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La politique et la guerre

supernova
   Posté le 27-03-2023 à 13:22:28   

La politique et la guerre
Repartirde Lénine : un pas en arrière, deux pas en avant

"Disons donc que la guerre n'est ni un art ni une science, mais qu'elle est un acte de la vie sociale." (Carl von Clausewitz, De la guerre)

Bien que Marx et Engels aient accordé une certaine attention à la "question militaire", Lénine s’empare de cette question et y apporte une véritable importance.

La bibliothèque de Lénine, comme le rappelle Krupskaya, était particulièrement riche en textes militaires, et parmi ceux-ci, De la guerre de von Clausewitz se distinguait.
Lénine a accordé une telle attention à ce texte qu'il lui a consacré de nombreuses notes. Ce n'est pas un hasard, celles-ci ont été allègrement censurées, du moins ignorées en Europe, au point qu'elles ne figurent même pas dans l'édition de ses œuvres complètes.
Pourtant, dans les "Notes sur Clausewitz"1, Lénine parvient à la compréhension la plus intense et la plus réaliste de la célèbre affirmation de Clausewitz : "La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens".
En commentant l'affirmation de Clausewitz, Lénine est le seul à se concentrer sur le concept d'inimitié absolue, c'est-à-dire l'inimitié propre à la guerre civile. Pour Lénine, cette inimitié constitue la toile de fond de la guerre entre les classes.

Lénine place au centre de son argumentation la relation indissoluble entre la guerre et la politique. Dans la pratique, cela signifie que la question militaire est toujours présente dans la politique.
Le militaire, pour Lénine, n'est pas le moment "exceptionnel" qui, après la disparition de la politique, occupe la scène pour être, au moment où la politique revient au premier plan, rangé au grenier. Mais c’est une partie essentielle, constitutive de la politique elle-même. En Europe, dans l'histoire du mouvement ouvrier et communiste, il n'y a eu aucune mention de cette question.
Dans la plupart des cas, au sein des organisations ouvrières et communistes du continent, la politique et la guerre devaient être rigoureusement séparées.
De fait, la guerre, mais plus généralement la question de la "force" et de la "violence" échappait pour l'essentiel à la pratique des organisations ouvrières. Selon toute probabilibilité, cet aspect est la conséquence des héritages sociaux-démocrates qui malgré les ruptures, les partis communistes en sont empreints.
Si nous examinons le cas français, nous voyons comment les fondateurs du PCF venaient principalement des rangs du syndicalisme révolutionnaire et du socialisme réformiste. Très peu d'analyses quant aux questions militaires n’ont été élaborées, souvent considérées avec une antipathie mal dissimulée, peut-être égale au manque d'intérêt du PCF pour la question anticoloniale...2
À bien des égards, on constate que les partis communistes n'ont pas réussi à "tuer le père", tant est si bien que par d’autres aspects propres à la social-démocratie, ils n'ont jamais réussi à s'émanciper pleinement d'un myte de progrès civils pacifiques. La “force” n'était indiquée comme nécessaire que contre les forces “conservatrices” qui s'opposaient au progrès de la bourgeoisie elle-même...
À l'instar de ses propres gouvernements, qui ont longtemps tenté d'ignorer l'importance stratégique des deux pôles politiques issus de la première guerre internationale, les États-Unis et l'URSS, le mouvement ouvrier et communiste européen a refusé, sauf de manière tout à fait formelle et académique, de s'approprier entièrement l'expérience bolchevique. En même temps, Ils ont refusé de se pencher sur l'histoire et les pratiques de la classe ouvrière américaine, toutes centrées sur une militarisation permanente de l'affrontement. Ainsi, la "question militaire" est restée à l'arrière-plan, devenant à peine plus qu'une nuance de la théorie marxiste.


Un coup probablement décisif à la "question militaire" a été porté par l'hégémonie longtemps exercée en Europe par l'hypothèse de la "guerre de position" en opposition ouverte à la "guerre de mouvement" (lutte armée, insurrection), de mémoire de Gramsci, comme seul et unique cadre du conflit de classe.

