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![]() Ludo Martens : Chapitre 4 – La collectivisation 01 JAN ![]() La Ligne générale ou L’Ancien et le Nouveau est un film soviétique, coréalisé par Sergueï Eisenstein et Grigori Alexandrov en 1929, ici la scène des moissons. Les imbéciles à propos de ce film parlent de « propagande », certes, mais il est le cinéma même, une alternance de plans sublimes, une ode à l’épopée… Je vous avais dit que je passerais la nuit de la Saint Sylvestre avec une coupe de champagne, quelques marrons glacés dans mon lit avec le livre de Ludo Martens. Voici donc le chapitre 4, celui qui parle d’une époque particulièrement controversée puisque la ligne de Staline s’impose. Non seulement contre Trotski qui ne me paraît pas celui qui pose le problème le plus intéressant mais Boukharine ou les conditions de l’accumulation du capital, nécessaire au développement. Faut-il accepter une classe de koulaks? Accuser Staline d’être à l’origine de tout est complètement erroné, même si c’est son choix politique qui s’applique, le sien et celui de ceux qui l’entourent comme Molotov et Kaganovitch, cités ici. Il y a un véritable débat, une lutte qui devient peu à peu à mort au sein du Comité central. Autre chose est le bilan de la collectivisation: « La thèse du «totalitarisme communiste» exercé par une «bureaucratie du parti omniprésente» n’a aucun rapport avec la réalité de l’exercice du pouvoir soviétique sous Staline. C'est une formule par laquelle la bourgeoisie crache simplement sa haine aveugle contre le socialisme réel. En 1929-1933, l’Etat soviétique n’avait ni les moyens techniques ni le personnel qualifié nécessaire ni l’encadrement communiste suffisant pour diriger de façon planifiée et ordonnée la collectivisation; le décrire comme un Etat tout-puissant et totalitaire est absurde. » Il est à noter que la conclusion à laquelle arrive Ludo Martens se rapproche de celle de Moshe Lewin (un trotskiste mais qui a fait un vrai travail sur la société soviétique). De cela je suis convaincue et une des hypothèses de mon livre est justement que la plupart des gens rencontrés sont issus de ce profond mouvement de la société russe, ils sont le fruit d’une mutation extraordinaire de cette société. Les règlements de compte à l’intérieur des élites du parti ne sont pas leur préoccupation essentielle. Ils la comparent même consciemment ou inconsciemment à la mobilité descendante que connaissent leurs enfants aujourd’hui (note de Danielle Bleitrach). La collectivisation qui débuta en 1929 a été une période extraordinaire de luttes de classe aussi complexes qu’acharnées. Elle a tranché la question de savoir qui serait la force dirigeante à la campagne: la bourgeoisie rurale ou le prolétariat. La collectivisation a détruit la base économique de la dernière classe bourgeoise en Union soviétique, celle qui émergeait constamment de la petite production et du marché libre à la campagne. La collectivisation a réalisé un bouleversement politique, économique et culturel extraordinaire et elle a engagé les masses paysannes dans la voie socialiste. Du rétablissement de la production à l’affrontement social Pour comprendre la collectivisation, il faut se rappeler la situation prévalant dans la campagne soviétique des années vingt. A partir de 1921, les bolcheviks avaient concentré leurs efforts sur l’objectif principal que constituait la remise en marche de l’industrie sur une base socialiste. En même temps, ils voulaient reconstituer les forces productives à la campagne grâce au développement de l’économie individuelle et du petit capitalisme, qu’ils s’efforçaient de contrôler et d’aiguiller vers des formes coopératives. Ces objectifs ont été atteints vers 1927-1928. R.W. Davies, professeur à l’université de Birmingham, note: «Entre 1922 et 1926, la nouvelle politique économique était dans l’ensemble un succès éclatant. La production de l’économie paysanne était, en 1926, égale à celle de toute l’agriculture, y compris celle des domaines des propriétaires fonciers, avant la révolution. La production de céréales atteignait à peu près le niveau d’avant-guerre et la production de pommes de terre surpassait ce niveau de 45 %.» «La proportion de la production agricole brute et des terrains ensemencés consacrés aux céréales était plus basse en 1928 qu’en 1913 — un bon indicateur général du progrès agricole.» «En 1928, le nombre des animaux dépassait de 7 à 10 % le niveau de 1914 pour ce qui concerne les vaches et les porcs.» (1) La révolution socialiste avait apporté de grands avantages aux masses paysannes. Les paysans sans terre avaient reçu un terrain. Les familles trop nombreuses avaient pu se diviser. En 1927, il y avait 24 à 25 millions de familles paysannes, contre 19,5 en 1917. Le nombre de personnes par famille avait diminué de 6,1 à 5,3. Les taxes directes et les loyers étaient nettement inférieurs par rapport à l’ancien régime. Les paysans gardaient et consommaient une partie beaucoup plus grande de leurs récoltes. «En 1927, les céréales destinées aux villes, à l’armée, à l’industrie et à l’exportation, ne se chiffraient qu’à 10 millions de tonnes, alors que ce chiffre était de 18,8 millions de tonnes en moyenne en 1909-1913, pour une récolte au moins aussi grande.» (2) En même temps les bolcheviks ont encouragé les paysans à former toutes sortes de coopératives et ils ont créé à titre d’essai les premiers kolkhozes — des fermes collectives. Il s’agissait de voir comment, à l’avenir, on pourrait conduire les paysans sur la voie du socialisme, sans en déterminer d’avance les délais. Mais, dans l’ensemble, il existait, en 1927, très peu d’éléments du socialisme à la campagne. Celle-ci restait dominée par des paysans travaillant individuellement leur lopin de terre. En 1927, on avait réussi à regrouper 38 % des paysans en coopératives de consommation, mais les paysans riches y tenaient le premier rôle. Ces coopératives recevaient 50% du crédit agricole, le reste étant investi dans des exploitations privées, en général de type koulak (3). Faiblesse du Parti à la campagne Il faut noter qu’au début de la construction socialiste, le Parti bolchevik disposait de peu de forces à la campagne. En 1917, il y avait dans toute l’URSS 