| | | | | Xuan | Grand classique (ou très bavard) | 18602 messages postés |
| Posté le 23-06-2016 à 13:14:14
| Comment un rapport de forces bascule (source le Monde Diplomatique de juin 2016) Aux origines ouvrières du Front populaire Le 3 mai 1936, le gouvernement de Léon Blum parvenait au pouvoir dans une France affaiblie par la crise économique et menacée par la guerre. Cette date constitue le point de départ politique du Front populaire. Mais elle occulte les conditions d’émergence et les racines sociales d’un mouvement de grèves sans précédent, qui permit des avancées considérables. par Gérard Noiriel
Boris Taslitsky. – « Grèves de juin 1936 », 1936 ADAGP Lors du discours qu’il a prononcé, le 3 mai 2016, en introduction du colloque « La gauche et le pouvoir (1) », M. François Hollande a félicité les organisateurs d’avoir tenu cette rencontre le jour du 80e anniversaire de la victoire du Front populaire. C’était un bon moyen, selon lui, de « faire des comparaisons utiles dans le temps, dans l’espace, et de tirer les leçons pour aujourd’hui » . Commémorer le Front populaire en privilégiant les élections législatives d’avril-mai 1936 n’est évidemment pas anodin. Cela permet de mettre l’accent sur le rôle des partis, de leurs dirigeants et de leurs programmes, au détriment des luttes populaires. C’est l’histoire vue d’en haut et non d’en bas. Pourtant, le Front populaire est le meilleur exemple que l’on puisse trouver dans notre histoire contemporaine quand on veut montrer que les progrès sociaux dépendent bien plus des mobilisations populaires que des programmes électoraux. La victoire de la gauche en mai 1936 ne suffit pas, par elle-même, à donner son importance historique au Front populaire. Les radicaux, les socialistes et les communistes — les trois principales forces politiques réunies sous sa bannière — l’ont emporté d’une courte tête (37,3 % des inscrits, contre 35,9 % pour la droite). Pour parvenir à une entente, ils ont adopté un programme extrêmement modeste, résumé par le slogan : « Pain, paix, liberté ». Sur le plan social, leurs promesses se limitaient à des mesures visant à réduire la durée du travail sans diminution de salaire et à créer un fonds national de chômage. Cette timidité explique en partie que le Parti communiste ait refusé de participer au gouvernement dirigé par Léon Blum. Si le Front populaire est devenu un moment marquant de notre histoire contemporaine, c’est avant tout parce qu’il a pris sa source et trouvé sa raison d’être dans une extraordinaire mobilisation collective, qui n’a pas eu d’équivalent à l’époque en Europe. Pour tenter d’expliquer les raisons de ce soulèvement des classes populaires, il faut commencer par replacer l’événement dans l’histoire longue de la classe ouvrière française (2). À la différence de ce qui s’est passé au Royaume-Uni, la première révolution industrielle n’a pas entraîné, en France, une rupture radicale avec le monde rural. La grande industrie se développe en prolongeant le modèle économique antérieur, dominé par des marchands-fabricants qui distribuent la matière première transformée en produits finis par une multitude d’ouvriers-paysans enracinés dans leurs villages et travaillant en famille. Dans les grandes villes, et notamment à Paris, on trouve surtout des ouvriers-artisans, issus du monde des corporations d’Ancien Régime. Héritiers des sans-culottes, ils sont les principaux acteurs de tous les mouvements révolutionnaires qui secouent la capitale de 1789 jusqu’à la Commune de Paris, en 1871. Un immense fossé sépare ces deux composantes du monde ouvrier. Cette hétérogénéité freine la constitution d’une classe ouvrière possédant une identité propre, entrave la naissance du droit du travail, pérennise les formes juridiques traditionnelles que sont le louage d’ouvrage et le marchandage (3). Véritable point de départ en 1933 À la fin du XIXe siècle, la première crise majeure du capitalisme, appelée Grande Dépression par les historiens, débouche sur une nouvelle révolution industrielle, qui ouvre l’ère des grandes usines. Touchées de plein fouet par ces bouleversements, les deux principales