Sujet : Nietzsche, de droite à gauche | | Posté le 11-01-2024 à 23:05:53
| Nietzsche, de droite à gauche Parler de philosophie est toujours compliqué, parler d'un philosophe " à la mode ", dont les citations se retrouvent sur des t-shirts et des pin's, sur des posters et des gifs, est encore plus problématique et à contre-courant. Nous nous excusons donc auprès de nos lecteurs s'ils trouvent des approximations, mais nous les invitons à saisir le sens de cet article et la critique que nous faisons de certains secteurs intellectuels de la gauche qui ont agi et agissent dans notre dos, contre notre classe, contre la possibilité du socialisme. En 1954, dans sa célèbre Destruction de la raison, Gyòrgy Lukàcs affirmait que "la pensée philosophique de Nietzsche est dirigée dès le départ contre le socialisme et la démocratie". Nietzsche, ajoute le marxiste hongrois, a toujours cherché à "détruire, du point de vue de la pensée, l'idée de l'égalité des Hommes" et, à cette fin, en est venu à idéaliser "ces tendances égoïstes de la bourgeoisie décadente qui se sont manifestées à l'époque de son activite et qui se sont très largement répandues à l'époque de l'impérialisme” ; et donc l'égoïsme d'une classe déjà condamnée au déclin par l'histoire et qui, dans sa lutte désespérée contre le prolétariat, mobilise tous les instincts barbares de l'homme et fonde sur eux son "éthique". Dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale et bien avant le glissement à gauche de Nietzsche, un vaste travail de réinterprétation avait commencé dans toute l'Europe (et aussi en Allemagne) dans le but de récupérer Nietzsche de l'usage qui en avait été fait par les nazis. Il s'agit d'un travail indirect de dénazification qui a déjà un premier sens objectif, celui de faire glisser la position du philosophe, pour ainsi dire, de la droite vers la gauche. Une réinterprétation qui s'attache à ramener Nietzsche dans la sphère de l'histoire de la philosophie et donc à la construction d'un Nietzsche avant tout " philosophique " et donc épuré des aspects plus directement politiques de sa pensée. Il faut cependant noter que même dans cette réinterprétation rassurante, il ne manquait déjà pas de suggestions qui allaient devenir très populaires par la suite. Karl Lowith, par exemple, n'hésite pas à affirmer la "relation" de Nietzsche "avec la critique révolutionnaire des gauchistes hégéliens" (avec Feuerbach, à travers Wagner, et avec Bruno Bauer). Il pose même la nécessité d'une "comparaison" de Nietzsche avec Marx (et avec Kierkegaard), "puisque Nietzsche est le seul... à avoir soumis la décadence du monde bourgeois-chrétien à une analyse tout aussi fondamentale". Nous avons donc une lecture philosophique de Nietzsche à travers un prisme essentiellement existentialiste. Les auteurs de gauche qui délivreront la "licence révolutionnaire" à Nietzsche, comme Deleuze, Derrida, Foucault, mais aussi Marcuse, ont trouvé déjà élaborée l'image d'un Nietzsche radicalement critique de la société capitaliste bourgeoise, un Nietzsche qui n'était peut-être pas de gauche, mais certainement pas de droite non plus, déjà dans les années 1950. La "légende rose" remplaçait la "légende noire". Tout cela dans le cadre de la "chaude" guerre froide qui opposait l'Occident à l'Est soviétique et "chinois". Bien qu'il ne puisse y avoir de sympathie immédiate et qu'il faille plutôt parler d'un intérêt critique, on ne peut pas affirmer qu'il y ait chez des auteurs comme Adorno ou Horkheimer une répulsion claire à l'égard de la pensée de Nietzsche, comme s'il s'agissait d'une sorte de monstre proto-totalitaire dont il faut se tenir strictement à l'écart, sous peine de contamination idéologique. La présence de thèmes nietzschéens, c'est-à-dire l'idée que ce que Nietzsche thématise et questionne est en tout cas digne de considération et peut être reçu comme un stimulus intellectuel, éventuellement polémique, est indéniable chez ces auteurs. Chez Ernst Bloch, nous avons même un programme de récupération explicite de ce Nietzsche dionysiaque qui "se tenait du côté de l'utopie", à distinguer dialectiquement du Nietzsche sulfureux et pro-impérialiste de la volonté de puissance1. Le moment le plus significatif pour l'évolution de l'image de Nietzsche, cependant, est sans aucun doute le cycle socio-politique de 1968 à la fin des années 1970. C'est dans ces années que se répandent les interprétations les plus significatives du philosophe allemand et de la "pensée négative" en général, interprétations qui sont presque exclusivement le fait d'auteurs de gauche. Nietzsche est également relu à gauche d'un point de vue politique et est