16.700 paysans bolcheviks. Pendant les quatre années suivantes, qui furent des années de guerre civile, un grand nombre de jeunes paysans furent admis au Parti. En 1921, on en comptait 185.300. Mais il s’agissait surtout de fils de paysans entrés dans l’Armée rouge. La paix revenue, il fallait vérifier les conceptions politiques de tous ces jeunes combattants. Lénine a organisé la première vérification-épuration, comme prolongement nécessaire à la première campagne de recrutement massif. Il fallait déterminer qui répondait aux normes. Des 200.000 paysans, 44,7 % ont été exclus (4). Le 1er octobre 1928, sur 1.360.000 membres et candidats, 198.000 étaient des paysans et des travailleurs agricoles, c’est-à-dire 14,5 % (5). A la campagne, on comptait un membre du Parti pour 420 habitants, et 20.700 cellules du Parti, une pour quatre villages. Ce chiffre prend encore plus de relief lorsqu’on le compare aux «permanents» de la réaction tsariste, les prêtres orthodoxes et autres religieux à plein temps, qui étaient 60.000! (6) La jeunesse rurale constituait la plus grande réserve du Parti. En 1928, on comptait un million de jeunes paysans dans le Komsomol (7). Les soldats qui avaient servi dans l’Armée rouge pendant la guerre civile et les 180.000 fils de paysans qui entraient chaque année dans l’armée où ils recevaient une éducation communiste, étaient en général des partisans du régime (8). Ce qu’était le paysan russe… C’est dire le problème auquel le Parti bolchevik était confronté. En fait, la campagne était toujours, pour une large partie, sous l’emprise des anciennes classes privilégiées et de la vieille idéologie orthodoxe et tsariste. La masse de la paysannerie restait plongée dans son état d’arriération et continuait à travailler en utilisant largement des instruments en bois. Souvent, les koulaks prenaient le pouvoir au sein des coopératives, des associations de crédit et même des soviets ruraux. Sous Stolypine, des spécialistes bourgeois de l’agriculture s’étaient installés à la campagne pour impulser la réforme agraire. Ils continuaient à exercer une grande influence en tant que promoteurs de l’exploitation agricole privée moderne. Quatre-vingt-dix pour cent de la terre furent gérés selon le système traditionnel de la commune villageoise, dans laquelle les paysans riches prédominaient (9). ![]() L’extrême pauvreté et ignorance qui caractérisaient la masse paysanne furent parmi les pires ennemis des bolcheviks. Il avait été relativement simple de vaincre le tsar et les propriétaires fonciers. Mais comment vaincre la barbarie, l’abrutissement, la superstition? La guerre civile avait bouleversé la campagne; dix années de régime socialiste y avaient introduit les premiers éléments d’une culture de masse moderne et un encadrement communiste minimal. Mais les caractéristiques traditionnelles de la paysannerie pesaient toujours de tout leur poids. Le Dr Emile Joseph Dillon a vécu en Russie de 1877 à 1914. Il a voyagé dans toutes les parties de l’empire. Il connaissait les ministres, la noblesse, les bureaucrates et les générations successives de révolutionnaires. Son témoignage sur la paysannerie russe mérite d’être médité. Il décrit d’abord dans quelle misère matérielle vivait la majorité de la paysannerie. «Le paysan russe va dormir à six ou même à cinq heures, pendant l’hiver, parce qu’il ne peut pas acheter du pétrole pour allumer la lumière. Il n’a pas de viande, pas d’œufs, pas de beurre, pas de lait et souvent pas de choux et vit surtout de pain noir et de pommes de terre. Vit? Il se meurt avec une quantité insuffisante de nourriture.» (10) Puis Dillon parle de l’arriération culturelle et politique dans lesquelles étaient maintenus les paysans. «La population paysanne était médiévale dans ses institutions, asiatique dans ses aspirations et préhistorique dans ses conceptions de la vie. Les paysans croyaient que les Japonais avaient gagné la guerre de Mandchourie (1905) en prenant la forme de microbes qui entraient dans les bottes des soldats russes, leur mordaient les jambes et causaient ainsi leur mort. Quand il y avait une épidémie dans un district, ils tuaient souvent les médecins pour avoir ’empoisonné les sources et répandu la maladie’. Ils brûlent toujours avec enthousiasme les sorcières. Ils déterrent un mort pour calmer un esprit. Ils mettent des femmes infidèles complètement nues, les lient derrière une charrette et les promènent à travers le village. Et quand les seules contraintes qui maintiennent une telle masse dans l’ordre sont tout à coup enlevées, les conséquences pour la communauté sont catastrophiques. Entre le peuple et l’anarchie se trouvait pendant des générations l’écran fragile de l’idée primitive de Dieu et du tsar; et depuis la campagne de la Mandchourie, cet écran s’effritait à toute allure.» (11) Nouvelle différenciation des classes En 1927, à la suite de l’évolution spontanée du marché libre, 7 % des paysans, c’est-à-dire 2.700.000 chefs de familles, se retrouvèrent à nouveau sans terre. Ils étaient 3.200.000 en 1929. Chaque année, un quart de million de pauvres perdaient leur champ. Ajoutons que ces hommes sans terre n’étaient plus acceptés dans la commune villageoise traditionnelle… En 1927 toujours, on comptait 7 millions de paysans pauvres qui ne disposaient ni de cheval, ni de charrue. En Ukraine, 2,1 millions de familles sur 5,3 ne possédaient ni cheval, ni bœuf. Ces paysans pauvres constituaient 35 % de la population paysanne. Les chiffres indiqués proviennent du Rapport de Molotov au XVe Congrès. La grande majorité était formée de paysans moyens: 51 à 53 %. Mais ces derniers travaillaient toujours avec leurs instruments primitifs. En 1929, 60 % des familles en Ukraine ne possédaient aucun type de machine; 71 % des familles au Caucase du Nord, 87,5 % dans la Basse Volga et 92,5 % dans la Région Centrale des Terres noires étaient dans la même situation. Ce sont les régions céréalières. Dans l’ensemble de l’Union soviétique, entre 5 % et 7 % des paysans ont réussi à s’enrichir: les koulaks (12). D’après le recensement de 1927, 3,2 % des familles possèdent en moyenne 2,3 bêtes de trait et 2,5 vaches, contre une moyenne à la campagne de 1,0 et 1,1. Il y avait au total 950.000 familles, soit 3,8 %, qui