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![]() Pour une théorie concrète de la transition : pratique politique des bolcheviks au pouvoir par Robert Linhart 05 DÉC http://histoireetsociete.wordpress.com/2017/12/05/pour-une-theorie-concrete-de-la-transition-pratique-politique-des-bolcheviks-au-pouvoir-par-robert-linhart/ http://revueperiode.net/pour-une-theorie-concrete-de-la-transition-pratique-politique-des-bolcheviks-au-pouvoir/ La NEP est le plus souvent envisagée comme un pis aller, un recul de la révolution soviétique. Pour toute une tradition, au contraire, il s’agit d’un moment de renouveau de la stratégie de transition vers le socialisme. Dans ce texte inédit datant de 1966, Robert Linhart faisait le bilan de cette séquence mouvementée. Plusieurs années avant les colossales Luttes de classes en URSS de Charles Bettelheim, Linhart faisait le constat que la NEP fut une période d’importantes luttes de classes, notamment sur le plan des politiques économiques. Au diapason des grands énoncés de la Révolution culturelle chinoise, Linhart présente le dernier combat de Lénine comme une tentative de révolution dans la révolution, révolution culturelle qui visait à renforcer la capacité politique ouvrière dans toutes les instances de contrôle, dans tous les rapports idéologiques. Linhart rappelle ainsi la centralité d’une authentique politique d’hégémonie, menée par les subalternes, dans la perspective d’une transformation révolutionnaire. On sait que Lénine a attaché la plus grande importance à démontrer, à plusieurs reprises, que le communisme de guerre avait été une erreur et que cette erreur avait été imposée au pouvoir bolchevique par les conditions objectives de la lutte des classes et la stratégie de l’adversaire, du capitalisme. Si l’on prend le parti d’analyser une phase de transition réelle non du point de vue de la sociologie subjective mais du point de vue du matérialisme historique, il importe au premier chef de prendre cette proposition au sérieux et d’en voir les deux aspects : quiconque n’analyserait pas correctement les conditions objectives qui ont imposé l’erreur verserait dans une rêverie rétrospective et idéaliste, jugerait abstraitement et subjectivement la transition en question, en s’interdisant de rendre compte de sa spécificité du point de vue de la causalité et du déterminisme ; en 1922, Lénine refusait aux mencheviques le droit de critiquer le régime du communisme de guerre, quoique le contenu de cette critique fût celui-là même qu’avançaient les bolcheviques, parce qu’ils niaient, et avaient toujours nié, la nécessité de cette erreur et que, ne reprenant qu’un aspect de l’analyse dialectique de Lénine, ils en déformaient le sens et l’intégraient à leur thèse fondamentale – à savoir que la révolution d’Octobre était un monstre qui n’eût jamais du voir le jour, l’enfant prématuré d’un mode de production non développé : … les exhortations qu’articulent Otto Bauer et les dirigeants de la IIème Internationale et de l’Internationale II 1/2, et les mencheviks et les socialistes révolutionnaires, tiennent à leur propre nature. « La révolution est allée trop loin. Nous avons toujours dit ce que vous dites aujourd’hui. Permettez-moi de le répéter encore une fois. » Nous répondons : Permettez-nous, pour cela, de vous coller au mur1. Inversement, ne pas voir que la politique qui a objectivement résulté des conditions de lutte, du rapport de forces, et des deux stratégies en présence, doit être caractérisée, du point de vue de la stratégie révolutionnaire, comme une erreur, c’est se condamner à universaliser comme nécessaire des conditions spécifiques, s’interdire en dernière analyse d’élaborer une théorie générale de la transition qui soit une construction normative et non un simple enregistrement d’événements réels, et qui puisse permettre de tirer véritablement parti de conditions objectives plus favorables, si elles viennent à se présenter à un autre moment de la transition en question, ou d’une autre transition concrète ; c’est également, lorsqu’un tournant stratégique est devenu indispensable, s’exposer à n’en pas voir la portée : Les camarades Stoukov et Sorine se sont beaucoup lamentés, disant : voilà qu’on nous parle d’erreurs, mais ne pourrait-on pas s’abstenir d’inventer des erreurs ? Bien sûr, si l’on invente des erreurs, c’est une chose tout à fait mauvaise. Mais si l’on élude les questions pratiques comme le fait le camarade Gonikman, on a absolument tort. Il a prononcé tout un discours sur ce thème : « Le phénomène historique ne pouvait pas prendre une autre tournure que celle qu’il a prise. » Voilà qui est absolument incontestable ; nous l’avons tous appris dans l’a b c du communisme, dans l’ a b c du matérialisme historique et dans l’ a b c du marxisme. (…) Avec mes exemples, j’ai voulu justement montrer que le fond de la question est celui-ci : la reconnaissance de l’erreur a-t-elle à présent une portée pratique ? Faut-il actuellement changer quelque chose après ce qui s’est produit, et s’est produit inévitablement2 ? On peut considérer que le communisme de guerre a été une erreur et que la collectivisation a été une erreur. Le communisme de guerre vu de 1921, la NEP vue de 1929 et la collectivisation vue de 1956. Ce point de vue est légitime si on en