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 La banlieue est au centre

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supernova
"rêver, mais sérieusement"
Pionnier
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   Posté le 27-03-2023 à 13:31:03   Voir le profil de supernova (Offline)   Répondre à ce message   https://revuesupernova.blogspot.com/   Envoyer un message privé à supernova   

La banlieue est au centre

La revue Supernova est un outil de recherches, d’enquêtes et d’analyses ancré dans un projet révolutionnaire concret. Nous voulons contribuer à la (re)construction d’un mouvement révolutionnaire en France, c’est-à-dire dans un des centres impérialistes. Nos analyses n’ont donc pas pour motif de déplorer l’état catastrophique du cours actuel du capitalisme, mêlant nos voix avec celles du cortège funèbre de la « gauche radicale », mais de nous concentrer avant tout sur les mécanismes objectifs et subjectifs qui vont détruire l’arche croulante de l’ordre établi. Les impasses du monde capitaliste ne peuvent pas nous rendre nihiliste, bien au contraire. Dans notre formation sociale, ici en France, il existe des centaines de formes de matières inflammables et d’antagonismes sociaux mais ce qui compte davantage encore, dans la perspective qui est la nôtre, c’est de déceler et d’organiser le potentiel révolutionnaire là où il se trouve, dans ses formes précises et non romancées ou fantasmées. Des « émeutes » de la jeunesse des quartiers en 2005 aux « peuple des ronds-points », nous ne cherchons pas un fantomatique nouveau « sujet révolutionnaire ». Nous ne sommes pas des subjectivistes. En l’absence d’un pôle communiste véritable, nous devons centrer nos forces et nos regards vers ce qui va permettre de le construire, sur la base d’un constat objectif. Quelles sont les forces sociales qui d’un point de vue dynamique sont en antagonisme avec le monde tel qu’il existe ? Quels sont les mécanismes qui donnent naissance et qui développent ces forces sociales ?
La destruction massive des emplois manufacturiers en France depuis les années 1970, la décomposition des centres industriels, la croissance d’emplois flexibles et à bas coûts et le maintien de millions de gens sans emplois modifient nécessairement la composition, les équilibres et les formes de lutte au sein de prolétariat. La banlieue comme refuge des « nouvelles classes dangereuses » est devenue un thème social dans ce contexte. Mais la banlieue n’est pas seulement le lieu des bannis du Capital, avec son imaginaire d’immense zone de béton déshumanisée entourant les villes lumières, une symbolique que l’on peut d’ailleurs vendre sous la forme du rap « sale » ou d’une caution de « diversité », elle est aussi et surtout un foyer de luttes du prolétariat des métropoles. De l’Etoile Nord-Africaine au Mouvement des Travailleurs Arabes, des ouvriers OS de Billancourt en 1973 à ceux de Poissy en 1983, des luttes des bidonvilles à celles de l’ « Intifada des banlieues » des année 1990, de « Résistance des banlieues » au Comité Adama, la lutte dans les banlieues, avec ses spécificités, n’a jamais cessé. Les luttes de banlieue (et plus largement des quartiers populaires) et les luttes de l’immigration (ces deux aspects étant intimement imbriqués), si elles ne sont pas corrompues en gadgets politiques pour l’ascension opportuniste d’une cohorte de « médiateurs » de la guerre sociale, sont un des foyers les plus importants de la lutte du prolétariat de France. La banlieue n’est pas en marge, elle est au centre. Ces luttes révèlent un nœud des contradictions essentielles de cette société, avec les millions de laissés pour compte des mutations du capitalisme qui font face à la dépossession progressive de leurs vies et qui affrontent, souvent isolés politiquement, les forces sociales qui les rendent superflus. L’histoire de ces luttes se doit d’être connue et métabolisée.
Les remarques nécessairement lacunaires qui suivent ont pour but de rendre aussi clair que possible le potentiel révolutionnaire du « peuple des banlieues », sans lequel aucune perspective révolutionnaire réelle n’est envisageable dans ce pays. Aucun enthousiasme artificiel de notre part, aucun romantisme urbain. Il existe mille et une limites et impasses non seulement à la mentalité « de quartier » mais aussi aux luttes spontanées qui viennent de ce secteur de la société et encore plus de difficultés pour les tentatives parfois héroïques de construire un mouvement autonome qui portent ces luttes dans le temps. Que ce soit consciemment ou non, cette expérience a touché l’obstacle principal : l’impossibilité jusqu’à nos jours de créer une autonomie de classe en France. Notre seul souci est donc de regarder en face ce qu’est le prolétariat de France et de définir une stratégie claire pour le rendre politiquement dirigeant. On ne peut pas parler de fascisme si on refuse de parler de capitalisme. Et on ne peut pas parler de révolution en France, si on ne veut pas parler des banlieues. Il n’y a pas d’échappatoire. Hic Rhodus, hic saltus.