composantes du monde ouvrier engagent un combat radical et multiforme contre l’ordre nouveau. Les grèves et les manifestations, souvent réprimées dans le sang, se multiplient. C’est à ce moment-là que s’impose dans l’espace public la figure du mineur, que naissent les syndicats et les partis se réclamant du prolétariat (Confédération générale du travail [CGT], Parti ouvrier français [POF], etc.). Cette mobilisation massive contraint le patronat des mines à signer les premières conventions collectives. C’est aussi le début de la législation sociale, illustrée notamment par les lois sur le repos hebdomadaire, la retraite ouvrière et paysanne, et surtout la naissance du code du travail (1910) (4). Néanmoins, le pouvoir républicain ne s’engage pas sur la voie d’un système global de protection sociale comparable à celui qu’Otto von Bismarck a imposé en Allemagne au cours des années 1880. Pour satisfaire leur électorat, composé surtout de paysans propriétaires et de petits patrons, les dirigeants de la République française optent pour un protectionnisme économique qui vise à taxer les marchandises, mais aussi la main-d’œuvre étrangère. Ce n’est pas un hasard si la loi dite de « protection du travail national » (adoptée en 1893) se focalise sur des mesures d’identification des travailleurs étrangers. En freinant l’exode rural, ce protectionnisme aggrave la pénurie d’ouvriers dans la grande industrie. Le recours massif à l’immigration s’impose au moment même où se multiplient les discriminations de tous ordres à l’égard des non-nationaux. La première guerre mondiale et la période de reconstruction qui la suit creusent de nouveaux clivages entre les composantes du monde ouvrier. Dans les secteurs les mieux protégés (chemins de fer, postes, services publics, etc.), la cogestion tripartite (État, patronat, syndicat), institutionnalisée pendant la guerre grâce à l’union sacrée, est pérennisée. C’est dans ces branches que la CGT réformiste recrute la plus grande partie de ses adhérents. En revanche, dans la grande industrie, le mouvement ouvrier s’effondre après la répression féroce des grèves insurrectionnelles de 1919-1920. Comme l’ont montré Edward Shorter et Charles Tilly, c’est dans les entreprises de plus de cinq cents ouvriers, là où la combativité était la plus forte avant 1914, que le recul des grèves est le plus net au cours des années 1920 (5). Cette démobilisation s’explique par deux raisons. Dans l’industrie lourde du Nord et de l’Est, le recours massif à l’immigration pour remplacer les ouvriers morts au combat ou qui ont fui les zones sinistrées affaiblit fortement les traditions de lutte forgées dans les décennies antérieures. Dans l’industrie de transformation, les nouvelles usines se développent surtout au sein des banlieues des grandes villes. Elles attirent des ouvriers qualifiés qui privilégient des solutions individuelles en changeant constamment d’entreprise pour vendre leur force de travail au patron le plus offrant. Cette instabilité massive entrave l’action collective, malgré les efforts du Parti communiste et de la Confédération générale du travail unitaire (CGTU (6)). La nouvelle crise du capitalisme, déclenchée par l’effondrement de la Bourse de Wall Street en octobre 1929, atteint la France en deux temps. Jusqu’en 1933, ses effets sont beaucoup moins visibles que dans les autres pays, car elle frappe surtout les franges les plus marginales de la société industrielle. Des centaines de milliers de travailleurs immigrés sont renvoyés dans leurs pays d’origine, et les ouvriers-paysans (qui sont encore très nombreux en France) trouvent dans leur environnement rural des ressources qui limitent le recours aux fonds de chômage. Mais, à partir de 1933, la dépression touche de plein fouet le cœur d’un monde ouvrier plus français, plus masculin, plus qualifié, plus urbain que dans la période précédente. Le chômage prend des proportions gigantesques, alors même que le système d’indemnisation est encore archaïque. De nombreux ouvriers qualifiés sont bloqués dans leur mobilité, et sont parfois contraints d’occuper les emplois auparavant réservés aux immigrés. Les