saisit l’aspect objectif, si l’on voit l’enchaînement concret des conséquences comme le développement historique complexe des luttes de classes et des stratégies antagonistes. À vrai dire, les remarques de Lénine s’appliquent à toute la transition soviétique, dans la mesure où elle s’est développée dans des conditions objectives extrêmement défavorables : l’erreur du communisme de guerre s’est répercuté sur le stade suivant (la NEP), que l’on peut analyser comme une anomalie inverse par rapport au capitalisme d’État comme ligne générale, et encore sur le stade ultérieur (« stalinien » ![]() La lutte des classes n’a pas cessé de se développer pendant toute cette période, sous les formes les plus diverses (nous indiquerons plus loin une partie de celles qui ont caractérisé la NEP), et toute la structure sociale apparaît tout au long du début de la transition, comme un immense équilibre, plus ou moins stable, de rapports de forces et de tendances antagoniques. Nous n’avons pas la prétention, dans ces quelques pages, d’analyser l’ensemble de ces chaînes de causes et d’effets, et de fournir une explication de la tournure propre de la transition soviétique. Nous nous contenterons d’indiquer, à titre de repère, et de norme, les principaux régimes économiques – essentiellement des variantes du capitalisme d’État – que le pouvoir soviétique a tenté d’implanter en Russie, et, plus précisément à propos de la NEP, de mettre en regard certains aspects concrets du développement de la lutte des classes et des formes réelles avec les grands traits de la théorie stratégique mise en œuvre. Obstacles à la connaissance concrète de la formation sociale en transition : principes d’analyse. Si une formation sociale stabilisée présente un certain nombre de facteurs d’homogénéité qui facilitent une caractérisation univoque (domination assurée d’un mode de production, ajustement de toutes les instances à cette domination, pénétration généralisée de l’idéologie de la classe dominante, osmose entre la conscience sociale spontanée de la masse et les superstructures juridiques, etc.), il n’en est pas de même dans le cas d’une formation sociale en transition : pendant toute une période de bouleversements, on voit s’affronter en une lutte aiguë pour la domination plusieurs modes de production (certains mêmes qui avaient été subordonnés par un mode de production supérieur reprennent vie et expansion, favorisés par la désorganisation et les catastrophes matérielles ainsi la renaissance du petit capitalisme marchand quand une structure monopoliste est désarticulée par la guerre civile, ou même le retour de zones entières à l’autoconsommation et au troc) ; cette lutte entre modes de production se spécifie et se diversifie aux différents niveaux de la structure (la victoire politique d’un mode de production n’assurant pas immédiatement sa victoire économique, de même qu’une prépondérance idéologique d’un mode de production peut être brisée militairement ou administrativement au niveau des expressions organisationnelles) et s’émiette dans la diversité des conditions locales. La structure sociale en transition apparaît dans ces conditions comme un champ infiniment complexe d’adéquations rompues, de convexions brisées ou déformées de rapports inversés, comme une mosaïque de formes diverses, parcourue et secouée par des ondes de choc antagoniques (les formes d’affrontements entre modes de production). Plus expressément, on peut suggérer comment se manifeste cet émiettement, cette diversification, à l’époque d’une révolution sociale : d’innombrables événements surviennent, d’innombrables rapports se développent, qui non seulement ne sont pas sous le contrôle de la direction politique et sociale, ne lui sont pas soumis, mais souvent même sont à peine connus d’elle ; on est impressionné de voir à quel point les dirigeants bolcheviques en étaient souvent réduits, vis-à-vis de la campagne, de la quasi-totalité du pays, à la position d’explorateurs ou d’enquêteurs, réunissant bribes par bribes les éléments d’un tableau d’ensemble toujours mouvant. Cet obscurcissement (par multiplication et exacerbation des antagonismes et des contradictions) de la dominante nous contraint à la prudence dans les tentatives de systématisation, et engage à ne pas éliminer trop rapidement de la construction théorique des phénomènes qu’un premier regard pourrait juger atypiques. Il va de soi que je ne suggère pas ici que la multiplication des discordances et l’émiettement des formes réelles produisent finalement une formation globale « inqualifiable ». Ce serait renoncer à toute analyse et dénier à la formation sociale en transition son statut de structure. Il y a dans toute structure une dominante ou des dominantes et si nous avons ici un système plus complexe de structures articulées (ou relativement désarticulées), chacune d’elles est susceptible d’une caractérisation aux différents moments du développement de l’ensemble. J’indique simplement les obstacles auxquels se heurte, dans le cas des phases de transition, la détermination des dominantes : – ce type de structure sociale est par excellence le lieu des seuils dont le franchissement se traduit, pour une partie ou même pour un élément, par un changement de la nature de la détermination principale (l’instance