engageaient des ouvriers agricoles ou louaient des moyens de production (13). Qui contrôle le blé marchand? Pour être en mesure de nourrir les villes en pleine expansion et donc d’industrialiser le pays, il fallait assurer leur approvisionnement en blé marchand. Comme les paysans n’étaient plus exploités par les propriétaires fonciers, ils consommaient une plus grande partie de leur blé. Les ventes sur les marchés extra-ruraux étaient tombées à 73,2 % de la quantité vendue en 1913 (14). Mais ces céréales commercialisées avaient aussi une tout autre origine. Avant la révolution, 72 % du blé marchand provenait des grandes exploitations (propriétaires fonciers et koulaks). En 1926, en revanche, les paysans pauvres et moyens livrent 74 % du blé marchand. Ils consomment 89 % de leur production, n’amenant que 11 % de leurs céréales sur le marché. Les grandes exploitations socialistes, les kolkhozes et sovkhozes, ne représentaient que 1,7 % de la production totale de blé et 6 % du blé marchand. Mais elles commercialisaient 47,2 %, presque la moitié de leur récolte. En 1926, les koulaks, force montante, contrôlaient 20 % du blé marchand (15). Selon une autre statistique, dans la partie européenne de l’URSS, les koulaks et la couche supérieure des paysans moyens, c’est-à-dire 10 à 11 % des familles, réalisaient 56 % des ventes de céréales en 1927-1928 (16). En 1927, le rapport de force entre l’économie socialiste et l’économie capitaliste peut être mesuré ainsi: l’agriculture collectivisée livre 0,57 million de tonnes de blé au marché, les koulaks 2,13 millions (17). La force sociale qui contrôlera le blé destiné au marché décidera du ravitaillement des ouvriers et des citadins et donc du sort de l’industrialisation. La lutte sera farouche. Vers l’affrontement Pour réserver les fonds nécessaires à l’industrialisation, l’Etat a payé, depuis le début des années vingt, un prix relativement bas pour le blé.En automne 1924, après une récolte assez maigre, l’Etat n’arrive pas à acheter les céréales au prix fixé. Les koulaks et les commerçants privés les achètent au prix du marché libre, spéculant sur la hausse des prix au printemps et en été. En mai 1925, l’Etat doit doubler ses prix d’achat par rapport à décembre 1924. Cette année-là, l’URSS connaît une bonne récolte. Le développement de l’industrie dans les villes entraîne une demande supplémentaire de céréales. Les prix d’achat payés par l’Etat restent élevés d’octobre à décembre 1925. Mais comme il y a pénurie de produits de l’industrie légère, les paysans mieux lotis refusent de vendre leur blé. L’Etat se voit obligé de capituler et d’abandonner ses plans pour l’exportation des céréales et de réduire l’importation des équipements industriels, puis de diminuer les crédits à l’industrie.18 Tels sont les premiers signes d’une crise grave et d’un affrontement entre classes sociales. En 1926, la récolte des céréales atteint 76,8 millions de tonnes, alors qu’elle était de 72,5 l’année précédente. L’Etat réalise la collecte à des prix plus bas qu’en 1925.19 En 1927, la récolte de céréales chute au niveau de 1925. Dans les villes, la situation est loin d’être brillante. Le chômage reste élevé et s’aggrave par l’arrivée de paysans ruinés. La différenciation des salaires entre les ouvriers et les techniciens s’accentue. Les commerçants privés, qui contrôlent toujours la moitié de la viande vendue en ville, s’enrichissent de façon ostentatoire. Une nouvelle menace de guerre pèse sur l’URSS, après la décision de Londres de rompre les relations diplomatiques avec Moscou. La position de Boukharine L’affrontement social à venir a trouvé son reflet au sein du Parti. Boukharine, à l’époque l’allié principal de Staline à la direction, souligne l’importance d’avancer vers le socialisme par les relations du marché. En 1925, il appelle les paysans à s’enrichir, en y ajoutant: «Nous avancerons à l’allure d’un escargot.» Dans une lettre du 2 juin 1925, Staline lui écrit: «Le mot d’ordre ‘enrichissez-vous’, n’est pas le nôtre, il est erroné… Notre mot d’ordre est l’accumulation socialiste.» 20 L’économiste bourgeois Kondratiev était à l’époque le spécialiste le plus influent dans les Commissariats à l’Agriculture et aux Finances. Il prônait une plus grande différenciation à la campagne, des taxes moins lourdes pour les paysans riches, la réduction «des taux insupportables de développement industriel» et une réorientation de ressources de l’industrie lourde vers l’industrie légère.21 Chayanov, un économiste bourgeois appartenant à une autre école, prônait le développement de «coopératives verticales» , d’abord pour la vente, puis pour la transformation industrielle des produits agricoles, au lieu d’une orientation vers les coopératives de production, c’est-à-dire des kolkhozes. Cette politique aurait affaibli les bases économiques du socialisme et développé de nouvelles forces capitalistes à la campagne et dans l’industrie légère. En protégeant le capitalisme au niveau de la production, la bourgeoisie rurale aurait aussi dominé les coopératives de vente. Boukharine était directement influencé par ces deux spécialistes, notamment lorsqu’il déclarait, en février 1925: «Les fermes collectives ne sont pas la ligne principale, l’autoroute, la route principale par laquelle les paysans arriveront au socialisme.» 22 En 1927, la campagne connaît une récolte médiocre. La quantité de blé vendue aux villes diminue de façon dramatique. Les koulaks, qui ont renforcé leur position, gardent leur blé pour spéculer sur la pénurie et susciter une hausse de prix encore plus considérable. Boukharine est d’avis qu’il faut accroître les prix d’achat officiels et ralentir l’industrialisation. «Pratiquement tous les économistes non-membres du Parti soutenaient ces conclusions» , déclare Davies.23 Miser sur le kolkhoze… Staline comprend que le socialisme est menacé de trois côtés. Il y a risque d’émeutes de la faim dans les villes; le renforcement de la position des koulaks à la campagne peut rendre impossible l’industrialisation socialiste et des interventions militaires étrangères sont à craindre. D’après Kalinine, le président de l’URSS, une commission du bureau politique pour le développement des kolkhozes dirigée par Molotov a réalisé, en 1927, «une révolution mentale» .24 Son travail débouche sur l’adoption d’une résolution au XVe Congrès du Parti, en décembre 1927. On y lit: «Où est la voie de sortie? La voie consiste à transformer les fermes paysannes, petites et désintégrées, en fermes étendues et intégrées, sur la base du labour commun de la terre; à passer au travail collectif sur la base d’une nouvelle technique plus développée. La voie de sortie consiste à réunir les fermes paysannes petites et réduites, de façon graduelle mais constante, non pas par des méthodes de pression, mais par l’exemple et le travail de conviction, pour en faire des entreprises larges sur la base du travail commun et fraternel de la terre, en leur livrant des machines agricoles et des tracteurs, en appliquant des méthodes scientifiques pour l’intensification de l’agriculture.» 