patrons, n’ayant plus les ressources nécessaires pour intensifier la mécanisation des tâches manuelles, privilégient désormais la « rationalisation du travail ». La rémunération au rendement et le travail à la chaîne se diffusent rapidement, notamment dans l’automobile. Contrairement à ce qui est fréquemment affirmé, le mouvement de grèves qui caractérise le Front populaire n’a pas débuté au lendemain de la victoire électorale de la gauche, le 3 mai 1936. Son véritable point de départ date de 1933, lorsque les ouvriers qualifiés des grandes usines de construction mécanique sont directement frappés par la crise économique. C’est à ce moment-là que le Parti communiste commence à récolter les fruits d’une stratégie privilégiant l’action dans l’entreprise. S’il fallait désigner un événement fondateur, nous pourrions volontiers choisir l’accident qui s’est produit le 6 février 1933 à l’usine Renault de Billancourt. L’explosion d’une chaudière fait huit morts et de nombreux blessés. Lors de l’enterrement, le patron (Louis Renault) et le maire socialiste font face aux familles des victimes, soutenues par les élus communistes, les militants et vingt mille ouvriers qui crient :« Assassins ! Assassins ! ». Relayé sur tout le territoire national parL’Humanité (le journal de Jean Jaurès, passé sous la coupe du Parti communiste en 1920), cet événement tragique contribue fortement au processus d’identification des travailleurs à un « nous » ouvrier qui ne cessera de se consolider dans les mois et les années suivants. La conjoncture politique va jouer un grand rôle, elle aussi, dans le développement des luttes sociales. Le 6 février 1934, les ligues d’extrême droite organisent une manifestation qui vire à l’émeute. La crainte d’un coup d’État suscite une réaction qui précipite la réunification du mouvement ouvrier et l’alliance des forces de gauche au sein d’un front antifasciste qui ouvre la voie au Front populaire. Ce réflexe unitaire encourage les travailleurs à s’engager dans l’action collective. Les grèves se multiplient, touchant des secteurs très divers ; fait nouveau, elles sont désormais souvent victorieuses. Preuve du rôle essentiel que les femmes commencent à jouer dans ce mouvement, en mai 1935 plus de deux mille ouvrières de la confection, réparties dans de petites entreprises de la région parisienne, se mettent en grève contre des diminutions de salaire ; elles obtiennent gain de cause. La lutte paye Cette première phase de l’histoire du Front populaire est essentielle, car c’est à ce moment-là que les ouvriers vont inventer les modes d’action et mettre au point les revendications qui se généraliseront en mai-juin 1936. L’exemple du conflit qui touche en novembre 1935 les forges d’Homécourt à Saint-Chamond (une usine qui fabrique du matériel pour la marine nationale) est à cet égard emblématique. Motivée par le rejet des mesures de « rationalisation du travail », la grève s’accompagne (pour la première fois) d’une occupation des locaux qui durera cinq semaines. Les grévistes obtiennent non seulement des hausses de salaire, mais aussi l’instauration de délégués du personnel et une classification des ouvriers en trois catégories, en fonction de leur qualification. La victoire électorale de mai 1936 peut être vue comme l’étincelle qui a provoqué l’embrasement général à partir des foyers allumés par le petit noyau des ouvriers qualifiés de la grande industrie. Le mouvement des grèves avec occupation connaît un premier point culminant au début du mois de juin 1936 (cent cinquante entreprises occupées). Le patronat accepte alors d’entamer des négociations, qui aboutissent le 8 juin aux accords de Matignon (hausse des salaires, limitation de la durée du travail hebdomadaire à quarante heures, congés payés, généralisation des conventions collectives, etc.). Mais ces acquis ne suffisent pas à mettre un terme au mouvement, bien au contraire. Découvrant que la lutte paye, les fractions les plus éloignées de l’action syndicale et politique prennent ensuite le relais. Pratiquement toutes les branches de l’économie seront touchées par ce mouvement, à l’exception des