dominante se déplace : politique, militaire, économique, idéologique ; les rapports de force se modifient, etc.) – et si l’on tente d’arrêter l’analyse à un moment donné du développement des contradictions, la caractérisation de la structure réelle (non du type d’organisation que le pouvoir tente d’implanter) se heurte aux innombrables formes d’obscurcissement, de dissimulation des rapports de production, de mondes économiques clandestins, qui sont les produits ou les armes d’une âpre lutte de classes. Une difficulté supplémentaire intervient pour l’analyse de la NEP, de son développement réel : la mort de Lénine a interrompu la théorisation systématique de l’histoire soviétique et diminué son intelligibilité pour nous. Jusqu’en 1923, Lénine a toujours – du moins à chaque tournant, à chaque déplacement important – caractérisé la résultante du rapport de forces et analysé les différentes combinaisons spécifiques des cinq modes de production existant en Russie qui se sont successivement opérées : mars 1918 et la nécessité du regroupement entre les deux modes de production les plus progressifs techniquement (socialisme et capitalisme de monopole), le communisme de guerre et l’isolement économique forcé d’un mode de production contre les autres, printemps 1921 et alliance limitée de tous les modes de production sur une base non marchande, automne 1921 et la retraite supplémentaire qui finira par assurer une certaine dominance économique du petit capital marchand. Or, à partir de 1923, c’est-à-dire pour la plus grande partie du stade que nous étudions, on ne saisit plus au même degré, dans l’explication par les dirigeants bolcheviques de leur pratique politique, cette théorisation vigoureuse de chaque moment actuel dans sa spécificité, et de chaque tournant (sinon pour le passage de la « restauration » à la « reconstruction », qui n’est pas à proprement parler un déplacement dans le rapport des forces, et pour 1928). Je vais essayer, pour présenter la formation sociale du temps de la NEP, de combiner trois types d’analyse (indispensables, je pense, pour toutes les phases de transition) : – un inventaire, qui à certaines conditions peut constituer une véritable analyse. – Un principe de combinaison des différents modes de production en présence – analyse des « systèmes économiques cohérents », pour reprendre l’expression de Lénine, et des systèmes économiques dont la cohérence est extra-économique (militaire, ou politique). – Une périodisation 1. J’entends par inventaire – qui, systématique, peut constituer une analyse de la structure réelle – la description de parties de la formation sociale, ou d’ensembles de faits solidaires à un niveau quelconque de la structure, que je crois être en leur principe typique de toute phase de transition en général, étant entendu que chaque phase et chaque moment d’une phase en constituent une organisation d’ensemble spécifique et différenciée ; peuvent entrer dans cette catégorie : – les différents types d’inadéquation entre rapports de production, rapports juridiques, rapports de travail, niveau des forces productives, etc. à tous les niveaux (unités de production locale, secteurs, etc.). – les différents types de rapports inversés ou masqués : par exemple les rapports d’exploitation à la campagne sous couvert de statuts juridiques socialistes ou de formes familiales, etc. – la permanence du contenu subjectif et humain de l’appareil administratif et économique de l’État : son rôle objectif étant pourtant bouleversé. – la perpétuation, après l’écrasement politique d’une classe – bourgeoisie principalement – de son monopole du savoir et de ses attitudes subjectives dans les rapports de travail (problèmes des anciens propriétaires repris comme directeurs ou « spécialistes »). – la mise en œuvre des grandes figures de la stratégie et de la tactique (assaut, encerclement, « Brest-Litovsk », etc.) qui peuvent donner forme à des politiques locales ou spécifiées. – Les déplacements progressifs de la puissance politique et les seuils de ces déplacements (ainsi la conquête des organes inférieurs du nouvel appareil d’État, soviétique, par les Koulaks entre 1925 et 1928). – les rapports de forces entres classes et couches sociales à tous les niveaux de la structure en transition et leurs expressions : fractions dans le parti, antagonismes dans l’appareil d’État. Il y a là tout un ensemble de descriptions à faire, qui menées systématiquement permettraient sans doute d’énoncer une série de lois partielles ou d’ « effets ». Pour prendre un exemple, on pourrait dégager un « effet Boukharine » : un monopole d’État excédant les capacités d’organisation par l’appareil étatique permet moins de contrôle des flux réels qu’une réglementation réaliste. Il va de soi que, si l’on est assuré de découvrir de tels effets dans toutes les transitions vers le socialisme, ils prendront ici ou là des formes et des poids différents, pourront concerner des secteurs limités ou d’économie entière, etc. C’est pourquoi il faudrait dans chaque cas, à la fois indiquer que l’on retrouve un effet de type général, et montrer la place spécifique que cet effet occupe dans la structure analysée. C’est ce que j’avais entrevu quoique de façon insuffisamment développée, à propos de l’Algérie, en indiquant une « homologie de structure » entre les deux phases de la bataille des échanges en Algérie et en Russie. L’élaboration d’une théorie générale des transitions exige un grand nombre d’analyses précises des processus relativement cohérents et limités, que l’on retrouve dans toutes les phases de transition, où par ailleurs, ils occupent des fonctions différentes, secondaires ou décisives. On trouvera quelques indications qui pourraient être développées en ce sens, dans la partie de ce texte intitulée « aspects spécifiques de la lutte des classes sous la NEP et formes sociales propres à ce stade ». 