perçu et compris comme un critique impitoyable de la société bourgeoise, comme un auteur qui a remis en question, en termes radicaux, les fausses modes des Lumières de la société occidentale. En d'autres termes, le nietzschéisme a été identifié par de nombreux intellectuels comme une radicalisation extrême de la critique de la démocratie capitaliste: Adorno, Horkheimer, Benjamin, sans oublier Marcuse. La "légende rose" devient "absolument dominante" et Nietzsche est élu "grand-père de la contestation étudiante de ces années-là". Déjà dans un essai de 1940, en esquissant un profil synthétique de la philosophie allemande des premières décennies du 20e siècle pour mettre en évidence ses liens avec la préparation idéologique du nazisme, Marcuse tend à distinguer clairement la figure de Nietzsche de la Kulturkritik de l'époque. Nietzsche mène certes une "attaque" contre la "conscience de soi optimiste" de la société du IIe Reich et son illusoire progressisme scientiste, mais il le fait à partir de motivations qui "transcendent à la fois le système libéral et le système totalitaire", de sorte que pour Marcuse sa philosophie la plus authentique ne peut être considérée comme de droite parce qu'elle est en fait "fondée sur un nouvel individualisme". C'est une thèse qui revient farouchement identique dans Eros et Civilisation, quinze ans plus tard. Chez Nietzsche, il y a des "éléments du terrible passé" et surtout la célébration de la "douleur" et de la "puissance". Mais ce sont les derniers vestiges d'une morale, la morale ascétique liée à toute la tradition de la pensée occidentale, que, dans l'ensemble, "il s'efforce de dépasser". Il contribue à construire "l'image d'un nouveau principe de réalité" qui "brise le contexte répressif et anticipe la libération de l'héritage archaïque". En ce sens, Nietzsche se situe pleinement dans le courant de la pensée critique : il est un philosophe de la "libération" dans la mesure où il propose un "renversement de la culpabilité" qui balaie toute "négation des instincts vitaux", ouvrant la voie à l'"affirmation" et à la "rébellion" de l'individu. Une leçon qui convergera en 1962 avec la lecture de Deleuze de la "philosophie qui libère". Même à travers Bloch, un autre auteur très cher aux soixante-huitards, Nietzsche s'était retrouvé depuis quelque temps, quoique dans une clé critico-dialectique, dans le "courant de gauche" du marxisme : "Dionysos est un dieu libérateur", avait-il dit, et dans la "fête populaire" dionysiaque "la libération du peuple est anticipée". Le culte d'un Nietzche de gauche se confondit bientôt, dans les années 1960, avec l'esprit de contestation qui rejetait le communisme soviétique au nom des principes libertaires (et plus tard libéraux). C'est la prétendue "révolution" de 68 en Occident, telle qu'elle a été subjectivement perçue par ses protagonistes. Indépendamment du jugement historique et de l'action généreuse d'une partie du prolétariat et de l'avant-garde communiste, il s'agissait d'un phénomène de transformation de la conscience sociale, des hiérarchies générationnelles, des coutumes et des mœurs, dans le cadre des compatibilités systémiques et fonctionnelles de la modernisation capitaliste d'une société qui entrait dans la phase de consommation de masse favorisée par les succès du grand compromis keynésien. Une partie de la nouvelle gauche de l'époque voulait débarrasser le marxisme des incrustations encore humanistes, historicistes et finalement métaphysiques qui le bloquaient et le liaient aux idéologies du XIXe siècle, tout en proposant des théories encore plus anciennes et fonctionnelles pour les nouvelles factions de la bourgeoisie émergente de ces années-là. L'intellectualité de gauche qui gravitait autour du mouvement de 1968 voyait en Nietzsche une source de stimulation de la "dissidence" à la fois de la société capitaliste et du socialisme soviétique et de son "visage bureaucratique et autoritaire". Une lecture déjà sédimentée de son œuvre dans une tonalité "individualiste" et libertaire servait en effet à dénoncer l'exploitation et l'aliénation du monde bourgeois mais aussi - et peut-être surtout - les aboutissements totalitaires d'une société qui avait promis la libération des chaînes de cette exploitation et de cette aliénation mais qui, notamment après les événements de Prague (les chars soviétiques à Prague), semblait avoir tragiquement échoué, se renversant dans une nouvelle forme de domination et d'oppression non substantiellement différente de la forme capitaliste. Cette société qui se voulait radicalement nouvelle, en somme, était contestée comme n'étant pas assez révolutionnaire et