25 Toujours en 1927, est décidée l’accentuation de «la politique de la limitation des tendances exploiteuses de la bourgeoisie rurale» . Le gouvernement impose des taxes plus élevées sur l’ensemble des revenus des koulaks. Ces derniers doivent remplir des quotas plus élevés lors de la collecte des céréales. Le soviet de village peut leur enlever les excédents de terre. Le nombre d’ouvriers qu’ils peuvent engager est limité.26 … ou miser sur le paysan individuel? En 1928 comme en 1927, la récolte de céréales est inférieure d’environ 3,5 à 4,5 millions de tonnes à celle de 1926 en raison de conditions climatologiques très mauvaises. En janvier 1928, le bureau politique, unanime, décide de recourir à des méthodes exceptionnelles en réquisitionnant le blé chez les koulaks et les paysans aisés, pour éviter ainsi la famine dans les villes. «Le mécontentement ouvrier allait grandissant. On observait des tensions dans les campagnes. La situation était jugée sans issue. Il fallait à tout prix du pain pour nourrir les villes» , écriront deux boukhariniens en 1988.27 La direction du Parti autour de Staline ne voit qu’une issue: développer aussi vite que possible le mouvement kolkhozien. Boukharine s’y oppose. Le 1er juin 1928, il envoie une lettre à Staline. Les kolkhozes, dit-il, ne peuvent être l’ issue, parce qu’il faudra plusieurs années pour les mettre en place; d’autant plus qu’on n’est pas en mesure de leur fournir immédiatement des machines. «Il faut favoriser les exploitations paysannes individuelles et normaliser les rapports avec la paysannerie.» 28 Le développement de l’exploitation individuelle deviendra l’axe de la politique de Boukharine. Ce dernier dit accepter que l’Etat s’approprie une partie des produits de l’exploitation individuelle au profit du développement de l’industrie, mais ce «pompage» doit se faire par l’intermédiaire… des mécanismes du marché. Staline dira en octobre de cette année à l’adresse de Boukharine: «Il y a dans les rangs de notre parti des gens qui tentent, peut-être sans s’en rendre compte eux-mêmes, d’adapter l’oeuvre de notre construction socialiste aux goûts et aux besoins de la bourgeoisie ‘soviétique’.» 29 La situation dans les villes continue à se dégrader. Au cours des années 1928 et 1929, on doit rationner d’abord le pain, ensuite le sucre, le thé et la viande. Entre le 1er octobre 1927 et 1929, les prix des produits agricoles augmentent de 25,9 %; le prix du blé sur le marché libre augmente même de 289 %.30 Début 1929, Boukharine parle des «anneaux d’une chaîne unique de l’économie socialiste» et il précise: «Les foyers coopératifs koulaks s’intégreront de la même façon, par l’intermédiaire de banques, etc. dans le même système.» «Dans les campagnes, la lutte de classes éclate ici et là, sous sa forme ancienne, et cette aggravation est provoquée d’ordinaire par les éléments koulaks. (…) Cependant, les cas de ce genre se produisent ordinairement là où l’appareil soviétique local est encore faible. A mesure que cet appareil s’améliore, à mesure que s’améliorent et se fortifient les organisations locales du parti et des Jeunesses communistes à la campagne, les phénomènes de ce genre deviendront de plus en plus rares et finalement disparaîtront sans laisser de traces.» 31 Par ces positions, Boukharine développe déjà une politique social-démocrate de «paix de classe» . Il est aveugle devant la volonté farouche des koulaks de s’opposer par tous les moyens à la collectivisation. Il cherche la cause de la lutte de classe dans des «faiblesses» de l’appareil du gouvernement et du Parti et ne comprend pas qu’à la campagne, ces appareils sont lourdement infiltrés et influencés par les koulaks. L’épuration de ces appareils sera donc elle-même une lutte de classe, liée à l’offensive contre les koulaks. Au plénum du Comité central d’avril 1929, Boukharine propose d’importer du blé, de mettre fin aux mesures d’exception contre «les paysans» , d’augmenter les prix des produits agricoles, d’affirmer «la légalité révolutionnaire» , de réduire le rythme de l’industrialisation et d’accélérer la fabrication des moyens de production agricole. Kaganovitch lui répond: «Vous n’avez fait aucune proposition nouvelle, et vous en êtes incapable parce qu’elles sont inexistantes, parce que nous avons affaire à l’ennemi de classe, qui lance une offensive contre nous, qui refuse de donner ses surplus de blé pour l’industrialisation socialiste et qui déclare: donne-moi un tracteur, donne-moi des droits électoraux, alors tu auras du blé.» 32 La première vague de la collectivisation Staline décide de relever le gant, de porter la révolution socialiste à la campagne, et d’engager la lutte finale avecla dernière classe capitaliste en Union soviétique, celle des koulaks, la bourgeoisie agraire. Le koulak La bourgeoisie a toujours affirmé que la collectivisation en URSS a «détruit les forces dynamiques à la campagne» et causé une stagnation permanente de l’agriculture. Elle décrit les koulaks comme des paysans individuels «dynamiques et entrepreneurs» . Ce n’est qu’une fable idéologique destinée à noircir le socialisme et glorifier l’exploitation. Pour comprendre la lutte des classes qui s’est déroulée en URSS, il est nécessaire de se faire une image plus réaliste du koulak russe. Voici ce qu’écrit, à la fin du dix-neuvième siècle, un des meilleurs spécialistes russes de la vie paysanne. «Chaque commune villageoise a toujours trois à quatre koulaks et aussi une bonne demi-douzaine de moindres suce-sangs de la même espèce. Ils n’ont besoin ni de qualifications, ni de travail ardu, seulement des réactions promptes à utiliser dans leur propre intérêt les besoins, les soucis, la misère et le malheur des autres.» «La caractéristique dominante de cette classe est la cruauté dure et imperturbable d’un homme complètement sans éducation qui a fait son chemin de la pauvreté vers la richesse et en est arrivé à croire que faire de l’argent, par n’importe quels moyens, est le seul but auquel un homme rationnel peut se consacrer.» 