2. le principe de combinaison des modes de production en présence sera constitué par la désignation et la caractérisation des différentes formes typiques, ou à dominantes, de la production et de la distribution, qui se succèdent ou se superposent (ou que même simplement tente de mettre en œuvre) au cours de la phase. On peut en distinguer plusieurs dans le début de la transition soviétique, plus ou moins explicitement désignés par Lénine : – Le système économique dit « capitalisme monopoliste d’État » ou « capitalisme d’État » avec ses variantes organisation principalement étatique (ou coopérative de l’échange) organisation principalement capitaliste de l’échange (encore serait-il peut-être plus exact de dire que l’organisation capitaliste de l’échange introduit plus qu’une variante et modifie le système dans le sens d’un capitalisme d’État nepien, c’est-à-dire concurrentiel, avec prédominance du marché, etc. Sans doute faudrait-il distinguer entre une organisation privée de l’échange sur la base du troc ou du moins dans une période d’affaiblissement des catégories marchandes, et une véritable organisation capitaliste avec un marché organisé et un système financier solide). – Prépondérance de la gestion sociales – prépondérance de la gestion grand-capitaliste – le communisme de guerre – le capitalisme d’État à base de marché, ou capitalisme concurrentiel d’État (il s’agirait d’indiquer que le monopole est battu en brèche par la domination économique de la petite production qui exclut une véritable planification, donne un rôle de premier plan aux fluctuations du marché, etc. et pèse sur la structure même des secteurs monopolisés) avec ses variantes : réglementation plus ou moins stricte par l’État prolétarien. 3. La périodisation est l’opération théorique qui consiste à dégager le principe de scansion d’un stade et les déplacements de contradictions (changements de forme de la contradiction principale, changement de l’aspect principal de la contradiction, rôle provisoirement décisif d’une contradiction secondaire, etc.) En l’espèce, la périodisation de la NEP doit à la fois marquer les mutations de la contradiction principale (contradiction entre développement et non développement de toutes les forces productives, quelle que soit leur nature sociale, l’une des formes de cette contradiction étant l’alliance ouvriers-paysans sur la base du marché ![]() I. Systèmes économiques cohérents et formes d’organisation de la production et de l’échange. Les combinaisons de modes de production dans la première partie de la transition soviétique On peut considérer que, pendant toute la partie de la phase de transition soviétique qui a fait l’objet de la pratique politique de Lénine, et jusqu’en 1929, l’analyse des modes de production qui coexistaient en Russie n’a pas été remise en cause. Ces modes de production, au nombre de cinq, sont bien connus : l’économie « patriarcale » paysanne (autoconsommation) la petite production marchande le capitalisme privé le « capitalisme d’État » (c’est-à-dire le capitalisme de monopole) le socialisme Tout au plus la description des formes spécifiques de ces modes de production a-t-elle pu être, par la suite, affinée : l’analyse des formes particulières de l’exploitation koulak au travers de rapports collectivistes ou capitalistes inversées, est une de ces descriptions. Si l’inventaire des modes de production en présence ne pose pas de problème particulier, par contre l’analyse des combinaisons qui sont opérées entre ces modes de production est autrement épineuse. Au premier chef, il est essentiel de faire le départ entre les combinaisons spontanées ou contraintes des cinq modes de production, combinaisons instables, aberrantes ou contradictoires du point de vue économique et les combinaisons qui ont véritablement constitué des systèmes économiques cohérents de passage au socialisme dans une économie initialement à prépondérance petite bourgeoise. À vrai dire, le « régime économique cohérent » de la transition soviétique que Lénine a élaboré dans ses grandes lignes, n’est jamais apparu que sous la forme de faibles éclaircies, de lueurs entrevues au travers des tempêtes de la Révolution ; deux fois seulement, les dirigeants soviétiques ont pu tenter de s’accrocher à leur norme économique sans être emportés par l’ouragan militaire ou politique : de mars à juin 1918 (lorsqu’entre la paix de Brest-Litovsk et l’insurrection tchèque Lénine tente de mettre en œuvre le système de capitalisme d’État) et du printemps à l’automne 1921 (lorsque la NEP se veut encore retour [à] 1918, avant d’être emportée dans la marée marchande). Jusqu’en mars 1918, la lutte armée contre l’impérialisme et la bourgeoisie