Le rôle central de l'armée dans le conflit politique est ainsi mis à mal. Comme si, tel était le cas, le recours à la force pouvait être justifié, c'était uniquement en fonction de la lutte pour la démocratie ou de sa défense, jamais pour parvenir à renverser l'état actuel de la situation.
En d'autres termes, ce qui n'est pas peu grotesque et paradoxal, les "militaires", pour les communistes, ne peuvent entrer en scène que pour défendre un ordre bourgeois particulier, jamais pour le subvertir.
Tel était le contexte de l'histoire, du moins de l'histoire officielle du mouvement ouvrier et communiste européen.
Une histoire, il semble opportun de le rappeler, qui est une vision uniquement européenne. Sur le plan théorique, politique et organisationnel à l'Est, précisément autour du rapport guerre-politique, la théorie marxiste, avec Mao a connu des développements qui n'étaient pas exactement secondaires, tandis qu'aux États-Unis, il suffit de rappeler ce que Brecher raconte dans Strike3 : une grande partie de l'histoire ouvrière de ce pays est caractérisée par l'exercice de la " violence ouvrière " et notamment l'auto-organisation armée des Noirs.

L'impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui en Europe a des origines lointaines et leur élimination est une tâche aussi urgente qu'ardue.
La preuve en est, l'actuel effacement substantiel des expériences communistes armées qui ont eu lieu notamment en Espagne, en Allemagne et en Italie, entre les années 70 et 804. Il nous faut constater parallèlement, l'oubli dans lequel se trouve l'exercice de la violence ouvrière et prolétarienne.
Une pierre tombale scellée, compréhensible par le fait du pouvoir constitué mais, plus encore, parmi tous les secteurs que l'on peut définir comme antagonistes.
Parmi les rares groupes qui ont conservé et conservent la mémoire de ces expériences, le rapport à la "question militaire" est caractérisé de manière entièrement "idéologique". Cette question semble être transformée en totem ce qui, dans le sillage de la théorie de Lénine, ne peut être observée que d'une autre manière, sinon comme un moment historique du rapport guerre-politique.
Faire de la lutte armée un programme politique et stratégique signifie renverser mécaniquement le pacifisme propre à la social-démocratie tout en conservant sa même logique anti-dialectique. La lutte armée fait partie du programme et de la stratégie des communistes, c’est un aspect du programme qui lie le plan politique avec le militaire et subordonne le second au premier.

Lénine clarifie ainsi le lien inséparable entre la politique et la guerre, la légalité et l'illégalité, un lien pour lequel Lénine mène une bataille politique constante au sein du parti afin de maintenir les deux pôles liés à tout moment.
Ouvrir un débat sur la "question militaire", c'est donc gravir une montagne, mais il s’avère également que les avant-gardes communistes ne peuvent échapper à cette tâche. Nous ne pouvons avoir la prétention de le faire en quelques lignes, mais à travers ces premiers matériaux, nous espérons modestement ouvrir une première voie, avec humilité.

À cette fin, il semble aussi utile que judicieux de revenir à Lénine, c'est-à-dire de faire un pas en arrière pour faire deux pas en avant.

En ce qui concerne les questions "militaires", Lénine présente deux points de repères.
Premièrement, celui présenté dans La guerre des partisans5, selon ll'hypothèse de la subjectivité de classe comme paramètre pour l'élaboration de la tactique du parti.
Lénine observe le point culminant de la spontanéité des masses et il explique comment le parti peut transformer cette tendance en un programme. C'est dans cette articulation précise de la triade marxiste praxis/théorie/praxis que se trouve “le Marx” de Lénine.