33 Et l’Américain E.J. Dillon, qui a une connaissance approfondie de la vieille Russie, écrit: «De tous les monstres humains que j’ai jamais rencontrés lors de mes voyages, je ne peux pas me rappeler un seul qui fut si mauvais et odieux que le koulak russe.» 34 Les kolkhozes dépassent les koulaks Si les koulaks, qui représentent déjà 5 % des paysans, parviennent à élargir leur base économique et à s’imposer définitivement comme force dominante à la campagne, le pouvoir socialiste dans les villes ne pourra pas se maintenir devant cet encerclement de forces bourgeoises. L’URSS reste un pays paysan à 82 %. Si le Parti bolchevik n’arrive plus à assurer le ravitaillement des ouvriers à des prix relativement bas, le pouvoir de la classe ouvrière sera menacé dans ses fondements mêmes. D’où la nécessité d’accélérer la collectivisation de certains secteurs à la campagne de manière à augmenter, sur une base socialiste, la production de céréales marchandes. Maintenir un prix relativement bas du blé marchand est essentiel pour la réussite de l’industrialisation accélérée. Une bourgeoisie rurale montante n’acceptera jamais une telle politique. Seuls les paysans pauvres et moyens, regroupés en coopératives, peuvent la soutenir. L’industrialisation permettra en même temps de moderniser la campagne, d’augmenter sa productivité, d’améliorer son niveau culturel. Il faut produire des tracteurs, des camions, des moissonneuses pour donner une base matérielle solide au socialisme à la campagne. Pour y arriver, il est impérieux d’accroître le rythme de l’industrialisation. Le 1er octobre 1927, on compte 286.000 familles paysannes dans les kolkhozes. Elles sont 1.008.000 au 1er juin 1929.35 Au cours de quatre mois, entre juin et octobre, le pourcentage des paysans kolkhoziens augmente de 4 % à 7,5 %. En 1929, l’agriculture collectivisée produit 2,20 millions de tonnes de blé marchand, autant que les koulaks deux ans auparavant. Staline prévoit qu’elle donnera, au cours de l’année à venir, 6,60 millions de tonnes aux villes. «Maintenant, dit Staline le 27 décembre 1929, nous avons une base matérielle suffisante pour frapper le koulak, briser sa résistance, le liquider comme classe et remplacer sa production par celle des kolkhozes et des sovkhozes.» Un mouvement de masse impétueux Une fois l’idée d’une accélération de la collectivisation lancée par le Comité central du Parti bolchevik, un mouvement spontané se déclenche, porté dans les régions par des activistes, des jeunes, des anciens soldats de l’Armée rouge et par l’appareil local du Parti. Début octobre, 7,5 pour cent des paysans étaient déjà entrés dans les kolkhozes et le mouvement s’accentuait. Le Parti, qui avait indiqué l’orientation générale vers la collectivisation, prenait acte d’un mouvement de masse, plutôt qu’il ne l’organisait. «Le fait essentiel de notre vie sociale et économique à l’heure actuelle, c’est la croissance prodigieuse du mouvement de collectivisation agricole» , dit Staline le 27 décembre. «Maintenant, la dépossession du koulak est faite par les masses mêmes de paysans pauvres et moyens, qui réalisent la collectivisation intégrale.» 38 Lors de l’adoption du premier plan quinquennal, en avril, le Parti avait tablé sur une collectivisation de 10 % des paysans en 1932-1933. Les kolkhozes et sovkhozes produiraient alors 15,5 % des céréales. Cela suffirait pour évincer les koulaks.39 Mais en juin, le secrétaire du Parti du Caucase du Nord, Andreev, affirme que 11,8 % des familles sont déjà entrées dans les kolkhozes et qu’on pourrait atteindre les 22 % fin 1929.40 Le 1er janvier 1930, 18,1 % des familles paysannes étaient membres d’un kolkhoze. Un mois plus tard, elles sont 31,7 %.41 Lynne Viola note: «La collectivisation connaît très vite une dynamique propre, provenant essentiellement de l’initiative des cadres ruraux. Le centre courait le risque de perdre le contrôle du mouvement.» 42 Les objectifs fixés par le Comité central dans sa résolution du 5 janvier 1930 sont fortement «corrigés» à la hausse par les comités régionaux. Puis, les comités de district surenchérissent encore et fixent des rythmes époustouflants. En janvier 1930, les régions de l’Oural, de la Basse Volga et de la Moyenne Volga enregistrent déjà des chiffres de collectivisation compris entre 39 et 56 pour cent. Plusieurs régions adoptent un plan pour la collectivisation intégrale en une année, voire en quelques mois.43 Un commentateur soviétique contemporain écrit: «Si le centre parle de 15 % de familles à inclure dans les kolkhozes, la région augmente le chiffre à 25, l’okrug à40 et le district à 60 %. »44 (L’okrug était une unité administrative, disparue en 1930. Il y avait, au début de cette année, 13 régions divisées en 207 okrugs, subdivisés en 2.811 districts et 71.780 soviets de village.) La guerre contre le koulak Cette course effrénée vers la collectivisation s’accompagne d’un mouvement de «dékoulakisation» : les koulaks sont expropriés et, parfois, exilés. En fait, on assiste à une nouvelle manche dans le combat séculaire et féroce entre les paysans pauvres et les paysans riches. Depuis des siècles, les pauvres ont été systématiquement battus et écrasés lorsque, de désespoir, ils osaient se révolter et s’insurger. Mais cette fois-ci, ils ont, pour la première fois, la force légale de l’Etat à leur côté. Un étudiant, travaillant dans un kolkhoze, dit en 1930 à l’Américain Hindus: «C’était et c’est encore une guerre. Le koulak doit être écarté de notre chemin aussi complètement qu’un ennemi au front. Il est l’ennemi au front. Il est l’ennemi du kolkhoze.» 