commande tout : la question des hauteurs dominantes de l’économie, des usines, des appareils de production et d’échange se confond avec la question du pouvoir dans l’État ; s’en emparer est une nécessité vitale. C’est seulement au printemps 1918 que, dans l’accalmie provisoire, Lénine tire le premier bilan de la prise d’assaut, des nationalisations désordonnées, et élabore la théorie du capitalisme d’État comme régime économique de transition. À vrai dire, la longue discussion avec les communistes de gauche (qui s’est poursuivie en 1919 et jusqu’à l’adoption de la NEP) a marqué, dans la théorie de Lénine, la constitution d’une science cohérente de la transition, dont la théorie du capitalisme d’État n’est qu’un élément. Il vaudrait la peine de retracer l’ensemble de cette discussion. Je me contenterai de dégager des principaux textes (« l’infantilisme de gauche », la discussion sur le programme du PCUS au VIIIè Congrès) les points qui apparaissent fondamentaux. Pour démontrer que, dans la formation sociale complexe constituée par cinq modes de production, l’alliance économique entre le capitalisme monopoliste et le prolétariat (alliance qui fonde le régime appelé « capitalisme monopoliste d’État) est une politique juste de transition vers le socialisme, Lénine se livre à l’analyse suivante : 1. Dans toutes les formations sociales à dominante impérialiste – monopoliste, la base marchande simple et le petit capitalisme n’ont pas disparu : l’exploitation de formes petites bourgeoises est même la forme d’existence du capitalisme impérialiste – monopoliste (ce qui apparaît dans les relations villes – campagnes). Le monopole n’est qu’une « superstructure » dont la production marchande simple reste la base. Par conséquent, même dans les pays où la dominante monopoliste est assurée, la petite production marchande tente (sans espoir) de la saper. Par contre en cas de catastrophe (guerre, guerre civile), la superstructure monopoliste s’effondre et laisse à jour la base : renaissance d’innombrables petits échanges par désorganisation des transports, réapparition du développement insolite de l’autosubsistance, etc. 2. Or, en Russie, la dominante monopoliste n’a même pas réussi à s’imposer. Le mode de production prépondérant reste l’immense petite production marchande, stimulée par la désorganisation générale (qui favorise la spéculation). Mais la dominante monopoliste s’identifie à l’existence et à la solidité des « hauteurs dominantes » dont la prise de possession est le nœud d’une socialisation de l’économie. Il apparaît donc, en 1918, que le problème posé n’est pas seulement de s’emparer des « hauteurs dominantes », mais aussi de les préserver contre un assaut maladroit, voire même de les constituer avec l’aide des spécialistes, c’est-à-dire des monopoleurs. La position du mode de production capitaliste monopoliste (le quatrième mode de production : capitalisme d’État) est chancelante, violemment contestée par les modes de production marchand et petit-capitaliste, économiquement et techniquement arriérés, idéologiquement attachés à la production anarchique petite-bourgeoise ; si la classe ouvrière continue de porter ses coups contre les monopole capitalistes, elle risque de renforcer non le socialisme mais le petit capitalisme (qui profitera de la désorganisation d’un secteur de grande production nationalisé au-delà de toute capacité effective), et de mettre à nu la « base » marchande du monopole. En effet, le monopole de la connaissance des procès de production et de circulation que possèdent les grands capitalistes ne se brise pas instantanément. Ainsi, lorsque Lénine, en mars 1918, propose d’arrêter l’offensive de nationalisations, de passer des contrats avec les grands monopoleurs pour leur laisser la gestion de leurs entreprises au nom de l’État soviétique, il ne fait rien d’autre que tirer la conclusion des deux propositions suivantes : 1. dans la grande industrie, le capital est une « condition réelle de la production » (Marx) ; on ne supprime pas une condition réelle de la production : on met sur pied les moyens de la remplacer et, en attendant, on tente de l’utiliser telle quelle. C’est la tentative d’ « acheter » les grands capitalistes comme organisateurs du procès de production. 2. les modes de production n’entrent pas dans des rapports de hiérarchie et de succession fixés une fois pour toutes : un mode de production plus avancé peut se voir arracher la domination dans des conditions données. En l’occurrence, une politique qui se fierait au niveau mondial de développement des modes de production (et situerait simplement la période actuelle comme « ère de domination du capital financier » ![]() Il faut ajouter que les conséquences positives de cette analyse n’ont pu être réalisées. Les capitalistes monopoleurs ont refusé l’alliance, reposé de concert avec l’agression impérialiste la question du pouvoir et la question militaire, et contraint les bolcheviks à reprendre l’assaut. Sous la pression de la stratégie adverse, les bolcheviks ont mené la politique qu’avait refusée Lénine : lutte à outrance contre les monopoles capitalistes, nationalisations illimitées, en même temps que lutte économique contre la petite bourgeoisie (réquisitions) ; un mode de production se trouvait isolé face à tous