi, demandent. Moi, je ne suis pas devin. Je suis retraité. Je vis loin de la France, dans un pays socialiste, et j’attends que les communistes du terrain me disent ce que les travailleurs de France demandent. Cela dit, et en l’attente, ma première idée est la suivante. S’il est vrai que la sécurité de l’emploi est la plus importante des revendications des travailleurs de France, soit, admettons. Mais dans ce cas, je ferais remarquer qu’un projet du genre SEF n’est certainement pas adapté dans l’état actuel de sa formulation. C’est même une illusion. Que signifie une sécurité de l’emploi suivie d’une formation si l’entreprise dans laquelle vous travaillez peut être à tout instant vendue, achetée, recomposée? Et vous croyez que les capitalistes vont laisser faire? Tant qu’à mener la lutte immense que nécessitera l’application d’un tel projet, faisons en sorte que cette lutte aboutisse à l’élimination immédiate de la grande bourgeoisie française de tous les lieux de pouvoir, économique, politique, culturel, administratif, militaire. Car rien ne changera si elle demeure en place. Ma deuxième idée est la suivante. Certes, on peut se dire que, pour que les masses populaires se mettent en branle, il faut absolument qu’elles soient concernées. C’est l’évidence. Il me paraît clair que des mesures immédiates pour améliorer la vie des travailleurs s’impose. Cela dit, le projet de la SEF, c’est autre chose. C’est un projet d’ambition révolutionnaire et de moyen long terme. Jean Claude Cailloux présente ce projet comme une motivation immédiate et comme un dessin d’avenir. Ma réaction est de penser que l’avenir doit être construit avec les travailleurs, qu’ils ont besoin de conquérir immédiatement les droits qui leurs permettront de faire cette construction. Mais que les traits de cette construction ne sont, dans l’état actuel de la réflexion sur la SEF, qu’une bien pâle image de tout ce qu’il faudra construire pour changer la société. Jean-Claude Delaunay |
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