La banlieue et la division du prolétariat
Le ciment de la formation sociale française repose sur une division constituée au cours des dernières décennies. C’est ce qu’avaient parfaitement perçu les instigateurs de la première Marche pour l’Egalité de 1983 qui dénonçaient la séparation entre des « français ou citoyens à part entière » et des « français ou citoyens entièrement à part ». Indépendamment du statut de ressortissants étrangers, une barrière sociale s’est progressivement instaurée entre ce qu’on pourrait appeler la « bonne » France et ce qui est présentée comme l’anti-France, celle des banlieues et de ses « barbares ». Cette distinction, traditionnellement avancée par les écuries d’extrême-droite, est de plus en plus assumée et promue par les autorités politiques qui dès 1990, lors de la première Guerre du Golfe, instaurent le « plan Vigipirate » afin de surveiller la jeunesse émeutière des cités (celle de Mantes-La-Jolie, de Vaulx-en-Velin, de Sartrouville) soupçonnée de pouvoir constituer une « cinquième colonne » de soutien à l’Irak alors attaquée par une coalition de 39 pays sous l’égide des Etats-Unis, chef de file de l’Empire du Bien. Depuis, de multiples lois sur la sécurité à la loi « contre le séparatisme » ont été promulguées, et c’est cette psychose français des banlieues et de sa jeunesse issue de la colonisation qui est agitée comme le foyer d’une menace diffuse. La banlieue est au cœur des peurs françaises.
La figure de l’ennemi intérieur relié à un ennemi extérieur prend encore plus de consistance au cours des années 2000 avec le battage étatique et médiatique sur l’islam comme « problème » ou comme « obstacle à l’intégration ». Le pays phare de la laïcité organise alors le règne de la suspicion sur une partie de sa population dont l’attachement religieux serait incompatible avec la « République ». Au final, il s’agit de tracer une ligne de démarcation de plus en plus infranchissable dans la gestion de la conflictualité sociale, actuelle ou à venir, selon la loyauté ou la déloyauté. Il s’agit de constituer des « étrangers de l’intérieur » au nom d’une pseudo unité nationale pour temps de crise et de conflits présents et à venir. En effet, les discours sur le manque d’intégration ou sur l’islam portent sur l’immigration et sur ses enfants nés en France. Encore qu’il ne s’agisse pas de l’immigration au sens strict. Car les étrangers en France sont européens ou non, et là le statut est totalement différent. Les Portugais, Italiens, Espagnols ne sont plus considérés comme des « immigrés ». Donc les immigrés et leurs enfants sont les « extra-communautaires ». Or, parmi ceux-ci les plus nombreux sont issus des anciennes colonies, les deux tiers du Maghreb. Sur les 3,7 millions d’immigrés non européens qui vivent en France, les deux-tiers sont originaires d’une ancienne colonie française. 11% de la population de la métropole est considérée comme descendant d’immigré (dont un tiers d’ascendance magrébine). L’immense majorité fait de cette population partie du prolétariat. Mais il serait téméraire de s’identifier à ceux qui se « ghettoïsent » volontairement et qui organisent les fameux « territoires perdus de la République » sous la coupe d’un « lumpenprolétariat » barbare et mafieux. Les banlieues sont tellement perçues comme extérieures à la nation qu’elles sont fréquemment présentées comme des zones à reconquérir, militairement s’il le faut. On passe ainsi du culte et du mythe de l’« intégration » dans les années 1980 à celui désabusé d’une désintégration définitive des parias parqués qui n’ont pas leur place au banquet de la République bourgeoise.