les autres. En 1921 (surtout à l’automne après la débâcle de la réalisation de la récolte) apparaissent les conséquences qu’avait prévues Lénine au cas où une telle ligne erronée viendrait à être mise en œuvre : monopole brisé, développement anarchique de la petite production et des petits échanges marchands, bref résurrection et développement impétueux de la « base », le mode de production marchand. La rupture du monopole contraindra le mode de production socialiste à une retraite de plus en plus marquée et à l’alliance avec tous les autres modes de production, alliance qui donnera dans le nouveau système une place fondamentale aux modes de production marchand et petit-capitaliste, fondant un régime de « capitalisme de marché sous l’État soviétique. » On peut résumer sommairement comme suit la succession des combinaisons de 1917 à l’automne 1921 : 1. octobre 1917 – mars 1918 : ce qu’on peut appeler « socialisme de guerre civile » ; offensive de nationalisations, pour des raisons politiques et militaires. Alliance des modes de production socialiste et marchande (l’immense petite production paysanne) contre les modes de production privé et monopoliste. 2. mars 1918 – juin 1918 : tentative de « capitalisme monopoliste d’État » – alliance des modes de production socialiste et capitaliste monopoliste contre la petite production capitaliste et marchande. 3. juin 1918 – mars 1921 : communisme de guerre ; le monopole socialiste isolé lutte contre tous les autres modes de production. 4. mars 1921 – automne 1921 : tentative de retour au « capitalisme monopole d’État », de limitation du mode de production marchand. 5. après l’automne 1921 : victoire des modes de production marchand et capitaliste privé. Domination du marché. Système d’alliance entre tous les modes de production Ce dernier régime économique, qui est la NEP proprement dite, sera analysée plus loin. Nous n’étudierons pas ici le communisme de guerre. Il faut cependant insister sur le fait que Lénine a toujours caractérisé le communisme de guerre comme une forme d’organisation sociale de la production et de l’échange aberrante du point de vue des étapes de la transition soviétique. Le système cohérent qui s’est établi avait été imposé par des besoins, considérations et conditions militaires et non économiques. (…) Dans ses grandes lignes, vu l’état de guerre, cette politique était juste. Nous n’avions aucune autre issue en dehors de l’application maximum du monopole immédiat allant jusqu’à la réquisition de tous les excédents et même sans la moindre compensation. Nous ne pouvions agir autrement. Ce n’était pas là un système économique cohérent3. Le « système économique cohérent », c’est le capitalisme monopoliste d’État. Il n’est pas inutile de préciser la base économique et technique de ce régime. Cette forme d’organisation sociale de la production et de l’échange correspond au niveau le plus développé des forces productives du capitalisme (qui constituent la base matérielle du socialisme) : grande industrie fonctionnant selon le système Taylor, rôle décisif de l’électrification dans la modernisation des campagnes. La dominante du point de vue des forces productives correspondant à deux types de rapports de production (capitalistes monopolistes et socialistes), la forme du régime dépend en dernière instance des capacités de gestion que possède le prolétariat ; or justement, la classe ouvrière, qui détient le pouvoir d’État, n’est pas en mesure d’assurer la « gestion capitaliste d’État ». C’est pourquoi l’on voit s’introduire dans le schéma la classe grand-capitaliste, à laquelle le pouvoir propose de gérer en son nom et sous son contrôle des entreprises nationalisées. Mais l’essentiel est que ce soit alors à l’élément monopoliste dans la classe capitaliste, c’est-à-dire la partie du capitalisme solidaire des formes les plus socialisées de la production, que l’on fasse appel. On peut désigner ce projet de capitalisme monopoliste d’État comme le « rêve cubain » dans la révolution russe : une révolution mondiale intégrera rapidement la Russie dans un espace économique socialiste où le poids déterminant des pays avancés, en particulier de l’Allemagne, permettra de porter l’économie soviétique au niveau supérieur des forces productives mondiales. Si Lénine considère qu’il est possible de porter en Russie l’ensemble de l’organisation sociale de la production et de l’échange directement au niveau adéquat aux forces productives les plus perfectionnées (système Taylor) – et ce au prix de concessions limitées, puisqu’elles ne visent que l’achat des services des monopoleurs en tant que gestionnaires et organisateurs de la production et s’il n’accorde pas un rôle prépondérant à la masse agricole arriérée (qu’il se résignerait à voir servir de fondement au type d’organisation mise en place), c’est pour cette raison d’ordre internationale, et deux autres, d’ordre intérieur : 1. La lutte contre la prépondérance du mode de production fondé sur les forces productives les plus arriérées (la petite production paysanne) se mène également sur le front idéologique et politique, sous forme de lutte contre l’esprit petit-bourgeois, facteur de désorganisation. Ce point est important pour comprendre la rupture avec les sociaux-révolutionnaires (sic). Lénine écrit : dans un pays où les petits propriétaires sont l’immense majorité par rapport à la population purement prolétarienne, la différence entre le révolutionnaire prolétarien et le révolutionnaire petit-bourgeois ne pourra manquer de se manifester, et par moments avec une violence extrême. (…) L’origine sociale de ce type d’homme (le révolutionnaire petit-bourgeois), c’est le petit patron exaspéré par les horreurs de la guerre, la ruine subite, les souffrances inouïes de la famine et de la désorganisation économique. (…) Il faut bien comprendre que, sur cette base sociale, il est impossible de construire le socialisme4. 