secteurs les mieux protégés (services, fonction publique), qui resteront fidèles à la collaboration de classe prônée par la CGT réformiste. Finalement, la principale leçon que l’on peut tirer du Front populaire, c’est que des revendications sociales que les experts, les gouvernants et les patrons jugeaient « utopiques », « irréalistes », voire « suicidaires » deviennent légitimes quand les dominés parviennent à construire un rapport de forces qui leur est favorable. Certes, le combat ne s’est pas arrêté en juin 1936. Au cours des mois et des années suivants, les accords de Matignon seront constamment attaqués par le patronat, et ce n’est qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale qu’ils s’installeront durablement dans le droit français. Le démantèlement actuel du droit du travail marque sans doute une nouvelle étape dans cette histoire longue de la lutte des classes. Le Front populaire montre aussi que les représentations collectives de la société sont bouleversées quand la classe ouvrière fait entendre sa voix. À la Belle Époque, le mouvement social avait permis l’irruption de la figure du mineur du Nord dans l’espace public. En 1936, c’est le « métallo de Billancourt » qui prend sa place. Ce nouveau personnage, incarné au cinéma par Jean Gabin (La Belle Équipe), occulte certes le rôle joué par les femmes, par les immigrés, par les travailleurs coloniaux dans l’immense mobilisation populaire de cette période. Néanmoins, même si le métallo de Billancourt ne représente qu’une partie du peuple en lutte, sa présence impose le respect pour le peuple tout entier. La droite et l’extrême droite tenteront de discréditer le mouvement en affirmant que les grèves ont été orchestrées par les bolcheviks depuis Moscou. Mais jamais Léon Blum ne cautionnera cet argument. Un demi-siècle plus tard, la société française est à nouveau confrontée à une crise économique qui provoque l’effondrement des bastions de la grande industrie. En mai 1981, la victoire de François Mitterrand suscite un espoir dans les classes populaires. Un « printemps syndical » émerge dans l’industrie automobile, sous l’impulsion des ouvriers spécialisés (OS). Mais ceux-ci ne parviennent pas à entraîner dans leur sillage les autres composantes du monde ouvrier. Le rapport de forces est insuffisant pour donner sa légitimité au mouvement dans l’espace public. Sous l’influence des médias, qui multiplient les reportages montrant des musulmans faisant leurs prières dans les ateliers, Pierre Mauroy, le premier ministre socialiste, finira par déclarer en janvier 1983 : « Les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés (…) qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises (7). » L’argument traditionnel de la droite, visant à discréditer les luttes sociales en présentant les grévistes comme des agitateurs à la solde de l’étranger, est alors avalisé par celui qui appartient au même parti et qui occupe la même fonction que Léon Blum en 1936. Le Front populaire est définitivement mort ce jour-là. Gérard Noiriel Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Dernier ouvrage paru : Chocolat. La véritable histoire d’un homme sans nom, Bayard, Paris, 2016. (1) Colloque organisé par la Fondation Jean-Jaurès, la Fondation européenne d’études progressistes et le think tank Terra Nova. (2) Pour une analyse approfondie, cf. Les Ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Seuil, Paris, 1986. (3) Le « marchandage » désigne la pratique consistant, pour un intermédiaire ou « sous-entrepreneur », à revendre le travail d’ouvriers à un autre employeur. (4) Claude Didry, L’Institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, Paris, 2016. (5) Edward Shorter et Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968, Cambridge University Press, 1974. (6) Syndicat issu d’une scission de la CGT, qui a existé de 1921 à 1936. (7) Cité par Nicolas Hatzfeld et Jean-Louis Loubet, « Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de la rigueur (1982-1984) », Vingtième Siècle, no 84, Paris, 2004.
Edité le 23-06-2016 à 13:16:50 par Xuan
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