Alimenter une suspicion et une hiérarchie entre ce qui est pour l’essentiel une partie du prolétariat et les autres fractions du prolétariat, c’est une détermination concrète du rapport entre le capital et le travail. Le capitalisme génère certes spontanément la concurrence entre les membres d’une même classe mais pour que les conditions de production de la plus-value soit optimale, il convient pour la classe dominante de renforcer ces divisions. Le fait que le prolétaire français se sente protégé par « son » Etat et se sente le plus éloigné possible des prolétaires étrangers qui vivent la « double absence »1 et des « jeunes de banlieue » assignés à résidence et relégués dans une surpopulation permanente des 5 millions de chômeurs et des 10 millions de pauvres, c’est le « secret de l’impuissance du mouvement ouvrier » pour reprendre les mots de Marx2.
Ce qu’est la banlieue, hier et aujourd’hui
De quoi parle-t-on quand on parle de banlieues en France ? Il ne s’agit pas d’une question géographique, de politique urbaine ou de choix architecturaux. D’ailleurs, les banlieues tentaculaires et périurbaines comportent des constructions ininterrompues de deux ou trois dernières décennies de zones pavillonnaires dans lesquels les classes dites moyennes tentent de vivre un entre-soi protecteur, à l’écart des cités « sensibles ». Mais, dans le langage courant, la banlieue désigne en France, les quartiers populaires d’habitations HLM (habitat social) qui pour la plupart entourent les centres métropolitains et gentrifiés des grandes villes (à l’exception notable de Marseille et de ses Quartiers Nord). Depuis que la « question des banlieues » a émergé dans les années 1980, l’Etat français lui a dédié un ministère, celui de la « Politique de la ville ». Ce ministère ne s’occupe pas en fait des villes de toutes les banlieues mais exclusivement des quartiers pauvres.
Partons d’abord de ce que l’Etat français dit lui-même de ces quartiers dans ses rapports officiels. La banlieue est perçue par les autorités selon différentes nomenclatures qui ont évolué. Jusqu’en 2014, les quartiers considérés comme les plus défavorisés étaient appelés les ZUS (751 zones urbaines sensibles) ciblées comme les prioritaires, elles-mêmes englobées dans les 2500 quartiers prioritaires. Les zones urbaines sensibles formalisent la notion de « quartier en difficulté ». Définies dans la loi de novembre 1996, elles sont « caractérisées [notamment] par la présence de grands ensembles ou de quartiers d'habitat dégradé et par un déséquilibre accentué entre l'habitat et l'emploi ».
Aujourd’hui, l’Etat nomme ces quartiers par le vocable de QPV (Quartiers de la Politique de la Ville)3, il les a réduits à 1500 en 2015, sous la présidence de François Hollande. Ils comptent officiellement près de 6 millions d’habitants. Le principal critère d’appartenance à un QPV est la concentration de pauvreté en comparant le revenu moyen des habitants au revenu médian de référence en France. Si on consulte le rapport 2021 de l’Observatoire national de la politique de la ville, on remarque que le taux de pauvreté est 3 fois plus élevé dans les QPV (43, 5% en moyenne contre 14.5%, et au-dessus de 50% pour les familles monoparentales). Les bénéficiaires des minimas sociaux (comme le RSA ou la C2S, complémentaire solidaire santé, qui remplace la CMU depuis 2019) y sont en proportion au moins deux fois plus nombreux qu’ailleurs. Les écoles des quartiers populaires appartiennent pour la plupart au réseau prioritaire (dit REP ou REP+) qui concentre les élèves dont la réussite scolaire est affaiblie par leur situation sociale. Les professeurs y sont en moyenne plus jeunes et donc moins expérimentés. 59,7  % des collégiens scolarisés dans un établissement public des QPV ont des parents issus des catégories sociales défavorisées, soit un taux deux fois et demi supérieur à celui des collégiens résidant en dehors de ces quartiers (24,7 %)4. La séparation essentielle des enfants scolarisés a lieu au lycée : la moitié des jeunes lycéens scolarisés venant des quartiers le sont dans les filières professionnelles.