2. Dans la production industrielle et l’organisation de l’échange, la maîtrise du prolétariat, sur la base des techniques les plus avancées, sera rendue possible par la réalisation d’un bond idéologique en avant ; le rôle de la prise de conscience des procès de production et de circulation par les travailleurs est à cet égard décisif. (Dans les tâches immédiates, p. 269 : passage très important sur la publicité, la comptabilité populaire, la liquidation du secret commercial). On sait que le cours des événements prit une autre tournure. Il faut noter que l’adoption de la NEP au printemps 1921, fut tout d’abord marqué par l’idée de l’instauration du capitalisme monopoliste d’État, dans le sens de 1918 ; certes, dès ce moment, les concessions à la petite production bourgeoise étaient importantes, mais l’on pensait pouvoir limiter son caractère marchand ; le système coopératif devait permettre à l’État prolétarien de garder en main, sinon le monopole, du moins la part prépondérante des échanges. De plus, le principe initial de libre disposition du surplus agricole pour le paysan ne fut pas immédiatement assimilé à une libération générale du commerce ni à une restauration des catégories marchandes, pratiquement supprimées par le communisme de guerre. Le décret de troc du printemps 1921 tentait de mettre sur pied un système d’échanges locaux en nature entre l’agriculture et l’industrie, organisé en partie directement par les ouvriers et en partie par le système coopératif et commercial. Le test décisif fut la réalisation de la récolte de 1921 : le système coopératif fut incapable de fournir le marché paysan d’une façon satisfaisante, et de se procurer les produits agricoles nécessaires. Tout fut submergé par l’essor spontané des petits échanges marchands. À l’automne, il fallut se résoudre à légaliser le retour à la prépondérance des rapports marchands. Le capitalisme d’État, perdant les maillons essentiels de son monopole, se transformait en capitalisme concurrentiel, à prédominance marchande, sous contrôle étatique seulement : les deux moments de l’instauration de la NEP et l’abandon du capitalisme monopoliste d’État sont analysés très clairement par Lénine : au printemps, nous disions que nous ne craindrions pas de revenir au capitalisme d’État, et nous envisagions justement la réglementation de l’échange des marchandises. Toute une série de décrets et d’arrêtés, …, tout fut adapté à partir du printemps 1921, en vue de multiplier les échanges. Qu’est-ce que cela signifiait ? Quel est le plan d’édification impliqué, pour ainsi dire, dans cette notion ? On se proposait d’organiser dans l’ensemble du pays l’échange plus ou moins socialiste des produits industriels contre les produits agricoles et de rétablir grâce à cet échange, la grande industrie qui est la seule base d’une organisation socialiste. II. Aspects spécifiques de l’histoire de la lutte des classes sous la N.E.P., et formes sociales propres à ce stade Caractéristiques de la NEP sous l’angle de la lutte des classes Du point de vue de la lutte des classes, la NEP se présente comme un système complexe d’alliances : alliance principale entre le prolétariat et la paysannerie, alliances secondaires avec le grand capital monopoliste international et le capital russe. Le concept d’alliance de classes Le concept de l’alliance est celui d’une unité contradictoire et partielle entre classes sociales dont les intérêts sont distincts ou opposés ; il y a, à la base de l’alliance, nécessairement une unité et une contradiction ; mais la nature de l’unité d’intérêts et de la contradiction d’intérêts varie : dans certains cas, les intérêts objectifs à long terme des deux classes sont les mêmes (la classe ouvrière et la paysannerie laborieuse), mais leurs intérêts objectifs à court terme peuvent être en contradiction (bataille autour des termes de l’échange, conflit entre accumulation paysanne et accumulation industrielle, l’accumulation industrielle ne se traduisant pas immédiatement par une extension des fournitures en bien de consommation à la campagne mais par un développement du secteur 1 qui ne correspond à aucun intérêt immédiat du paysan) ; lorsque les intérêts objectifs à court terme sont en opposition, on peut penser qu’il est possible, dans certaines conditions (en premier lieu qu’il ait communauté objective d’intérêts à long terme) et certaines limites qu’une pression idéologique compense cet antagonisme par une unité subjective ; mais l’inverse existe également : dans certains cas, l’alliance est possible en fonction d’intérêts objectifs à long terme et immédiats, mais se heurte à des contradictions subjectives et à une représentation