45 Préobrajenski, qui avait soutenu Trotski à fond, appuie maintenant avec enthousiasme la bataille pour la collectivisation. « Les masses travailleuses à la campagne ont été exploitées pendant des siècles. Maintenant, après une longue série de défaites sanglantes qui ont commencé avec les insurrections du Moyen Age, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, leur mouvement puissant a une chance de victoire.» 46 Le radicalisme à la campagne est aussi stimulé par la mobilisation et l’effervescence générales dans le pays en vue de l’industrialisation. ![]() Le rôle essentiel des masses les plus opprimées D’innombrables livres anticommunistes nous apprennent que la collectivisation a été «imposée» par la direction du Parti et par Staline et réalisée sous la terreur. C’est une contre-vérité. L’impulsion essentielle pour les épisodes violents de la collectivisation venait des masses paysannes les plus opprimées. Elles ne voyaient pas d’issue en dehors de la collectivisation. Un paysan de la région des Terres noires déclare: «J’ai vécu toute ma vie parmi les ouvriers agricoles. La révolution d’Octobre m’a donné de la terre, j’ai reçu des crédits d’année en année, j’ai acheté un mauvais cheval, je ne peux pas travailler la terre, mes enfants sont misérables et ont faim, je n’arrive simplement pas à améliorer ma ferme, malgré l’aide des autorités soviétiques. Je crois qu’il n’y a qu’une seule issue: rejoindre une colonne de tracteurs et faire que ça marche.» 47 Lynne Viola écrit: «La collectivisation, quoiqu’elle fût initiée et appuyée par le centre, se concrétisait, dans une large mesure, dans une série de mesures politiques ad hoc, en réponse aux initiatives débridées des organes du parti et du gouvernement au niveau de la région et du district. La collectivisation et l’agriculture collective ont été modelées, moins par Staline et les autorités centrales, que par l’activité indisciplinée et irresponsable de fonctionnaires ruraux, par l’expérimentation des dirigeants des fermes collectives qui devaient se débrouiller et par les réalités d’une campagne arriérée.» 48 Lynne Viola met, à juste titre, l’accent sur la dynamique propre de la base. Mais son interprétation des faits est unilatérale. Elle saisit mal la ligne de masse, appliquée de façon conséquente par Staline et le Parti bolchevik. Le Parti élabora l’orientation générale, puis laissa la base et les cadres intermédiaires expérimenter; ce matériel servait alors à l’élaboration de nouvelles directives, de corrections, de rectifications. Lynne Viola poursuit: « L’Etat dirigeait par des circulaires et des décrets, mais il n’avait ni l’infrastructure organisationnelle ni le personnel pour imposer sa voie ou pour assurer l’application correcte de sa politique dans la gestion de la campagne. Les racines du système de Staline à la campagne ne se trouvent pas dans l’expansion des contrôles de l’Etat, mais dans l’absence même de ces contrôles et d’un système d’administration ordonné, ce qui, en retour, avait comme résultat que la répression devenait l’instrument principal du pouvoir à la campagne. »49 Cette conclusion, tirée d’une observation attentive de la marche réelle de la collectivisation, permet de faire deux remarques. La thèse du «totalitarisme communiste» exercé par une «bureaucratie du parti omniprésente» n’a aucun rapport avec la réalité de l’exercice du pouvoir soviétique sous Staline. C’est une formule par laquelle la bourgeoisie crache simplement sa haine aveugle contre le socialisme réel. En 1929-1933, l’Etat soviétique n’avait ni les moyens techniques ni le personnel qualifié nécessaire ni l’encadrement communiste suffisant pour diriger de façon planifiée et ordonnée la collectivisation; le décrire comme un Etat tout-puissant et totalitaire est absurde. A la campagne, l’impulsion essentielle de la collectivisation provenait des paysans les plus opprimés. Le Parti a préparé et initié la collectivisation, des communistes de la ville l’ont encadrée, mais ce bouleversement gigantesque des habitudes paysannes ne pouvait réussir que si les paysans les plus opprimés étaient convaincus de sa nécessité. Le jugement de Lynne Viola selon lequel «la répression devenait l’instrument principal du pouvoir» ne correspond pas à la réalité. L’instrument principal était la mobilisation, la conscientisation, la formation, l’organisation des masses fondamentales de la paysannerie. Mais cette oeuvre constructive nécessitait, effectivement, «la répression» , c’est-à-dire qu’elle s’est réalisée et qu’elle ne pouvait se réaliser autrement qu’à travers des luttes de classes âpres contre les hommes et les habitudes de l’ancien régime. Tous les anticommunistes affirment que Staline était le représentant de la bureaucratie toute-puissante qui étouffait la base. C’est tout le contraire de la vérité. Pour appliquer sa ligne révolutionnaire, la direction bolchevique a dû souvent faire appel aux forces révolutionnaires de la base pour court-circuiter certaines fractions de l’appareil bureaucratique. Viola le reconnaît: «La révolution n’a pas été réalisée à travers des canaux administratifs réguliers; au contraire, l’Etat en appelait directement à la base du Parti et à des secteurs clés de la classe ouvrière dans le but de contourner les fonctionnaires ruraux. Le recrutement massif d’ouvriers et de cadres urbains et le contournement de la bureaucratie visaient à faire des percées politiques pour jeter les fondements d’un système nouveau.» 