Sujet :

Point Godwin...

Finimore
   Posté le 14-11-2015 à 08:17:37   

Le bulletin hebdomadaire CERISES n°270 du vendredi 13 novembre 2015- (qui est une publication de l'Association des Communistes Unitaires) a publié un article de Laurent Lévy :

" Il y a beaucoup de “points Godwin

"Certains mots empêchent de penser : c’est à cela qu’ils servent. Plutôt que de débattre, on lance un de ces mots qui clôt la conversation.
Le paradigme en est bien sûr “nazi”. Vous énoncez une thèse quelconque, et dans la réponse, on trouve le mot “Hitler”, ou “nazisme”, ou “Auschwitz”. C’est le point Godwin classique. Il y en a d’autres.
Il y a par exemple “totalitaire”, “fasciste”, ou encore “anti-sémite”. Non que ces mots ne veuillent rien dire ; ce qui est ici en cause est l’usage rhétorique qui en est fait. Rhétorique et au-delà, au demeurant. La Cour de cassation n’a-t-elle pas validé l’idée que le boycott des produits israéliens relèverait de la discrimination antisémite ? Il y a “racialiste”, “relativiste”, “communautariste”.
L’un de ces mots qui empêchent de penser, par l’extension donnée à son emploi, est le mot “stalinien”. Il est inutile de poursuivre une conversation au delà de ce point Godwin destiné à la clore. On a vu une exploitation écœurante de ce thème à l’occasion d’un récent documentaire télévisé – trois heures dont le résumé serait : le communisme, c’est juste l’horreur. Il n’y a pas eu d’Histoire, pas de révolution, pas de luttes ni de débats, pas d’espoirs et d’enthousiasme, pas de recherche d’un monde meilleur : seulement les conséquences inévitables d’une idéologie criminelle portée par des monstres. Circulez, il n’y a rien à voir. “Staliniens” : le brevet d’infamie est commode, par lequel désormais toute pensée critique, tout refus des évidences de l’ordre existant, se trouve criminalisé.
Le regretté Wolinski ironisait dans un dessin publié dans l’Humanité sur ce thème. Une jeune salariée, manifestement enceinte, essayait d’expliquer à son patron le drame que représentait pour elle son licenciement brutal. Et l’autre lui répondait : “Que voulez vous, ma petite : c’est ça ou le Goulag !”. Goulag. Encore un autre de ces mots destinés à empêcher la pensée.
On multiplie ces jours ci les hommages à l’un de ceux qui en avaient fait une arme de guerre contre l’idée même de progrès social, André Glucksman, que son anti-totalitarisme devait conduire du maoïsme au sarkozysme. C’est à lui et à ses pareils que répondait le dessinateur.
Le rôle des faussaires anti-totalitaires dans le combat contre la gauche est bien documenté. Le livre de Michael Scott Christofferson Les Intellectuels contre la gauche, publié par les éditions Agone en 2009, le relate dans le détail, mettant en évidence le rôle joué par les prétendus “nouveaux philosophes”, qui n’ont jamais été bien nouveaux et assez peu philosophes, si la philosophie suppose la patiente construction de catégories de pensée, et non le simple appoint donné à la propagande dominante. Leur croisade n’est pas achevée mais elle semble bien victorieuse. Ce qui semblait une parole “dissidente” aux temps de la gauche triomphante est désormais de l’ordre du lieu commun, des évidences dominantes. L’interdiction de penser l’émancipation qu’ils proclamaient a pris tout son sens, et leur victoire hégémonique est aussi notre défaite. La bataille des mots a provoqué ce champ de ruines dans lequel nous nous débattons. Lorsque les radios racontent que Glucksman avait “rompu avec le marxisme”, c’est simplement une manière de rendre hommage à sa lucidité : l’idée même d’une telle “rupture” n’est pas questionnée, elle exprime sans réserve son mérite historique. C’est à notre tour d’être dissidents. La preuve est faite que ce statut peut être temporaire."
● Laurent Lévy


Edité le 14-11-2015 à 08:19:39 par Finimore