En ce qui concerne l’emploi, on peut noter que dominent les emplois non qualifiés et l’inactivité. Selon le rapport de 2021 (p.64) : « En QPV, l’inactivité, c’est-à-dire la situation des personnes n’étant ni en emploi, ni au chômage au sens du Bureau international du travail (BIT), est particulièrement élevée et stable depuis 2014. Parmi les personnes âgées de 15 à 64 ans, en 2020, la part des inactifs dépasse 40 %, soit 13,3 points de pourcentage de plus que dans les autres quartiers des unités urbaines englobantes (graphique 1). Cette inactivité se décompose en deux catégories de personnes :• d’une part, celles qui sont en formation ou en études, ce qui les place ainsi en dehors du marché de l’emploi. Ces personnes représentent 11,0 % des 15-64 ans habitant dans les QPV, soit un niveau similaire à celui observé dans les autres quartiers (11,9 %). Pour les 15 à 29 ans, cette situation concerne une personne sur trois ;• d’autre part, les « autres inactifs », c’est-à-dire les personnes qui sont en dehors du marché de l’emploi pour d’autres raisons : maladie, contraintes familiales, retraites, découragement, souhait de ne pas travailler... Ces personnes représentent la part la plus importante des inactifs en QPV (30,8 % des 15-64 ans). »
D’autre part : « En 2020, les résidents en QPV sont plus souvent ouvriers ou employés (70,8 %) que ceux des autres quartiers des unités urbaines englobantes (39,3 %). ». Les CDD et les missions d’intérim représentent 22, 4% des emplois salariés et ont tendance à augmenter progressivement.
Ces données nous indiquent que malgré certaines apparences trompeuses les quartiers populaires ne sont pas véritablement une contre-société mais plutôt le miroir grossissant et en partie déformant des contradictions qui innervent tout le reste de la société française. Les quartiers sont massivement frappés par le chômage, de plus en plus éloigné d’un vécu ouvrier commun, mais ils connaissent aussi les formes d’exploitation actuelle. Ceux qui se veulent les sorciers guérisseurs des maux du capitalisme et toute la bande des socioflics spécialisés dans la « crise des banlieues » ont et auront de plus en plus de mal à justifier leurs pitoyables remèdes puisque l’état réel des quartiers populaires, leur paupérisation, leur harcèlement policier, leur humiliation permanente et donc leur immense et lancinante révolte (rendue visible par les épisodes d’émeutes) ne sont pas des accidents de l’histoire mais le produit nécessaire inéluctable des rapports sociaux et des mutations récentes du capitalisme. Plus de 40 ans de « Politique de la Ville » n’ont d’ailleurs pas empêché ce qu’on nomme la ghéttoïsation et la fabrication de « parias urbains », car ce sont les rouages de la production sociale des inégalités qui sont jeu. On ne peut pas préserver ces rouages et supprimer leurs effets. Il faut rappeler ici un texte qui n’a pas pris une ride, celui sur la « crise du logement » d’Engels : « La “crise du logement” - à laquelle la presse de nos jours porte une si grande attention - ne réside pas dans le fait universel que la classe ouvrière est mal logée, et vit dans des logis surpeuplés et malsains. Cette crise du logement-là n’est pas une particularité du moment présent ; elle n’est pas même un de ces maux qui soit propre au prolétariat moderne, et le distinguerait de toutes les classes opprimées qui l’ont précédé ; bien au contraire, toutes les classes opprimées de tous les temps en ont été à peu près également touchées. Pour mettre fin à cette crise du logement, il n’y a qu’un moyen : éliminer purement et simplement l’exploitation et l’oppression de la classe laborieuse par la classe dominante. Ce qu’on entend de nos jours par crise du logement, c’est l’aggravation particulière des mauvaises conditions d’habitation des travailleurs par suite du brusque afflux de la population vers les grandes villes ; c’est une énorme augmentation des loyers ; un entassement encore accru de locataires dans chaque maison et pour quelques-uns l’impossibilité de trouver même à se loger. Et si cette crise du logement fait tant parler d’elle, c’est qu’elle n’est pas limitée à la classe ouvrière, mais qu’elle atteint également la petite bourgeoisie. »
Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre aujourd’hui. Le capitalisme ne résout pas le problème de base du logement pour des millions de vie. Après les vagues de désindustrialisation débutées dans les années 1970, de délocalisations, de perte de plus de 50% des emplois manufacturiers dans les zones traditionnelles de l’industrie en France, la surpopulation relative a grandi de façon gigantesque autour des métropoles urbaines. La composition des métropoles et de ce qui les entoure ont changé. L’économiste Sassen explique que dans les métropoles mondialisées cohabitent désormais deux types de populations : les employés des grandes firmes et un second type composé des « serviteurs » de ses employés. Mais la naissance des grands ensembles se fait dans un autre contexte. Les cités d’habitat social ont été pour la plupart construites dans les années 1950 et 1960. L’industrialisation du XIXème et début XXème siècle avait déjà drainé hors des centres urbains un habitat ouvrier étendu qu’elle générait, ainsi qu’une peu étendue mais fameuse « zone » sordide et délaissée des biffins et chiffonniers qui va commencer dès la fin du XIXème siècle à alimenter les faits divers et le mythe des sauvages d’une banlieue « coupe-gorge ». Ce mythe était contrebalancé par celui de la « banlieue rouge » autour de Paris, avec ses réseaux de solidarité et toute une vie sociale prolétarienne organisée par le PCF et ses mairies, de l’entre-deux guerre à l’après seconde guerre mondiale. Les grands ensembles sont alors apparus selon une volonté de l’Etat dans une période de reprise du capitalisme et de la démographie.