50 La ligne organisationnelle de la collectivisation Comment Staline et la direction du Parti bolchevik ont-ils réagi au déferlement spontané et violent de la collectivisation et de la «dékoulakisation» ? Ils ont essentiellement essayé d’orienter politiquement et pratiquement, de discipliner et de rectifier le mouvement en marche. La direction du Parti a fait tout ce qui était en son pouvoir pour que la grande révolution de la collectivisation se déroule dans les conditions optimales et aux moindres frais. Mais elle ne pouvait pas empêcher les antagonismes profonds d’éclater ni «sauter» par-dessus l’état d’arriération de la campagne. L’appareil du Parti à la campagne Pour comprendre la politique du Parti bolchevik lors de la collectivisation, il est essentiel de savoir qu’au seuil de l’année 1930, l’appareil du Parti et du gouvernement à la campagne restait extrêmement faible — l’exact opposé de la «terrible machine totalitaire» imaginée par les adversaires du communisme. La faiblesse de l’appareil communiste était une des conditions qui ont permis aux koulaks de lancer toutes leurs forces dans un combat enragé contre la nouvelle société. Au 1er janvier 1930, on compte 339.000 communistes sur une population rurale d’environ 120 millions de personnes! Vingt-huit communistes pour une région de 10.000 habitants.51 Des cellules du Parti n’existent qu’au sein de 23.458 des 70.849 soviets de village et, d’après le secrétaire de la région de la Volga Centrale, Khataevich, certains soviets de village sont «des agences directes des koulaks» .52 Les anciens koulaks et les anciens fonctionnaires du tsar, mieux au courant des ficelles de la vie publique, ont largement infiltré le Parti. Le noyau du Parti est constitué de jeunes paysans qui ont combattu dans l’Armée rouge lors de la guerre civile. Cette expérience politique a façonné leur manière de voir et d’agir. Ils ont l’habitude de commander et savent à peine ce qu’éducation et mobilisation politiques veulent dire. «La structure de l’administration rurale était lourde, les lignes de commandement confuses, la démarcation des responsabilités et des fonctions vague et peu définie. Par conséquent, dans l’application de la politique rurale, on virait souvent soit vers l’inertie extrême, soit vers le style de mobilisation comme lors de la guerre civile.» 53 C’est avec cet appareil, qui sabotait ou dénaturait souvent les instructions du Comité central, qu’il fallait livrer combat aux koulaks et à la vieille société. «Pour l’essentiel, dit Kaganovitch le 20 janvier 1930, nous avons à créer une organisation du Parti à la campagne, capable de gérer le grand mouvement pour la collectivisation.» 54 Mesures organisationnelles extraordinaires Confronté avec le radicalisme de la base, avec une vague violente de collectivisation anarchique, la direction du Parti s’efforce tout d’abord d’avoir une emprise réelle sur les événements. Etant donné les faiblesses et le peu de fiabilité de l’appareil du Parti à la campagne, le Comité central prend plusieurs mesures organisationnelles extraordinaires. D’abord au niveau central. A partir de la mi-février 1930, une partie des membres du Comité central, notamment Ordjonikidze, Kaganovich et Iakovlev, sont envoyés à la campagne pour y faire des enquêtes. Puis, trois importantes assemblées nationales seront convoquées, sous la direction du Comité central, pour concentrer l’expérience acquise. Celle du 11 février est consacrée aux problèmes de la collectivisation dans les régions des minorités nationales, et celle du 21 février traite des régions déficitaires en blé. Le 24 février, se tient une conférence nationale pour analyser les erreurs et les excès commis au cours de la collectivisation. Ensuite au niveau de la base, de la campagne. 250.000 communistes sont mobilisés dans les villes pour se rendre à la campagne et y apporter leur concours lors de la collectivisation. Ces militants travaillent sous la direction d’un «quartier général» de la collectivisation, créé spécialement au niveau de l’okrug et du district. Ces «quartiers généraux» sont assistés par des responsables du Comité régional ou du Comité central.55 Ainsi, dans l’okrug de Tambov, les envoyés participent à des conférences et des cours de courte durée au niveau de l’okrug puis au niveau du district, avant de descendre sur le terrain. D’après leurs instructions, ils doivent «suivre les méthodes du travail de masse» : convaincre d’abord les activistes locaux, le soviet du village et les réunions de paysans pauvres, puis des petits groupes mixtes de paysans pauvres et moyens et, finalement, organiser une réunion générale du village, à l’exclusion des koulaks. Leurs instructions stipulent aussi que «la contrainte administrative ne doit pas être utilisée pour pousser les paysans moyens à rejoindre le kolkhoze» .56 Dans le même okrug de Tambov sont organisés, au cours de l’hiver 1929-30, des conférences et des cours de 2 à 10 jours à l’intention de 10.000 paysans, femmes kolkhoziennes, paysans pauvres et présidents de soviets. Pendant les premières semaines de 1930, l’Ukraine organise 3.977 cours de courte durée pour 275.000 paysans. En automne 1929, trente mille activistes ont été formés, les dimanches, pendant leurs loisirs, par l’Armée rouge, qui se charge d’un autre contingent de 100.000 personnes dans les premiers mois de 1930. En plus, elle forme un grand nombre des conducteurs de tracteurs, des spécialistes de l’agriculture, des opérateurs de cinéma et de radio.57 La plupart des personnes venues de la ville travaillent pendant quelques mois à la campagne. Ainsi, en février 1930, on décrète la mobilisation de 7.200 membres des Soviets urbains pour travailler pendant au moins un an à la campagne. Mais des hommes de l’Armée rouge et des ouvriers industriels sont transférés de façon permanente dans les kolkhozes. C’est en novembre 1929 qu’a été décidée la campagne la plus célèbre, celle des «25.000». Les 25.000 Le Comité central lance un appel à 25.000 ouvriers expérimentés des grandes usines pour se rendre à la campagne et pour y soutenir la collectivisation. Ils sont plus de 70.000 à se présenter. On en sélectionne 28.000: des jeunes qui avaient combattu lors de la guerre civile, des membres du Parti et du Komsomol. Ces ouvriers sont conscients du rôle dirigeant de la classe ouvrière dans les transformations socialistes à la campagne. Lynne Viola écrit: «Ils voyaient dans la révolution de Staline un moyen d’arracher la victoire finale du socialisme après des années de guerre, de souffrance et de privation. Ils voyaient la révolution comme une solution aux problèmes de l’arriération, des déficits apparemment chroniques de nourriture, et de l’encerclement capitaliste.» 