Auparavant, Lénine, dans les écrits sur Les enseignements de la révolution de 1905 et Les journées de Moscou6, s’intéresse déjà aux questions militaires.
Lénine s’intéresse à ce qui s’élabore à l’intérieur des armées d'État. Plus précisément, Lénine s’attele à comprendre les enjeux et les relations, dans la guerre entre la Russie et le Japon. La grenade à main apparaît comme un nouvel instrument de guerre.
Il exhorte alors le parti à mettre en place des structures capables de les fabriquer ainsi qu'à inviter les militants à se familiariser avec cet instrument.
Lénine prend ainsi en considération deux points : les poussées provenant de la subjectivité de la classe ; les transformations qui se sont produites au sein de la pensée stratégique.
La volonté des masses de se battre et les transformations qui se sont produites dans la forme de la guerre finissent par déterminer une "nouvelle science des barricades".

Nous devons partir de ces hypothèses. Le premier aspect sur lequel nous devons porter notre regard est celui de nos sociétés.
Nous devons nous demander s'il s'agit de réalités pacifiées ou si, ce qui les anime, est une tension non seulement latente mais déjà en place, c'est-à-dire si les limites sont données par la subjectivité de classe ou le manque de subjectivité politique.
Certains facteurs semblent faire pencher l'aiguille de la balance de manière décisive du côté du conflit.
Presque quotidiennement, nous constatons des conflits et des formes de resistances ouvrières autour de la question du logement, des luttes par des secteurs de classe précaires et/ou sans emploi, des luttes des immigrés contre les "centres d’enfermements", des prisonniers qui connaissent des conditions que l'on peut difficilement qualifier de civilisées.
Tous les appareils de la bourgeoisie, légitimes ou non, mènent constamment des opérations répressives de nature judiciaire et militaire. Selon le répertoire de la bourgeoisie: arrestations, dénonciations, licenciements et des blessures, mais aussi à des assassinats...
Un scénario loin d’être pacifié qui, cependant, n'a pas le moins du monde cimenté l'action d'une subjectivité politique capable d'entrer dans un rapport dialectique avec ce qu'exprime la subjectivité de classe.
Personne ne semble avoir posé sérieusement, non pas le totem idéologique de la lutte armée pour le communisme, mais le soutien politico-militaire plus concret et réaliste à la lutte des travailleurs7.
Cela met en évidence un clivage important entre la classe et la "classe politique". La restauration d'une relation dialectique entre la lutte et la violence des travailleurs et la " classe politique " qui semble pourtant être l'ici et maintenant d'une subjectivité communiste.

Pour en venir au second pôle de la question, à savoir les possibilités qu'offre aujourd'hui la "forme de la guerre", au sein de la métropole, on peut observer que, aussi militarisée et placée sous surveillance permanente soit-elle, la métropole apparaît comme un espace non défendable, ou plutôt, plus elle se rend inattaquable dans certains domaines, plus elle se montre faible dans d'autres.
Il faut donc comprendre, d'une manière ou d'une autre, combien est d'actualité aujourd'hui, avec toutes les tares de l'affaire, ce qui a été développé par Lawrence dans la "guerre du désert"8. Face à une armée ottomane d'une force quantitative et qualitative impressionnante, les guérilleros arabes ont mis en œuvre la stratégie des mille piqûres d'insectes. La seule combinaison de celles-ci, aussi insignifiante soit-elle en apparence, pouvait être capable de faire plier même un rhinocéros, et l'armée ottomane s'est montrée, à toutes fins utiles, un véritable rhinocéros, qui a toutefois fini par s'effondrer.
À bien des égards, Mao a développé une théorie de la "guérilla" qui n'est pas différente. Selon toute vraisemblance, ce dont nous avons besoin aujourd'hui, c'est d'un débat sur un Lawrence de la métropole. A tout cela, bien sûr, il faudra revenir.