De 1955 à 1975, c’est le fonctionnalisme des unités de barres et de tours qui domine. Paradoxalement, ces grands ensembles étaient présentés comme des « cités radieuses », laboratoires du confort moderne et de la « mixité sociale », qui devait faire vivre en harmonie des membres de différentes classes sociales. Il s’agissait d’un des grands projets d’harmonie sociale des Trente glorieuses et de son capitalisme « à visage humain ». Cette cohabitation rêvée entre classes a pourtant peu duré. Les cités sont devenues, progressivement, au cours des années 1970 et 1980, le lieu de vie quasi exclusivement des fractions les plus pauvres du prolétariat, en particulier des générations successives de l’immigration issue des anciennes colonies françaises. La modernité des cités se retourne sur elle-même : les périphéries urbaines pauvres sont alors vécues comme un « univers concentrationnaires » constituées de cités dortoirs sans âme. Les barres et les tours des cités dortoirs agglomèrent une population captive. Les banlieues deviennent les lieux indésirables par excellence. Des lieux qui sont l’envers de la société libérale puisque le libre choix de son cadre de vie n’y existe pas. On habite en cité souvent parce qu’on ne peut pas vivre ailleurs. Si on choisit d’y vivre c’est à cause du loyer attractif, un non-choix. Les limites du quartier apparaissent comme des frontières symboliques aux yeux de tous. Ce qui les rapproche de la définition du ghetto selon les critères dégagés par Loïc Wacquant5 : enclavement, stigmatisation, homogénéité sociale et ethnique, discrédit. Le destin social des cités montre l’incapacité de la bourgeoisie et de ses Grands Corps d’Etat à gérer la société selon un «plan», à l’inverse d’une image souvent véhiculée d’une classe dominante toute puissante. En effet, on n’avait pas prévu que les couches les plus défavorisées de la société française formeraient le noyau persistant de la population des grands ensembles, en raison entre autres du bref passage de la « classe moyenne ». La crise économique de 1975 et ses conséquences va accélérer la dévalorisation et le rejet des cités. Ceux qui avaient l’espoir d’en partir n’en n’ont plus les moyens et ceux qui arrivent sont dans une situation plus précaire encore que les prédécesseurs. Pour l’immense majorité toute perspective de réelle promotion sociale est morte.
Le site étatsunien et militant Kites6 insiste sur l’idée qu’il faut reconnaître le potentiel révolutionnaire particulier des prolétaires « sans réserves », qu’il s’agisse par exemple du prolétariat noir ou immigré aux USA. Nous pouvons reprendre cette idée dans les circonstances qui sont les nôtres en France. On a d’ailleurs souvent été jusqu’à nier que les habitants des cités et en particulier la jeunesse des quartiers fasse partie de la classe ouvrière, car on rejetait son expression et ses formes de luttes. Cela provient d’une conception stéréotypée et étroitement syndicaliste de la classe digne du fordisme et de tout un folklore suranné. Les caractéristiques de la vie des cités ouvrières et immigrées dessinent une même condition de vie, constituée sur des revenus plus faibles et plus irréguliers qu’ailleurs, dans la hantise des fins de mois qui commencent bien avant la fin du mois, dans l’angoisse des flexibilité horaires et de ne pas retrouver un emploi si on perd le sien7. Le chômage est parfois passé de 8% à 45% dans certaines cités, il touche massivement les plus jeunes et en particulier ceux des banlieues nord et est de Paris, de Marseille ou des DOM. Les cités renferment une large population excédentaire devenue superflue pour l’accumulation du capital et c’est en partie de l’organisation et de la lutte de cette partie du prolétariat que dépendra tout progrès d’un mouvement révolutionnaire à venir. De toute façon, le sentiment de révolté est déjà présent, il peut aussi signifier que souvent, face à l’instabilité et au désespoir de cette vie, l’avenir n’a pas de sens Même la progression du niveau scolaire ne règle pas un problème qui vient de la raréfaction des emplois. La question qui domine dans l’esprit de la population des cités est alors naturellement celle de son traitement « à part », c’est-à-dire que pour une large part, la prise de conscience de l’oppression de classe se fait à travers la lutte contre les discriminations racistes. Par ailleurs, cette situation, amplifiée par les conditions de logement et la carence des services sociaux, permet de comprendre ce qui a alimenté et alimentera les révoltes sporadiques et répétitives nées pour la plupart suite à un harcèlement et à des crimes policiers qui viennent parachever le traitement spécial réservé aux cités.