Nietzsche était assimilé à la source possible d'une nouvelle poussée révolutionnaire, à l'inspirateur - "antifasciste" et "antitotalitaire" - d'une révolution "plus authentique" ou même "permanente", d'un socialisme "plus vrai" parce que plus attentif aux raisons de l'individu et aux aspirations de l'homme à la liberté, à l'authenticité et au renouveau. À une époque où la guerre froide était à son apogée et où l'aspect idéologico-culturel du conflit systémique entre les deux camps géopolitiques était également extrêmement vif, une partie notable des classes intellectuelles et une partie notable d'une génération ont fait défection à l'un de ces camps et, bien que pour des raisons subjectives généreuses qui appelaient à une plus grande radicalisation à gauche - des raisons utopiques - ont fait un choix politique précis qui a pris la forme d'un éloignement des faits et des rapports de force réels. Le socialisme a donc été coloré par des suggestions excentriques, où le marginal était une alternative positive à la normalité bourgeoise, le révolutionnaire comme un héros romantique... ou comme un chevalier de l'idéal, Don Quichotte contre le matérialisme de Sancho, la drogue comme un élixir révolutionnaire. Il s'agit d'une attitude répandue mais aussi confuse, impliquant des sections très différentes de la gauche. À cela s'ajoute l'incapacité absolue de nombreux intellectuels à faire une lecture objective des rapports de force sociopolitiques. Alors que le cycle des luttes avait atteint son apogée, certains parlaient même de la maturité du contrôle ouvrier sur le cycle de production et du pouvoir politique autonome des travailleurs. La transformation qui s'opère dans les années 1970 est impétueuse, mais elle prend une direction très différente de celle espérée par de nombreux protagonistes de ces années-là. En outre, le conformisme des vieux partis socialistes et communistes “révisionnistes” - avec le culte du travail productif, le principe d'autorité, les valeurs ascétiques de la famille, de la solidarité et du sacrifice, la primauté de la société sur l'individu - a paradoxalement donné à Nietzsche la direction de suivre une voie différente, non-conformiste, transgressive et donc plus authentiquement révolutionnaire. Et ce, une fois de plus, au nom d'une utopie extrême qui repose sur l'exaltation crypto-stirnerienne de la primauté de l'individu et de sa liberté absolue. Le retour de Nietzsche a été préparé par la génération libérale-libertaire de 68 et non par la vieille extrême droite (qui n'a jamais renié Nietzsche). Celle-ci, aussi extérieurement "émancipatrice" dans ses mœurs que profondément répressive dans son appareil institutionnel, a dû inventer un Nietzsche sur mesure. Un Nietzsche inaccessible, innocent de tout par définition et d'abord de tout ce qu'il était capable d'écrire. Un Nietzsche "de gauche", bien sûr, c'est-à-dire drogué à la bonne conscience, y compris celle du "politiquement incorrect". Nietzsche, qui était de droite, était à l'extrême gauche ; les idéaux du communisme historique étaient devenu "conservateur". La révolution passive qui s'est effectivement opérée à travers le développement de la civilisation de la consommation a radicalement modifié la société, mais de manière tout à fait différente de ce que beaucoup attendaient à l'époque : l'utopie de la libération du désir et du symbolique ne devait se réaliser que dans le triomphe de l'immédiateté et de l'accès généralisé à la consommation, tandis que l'individu devait revenir sur le devant de la scène sous la forme de l'éclatement de toute identité et de toute appartenance, mais aussi de toute capacité de résistance et de planification socio-politique. Une société dans laquelle triomphe l'idéologie néolibérale-étatique, une société dans laquelle, entre-temps, de nombreux protagonistes de Soixante-Huit se seront reconnus, pouvant également dire qu'ils ont maintenu une pleine cohérence avec leurs propres idéaux libertaires. Beaucoup de ces mythes sont tombés, face aux guerres inter-impérialistes, aux luttes anti-impérialistes, à la polarisation et à la dé-intégration des classes. Les différentes idéologies bourgeoises, même lorsqu'elles sont colorées en "rouge", s'effondrent dans les relations de pouvoir entre les classes. Cependant, cela ne signifie pas qu'il faille attendre de manière messianique de nouveaux cycles de lutte politique prolétarienne, la lutte idéologique contre tous les courants qui défendent le point de vue bourgeois est et doit être un champ de bataille quotidien pour les communistes. revue communiste supernova N.5 |
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