58 Avant de partir, on leur explique qu’ils sont les yeux et les oreilles du Comité central: grâce à leur présence en première ligne, la direction espère acquérir une connaissance matérialiste des bouleversements à la campagne et des problèmes de la collectivisation. On les enjoint aussi de communiquer aux paysans leur expérience de l’organisation, acquise en tant qu’ouvriers industriels: l’habitude séculaire du travail individuel constitue un handicap sérieux pour l’exploitation collective de la terre. Finalement, on leur dit qu’ils auraient à juger de la qualité communiste des fonctionnaires du Parti et, si nécessaire, à épurer le Parti des éléments étrangers et indésirables. C’est au cours du mois de janvier 1930 que les 25.000 arrivent sur le front de la collectivisation. L’analyse détaillée de leurs activités et du rôle qu’ils ont joué permet de se faire une idée réaliste de cette grande lutte de classe révolutionnaire que fut la collectivisation. Ces ouvriers ont entretenu une correspondance régulière avec leur usine et leur syndicat et ces lettres permettent de savoir avec précision ce qui se passait dans les villages. Les 25.000 contre la bureaucratie D’abord, dès leur arrivée, les 25.000 doivent se lancer dans le combat ingrat contre le bureaucratisme de l’appareil local et contre les excès commis lors de la collectivisation. Lynne Viola écrit: «Quelle que fût leur position, les 25.000 étaient unanimes dans leur critique du comportement des organes du district lors de la collectivisation. Ils affirmaient que ceux-ci portaient la responsabilité pour la course aux plus hauts pourcentages dans la collectivisation.» 59 Zakharov, un des 25.000, écrit qu’aucun travail préparatoire n’a été fait parmi les paysans qui, par conséquent, n’étaient pas du tout prêts pour la collectivisation.60 Beaucoup se plaignent des actes illégaux et de la brutalité des cadres ruraux. Makovskaia s’en prend à «l’attitude bureaucratique des cadres envers les paysans» et elle dit que les fonctionnaires parlent de la collectivisation «avec un revolver en main» .61 Baryshev affirme qu’un grand nombre de paysans moyens ont été «dékoulakisés» . Naumov se range du côté des paysans dans leur lutte contre des cadres du Parti qui «se sont approprié des biens confisqués chez les koulaks» . Lynne Viola conclut: «Les 25.000 voyaient les fonctionnaires ruraux comme des gens rudes, indisciplinés, souvent corrompus et, dans pas mal de cas, des représentants des classes hostiles.» 62 En s’opposant aux bureaucrates et à leurs excès, ils réussissent à gagner la confiance des masses paysannes.63 Tout cela vaut la peine d’être souligné, puisque ces ouvriers étaient, pour ainsi dire, les envoyés de Staline. Cesont précisément ces «staliniens» qui ont combattu de façon conséquente le bureaucratisme et les excès et défendu une voie correcte de collectivisation. Les 25.000 contre les koulaks Ensuite, les 25.000 ont joué un rôle prépondérant dans le combat contre les koulaks. Ils ont dû, avant tout, affronter l’arme terrible des rumeurs et des dénigrements, appelée «l’agit-prop des koulaks» . La masse paysanne analphabète, vivant dans des conditions barbares, soumise à l’influence des popes, pouvait facilement être manipulée. Le pope prétendait que le règne de l’antéchrist était venu. Le koulak y ajoutait que celui qui entrait dans le kolkhoze faisait un pacte avec l’antéchrist.64 Parmi les 25.000, nombreux sont ceux qui ont été agressés et battus. Plusieurs dizaines ont été assassinés, tués par balle ou achevés à la hache par des koulaks. Les 25.000 et l’organisation de la production agricole Mais l’apport essentiel des 25.000 à la campagne a été l’introduction d’un système complètement nouveau de gestion de la production, l’introduction d’un style nouveau de vie et de travail. Les paysans pauvres, qui se trouvaient en première ligne du combat pour la collectivisation, n’avaient pas la moindre idée de l’organisation de la production collective. Ils avaient la haine de l’exploitation et pour cette raison, ils étaient des alliés solides de la classe ouvrière. Mais en tant que producteurs individuels, ils ne pouvaient pas créer un nouveau mode de production: c’est une des raisons pour lesquelles la dictature du prolétariat est nécessaire. La dictature du prolétariat s’exprimait, notamment, dans la direction idéologique et organisationnelle de la classe ouvrière et du Parti Communiste, sur les paysans pauvres et moyens. Les ouvriers ont institué le jour de travail à heures régulières, avec l’appel du matin. Ils ont inventé des systèmes de paiement «à la pièce» et des échelles salariales. Partout, il leur fallait introduire de l’ordre et de la discipline. Souvent, un kolkhoze ne connaissait même pas ses frontières. Il n’y avait pas d’inventaires des machines, des outils, des pièces de rechange. Les machines n’étaient pas entretenues, il n’y avait pas d’étables ni de réserves de fourrage. Les ouvriers ont introduit des conférences de production où les kolkhoziens échangeaient leur expérience pratique, ils ont organisé la compétition socialiste entre différentes brigades, installé des tribunaux de travail où les infractions aux règlements et les fautes par négligence étaient jugées. Les 25.000 ouvriers incarnaient aussi le soutien du prolétariat à la paysannerie kolkhozienne. A la demande de «leurs» ouvriers, les usines envoyaient des équipements agricoles, des pièces de rechange, des générateurs, des livres, des journaux et d’autres objets introuvables à la campagne. Des brigades de travailleurs venaient de la ville pour faire certains travaux techniques ou de réparation, pour aider à la récolte. L’ouvrier est aussi devenu maître d’école. Il enseignait les connaissances techniques. Souvent, il devait faire la comptabilité en formant en même temps, sur le tas, de jeunes comptables. Il donnait des cours politiques et agricoles élémentaires. Parfois, il s’occupait de l’alphabétisation. L’apport des 25.000 à la collectivisation a été énorme. Dans les années vingt, «pauvreté, analphabétisme et prédisposition chronique à la famine périodique caractérisaient en grande partie le paysage rural» .65 Les 25.000 ont aidé à élaborer les structures organisationnelles de base de l’agriculture socialiste pour le quart de siècle à venir. Viola écrit: «Un nouveau système de production agricole fut établi, et, quoiqu’il eût aussi ses problèmes, il a mis fin aux crises périodiques qui caractérisaient les relations de marché qui existaient auparavant entre la campagne et les villes.» 66 Edité le 01-01-2018 à 23:23:34 par Xuan |