supernova revue communiste
n.3 marseille

1 Cf Abdelmalek Sayad, La double absence. Un livre qui analyse la situation du prolétaire exilé, absent de son pays et considéré comme absent dans celui dans lequel il vit.
2 Cf. texte de Marx sur les anglais et les Irlandais (à citer)
3 Les quartiers prioritaires de la politique de la ville ont été définis à partir du critère de concentration de la population à bas revenus. Le concept de bas revenus prend en compte les revenus fiscaux déclarés, tandis que le concept le taux de pauvreté monétaire prend en compte le revenu disponible, c’est-à-dire le revenu après impôts et redistribution sociale.
Le taux de pauvreté monétaire est un indicateur calculé à partir de la répartition des revenus en fonction du revenu médian. Il est communément calculé au seuil de 60 % du revenu médian. qui était de 1 837€/mois pour une personne seule en 2019. On estime donc qu’une personne est pauvre si ses revenus sont inférieurs à 1 102€ par mois. En 2019, l’Insee comptait 9,2 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté monétaire, auxquelles il faut ajouter environ 1,6 million de pauvres qui échappent aux statistiques. Ces chiffres n’incluent pas les DOM (départements d’outre-mer) davantage frappés par la pauvreté.
4 Les professions et catégories socio-professionnelles des responsables légaux (parents, tuteurs…) sont regroupées d’après la répartition suivante :
• la catégorie dite « défavorisée » comprend les ouvriers, qualifiés et non qualifiés, les ouvriers agricoles, les retraités employés ou ouvriers et les personnes sans activité professionnelle ;
• la catégorie dite « moyenne » comprend les agriculteurs exploitants, les artisans, les commerçants et assimilés, les employés administratifs et du commerce, les policiers et militaires, les personnels de service direct aux particuliers (employés d’hôtellerie et de restauration, concierges...), les retraités agriculteurs exploitants, les retraités artisans, commerçants ou chefs d’entreprise ;
• la catégorie dite « favorisée » comprend les « professions intermédiaires » de la santé et du travail social (infirmiers, éducateurs spécialisés...), de la fonction publique, du commerce ou des entreprises, les techniciens, les contremaîtres, les agents de maîtrise, les retraités cadres et professions intermédiaires ;
• la catégorie dite « très favorisée » comprend les professions libérales, les cadres de la fonction publique et des entreprises, les enseignants, les professions de l’information, des arts et du spectacle, les chefs d’entreprise de dix salariés ou plus. Le caractère discutable et arbitraire de cette classification ne peut que sauter aux yeux. Comme la plupart des indicateurs issus de la statistique bourgeoise, il est à réinterpréter selon les catégories du marxisme.
5 Loïc Wacquant, Parias urbains, La découverte , 2006
6 kites-journal.org
7 On peut ajouter que cette crainte bien ancrée dans la réalité est nourrie par des politiques de discriminations tout à fait ouvertes. « En région parisienne, notent les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux, où les possibilités de travail sont plus grandes (...), une partie non négligeable des garçons de cités travaillent dans des emplois d’exécution : en usine, à Roissy, dans le tertiaire non qualifié (tris postaux, centres d’appel, etc.). Or depuis le 11 septembre [2001], Roissy qui était un gros employeur de jeunes de cité semble bien avoir fait le ménage, craintes de menaces terroristes à l’appui. Citroën Aulnay a récemment “licencié” 600 intérimaires, Poissy [annonçait] 500 “licenciements” d’intérimaires en décembre 2005 ». La « racaille » et les « vrais jeunes », critique d’une vision binaire du monde des cités, par Stéphane Beaud et Michel Pialoux

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