Mais nous devons d’emblée garder à l’esprit que la dimension métropolitaine et impérialiste pose des problèmes inédits et qu’il nous faut élaborer un plan de recherche et d’expérimentation adéquat.

supernova, revue communiste
n.3

note
1 Ecrit militaires de Lénine, edition Le fil rouge, lefilrouge17blogspot.com
2 Cette dynamique investit même des partis communiste (comme celui italien en 1921) plus rigoureux sur le plan théorique au marxisme, mais incapables sur le plan de la tactique politique-militaire d’avancer concrètement. Rappelons par exemple que dans la fédération de Milan (la plus nombreuse à la naissance du parti) on comptait à peine une dizaine de fusils et pistolet... tout cela face aux tumultueuses premières années 20 en Italie... Bruno Fortichiari. En mémoire de l’un des fondateurs du Pcd’I, édition Lotta Comunista.
3 Strike!, Jeremy Brecher
4 Sans oublier la guérilla basque, irlandaise et corse
5 Ecrit militaires de Lénine, edition Le fil rouge, lefilrouge17blogspot.com
6 Ecrit militaires de Lénine, edition Le fil rouge, lefilrouge17blogspot.com
7 Il faut lutter contre l’attitude des soi-disant groupes "révolutionnaires" trotskistes qui incitent à la révolution, contre les artistes qui voient des insurrections au coin de la rue, contre les communiste enfermées dans des tours d’ivoire qui contemplent le ciel..., contre les activistes pour l’activisme vide de toute perspective anti-capitaliste... Tout ce discours de révolution, d’insurrection, d’antagonisme, etc., cache en réalité une complète faillite par rapport à l’ennemi, et cache ou se fait l’illusion de pouvoir rompre les rapports de force actuels avec des slogans...
Il n’est pas secondaire d’observer combien beaucoup de ces courants soutiennent de manière assez désabusée des mouvements réactionnaires de masse populistes. Une analyse plus approfondie des mouvements réactionnaires de masse serait nécessaire. Ceux-ci sont souvent vus selon des lentilles du passé et on ne saisit pas la dimension liée à la phase impérialiste de tels mouvements. Derrière le patriotisme-protectionnisme, la défense des droits occidentaux, le mythe des sociétés archaïques, etc. on veut simplement maintenir un niveau de pouvoir et de parasitisme, aujourd’hui mis en discussion par les mécènes de la crise et de la guerre internationales qui traversent les fronts internes et externes des différents pays impérialistes.
8 Les Sept Piliers de la sagesse, Thomas Edward Lawrence
Xuan
   Posté le 27-03-2023 à 18:43:18   

Peux-tu citer ces textes où "Lénine place au centre de son argumentation la relation indissoluble entre la guerre et la politique. Dans la pratique, cela signifie que la question militaire est toujours présente dans la politique."

A mon sens les contradictions de classes existent sous la forme légale et illégale, pacifique et non pacifique, non antagonique et antagonique, violente et non violente, non militaire et militaire.
C'est-à-dire que la loi de la contradiction existe aussi dans la forme que prend la lutte des classes.
En précisant que la forme militaire n'est pas une forme violente ou non pacifique, mais une forme de la lutte de classe qui est armée et organisée pour la guerre, ce qui est différent.

On ne doit pas considérer la lutte des classes de manière absolue et indépendamment de toutes conditions. Les réformistes la situent uniquement sous une forme légale et pacifique. En réalité les blocages et les piquets de grève sont déjà des formes illégales et non pacifiques.
Mais de la même façon on ne doit pas considérer que la lutte des classes soit en permanence une guerre. Lorsqu'une revendication - économique ou politique - est négociée et que le conflit prend fin, la lutte des classes prend une forme pacifique, légale et non violente.
Affirmer que la lutte des classes soit exclusivement la guerre ou exclusivement la paix est une conception étrangère au matérialisme dialectique.


La guerre de classe du prolétariat proprement dite n'apparaît que dans des conditions données, lorsque les contradictions de classe ont atteint un niveau antagonique d'une part, et d'autre part lorsque le prolétariat est mobilisé, armé et organisé pour la guerre de classe.
Si une guerre est décrétée alors que ces conditions ne sont pas remplies, la révolution court à l'échec.