déformée de l’intérêt de classe : ainsi le ralliement idéologique de la paysannerie moyenne et d’une partie de la paysannerie pauvre à la paysannerie aisée (mentalité petite bourgeoise hostile à la ville, à l’ « embrigadement » etc.) Dans d’autres types d’alliance, les intérêts objectifs à long terme sont irrémédiablement antagoniques, mais il existe un intérêt objectif immédiat commun : ainsi dans l’alliance entre le prolétariat et le grand capital international sous la forme des concessions, dans l’alliance entre le prolétariat et le capital russe sous la forme du développement du commerce et de l’industrie privés. Encore l’élément subjectif joue t-il ici aussi un grand rôle, déterminant finalement si l’unité contradictoire va devenir unité ou contradiction : ainsi l’échec relatif de la politique des concessions, malgré tous les efforts du pouvoir socialiste, est dû principalement à l’évaluation par le grand capital international des inconvénients politiques et à long terme qui seraient la contrepartie de gains immédiats. Pour définir le rapport de classes nommé alliance, nous pouvons dès maintenant mettre en évidence ces deux caractéristiques : 1. l’alliance ou l’ « entente» ne peut reposer sur une simple communauté partielle d’intérêts objectifs à court ou à long terme, qui ne serait pas reconnue subjectivement par les deux parties : il faut que l’unité objective soit perçue comme telle par les classes en présence. 2. l’alliance signifie pour chacune des classes le sacrifice d’une partie de ses intérêts – soit de ses intérêts objectifs à court terme, soit de ses intérêts objectifs à long terme. Ces deux déterminations sont très clairement mises en évidence par Lénine à propos de l’entente classe ouvrière – paysannerie : L’autre condition, c’est l’entente entre le prolétariat exerçant sa dictature ou détenant le pouvoir d’État et la majorité de la population paysanne. L’entente est une notion très large qui inclut un certain nombre de mesures et de gradations. Ceux qui entendent par politique des procédés mesquins qui frisent parfois la duperie doivent être résolument condamnés par nous. Il faut corriger leurs erreurs. On ne saurait duper les classes. Il nous faut … poser les questions du front : les intérêts de ces deux classes sont différentes, le petit cultivateur ne veut pas ce que veut l’ouvrier5. On se tromperait pourtant si l’on déduisait de cette nécessité une certaine unité subjective dans l’alliance, une extension de l’alliance à tous les niveaux de la structure : au contraire, l’entente économique se combine le plus souvent avec la lutte politique ; la chose est évidente pour l’alliance avec le capital, elle est vraie également pour la petite paysannerie : au moment même où le parti bolchevik accepte de se rallier aux principales revendications spontanées de la petite bourgeoisie, il intensifie la lutte contre l’expression politique organisée de ces tendances (répression contre les S.R. de gauche, contre les tendances anarcho-syndicalistes, etc.). C’est que, du point de vue du prolétariat, toute alliance repose sur un certain rapport de forces : l’alliance économique, les concessions économiques ne sont possibles que si, du point de vue politique et militaire, la question du pouvoir est réglée. Bien plus, l’alliance ne se perpétue que sur la base de ce rapport de forces, et toute son histoire doit être analysée comme une lutte pour le maintien du rapport de force initial : en fait, aucune « entente de classes » ne reste statique, et il est indispensable de saisir l’évolution des rapports, les stratégies contradictoires des partenaires et le moment du seuil, du changement dans la nature de l’alliance. L’histoire de la NEP est en ce sens d’une complexité exemplaire : on y voit se mettre en place un premier système d’alliances, subtilement équilibré pour empêcher une conjonction de forces antiprolétariennes tout en arrachant séparément à ces forces une collaboration avec le pouvoir soviétique ; c’est la tentative de retour au capitalisme d’État en 1921-1922, sur la base de la double alliance : prolétariat – paysannerie, prolétariat – capital international, le prolétariat intervenant comme médiation forcée entre le marché mondial et la paysannerie soviétique. Puis l’échec du système contraint à une nouvelle retraite qui introduit une nouvelle alliance, ou plutôt décale une ancienne alliance au point de la dénaturer : c’est le retour à la liberté des échanges au moyen du marché, et l’entente avec le capital commercial privé – décalage d’envergure, puisque la collaboration avec le capital russe avait été conçue du point de vue de la production (« spécialistes »). Le capital a donc réussi à imposer la collaboration sur un terrain plus rentable pour lui et moins utile, à long terme du moins : le commerce. Enfin, le développement de la NEP permettra au capital privé de passer du terrain du commerce à celui de la spéculation et de la manœuvre financière (Nepmen, fournisseurs de trusts d’État, etc.). L’histoire de l’ « Alliance avec le capital russe » est donc celle d’une lutte de classes acharnée où chaque partenaire essaye de maintenir le rapport en sa faveur ; à l’alliance, le capital russe a fourni non ce qu’il avait de meilleur, mais ce qu’il avait de plus malsain. À cette stratégie bourgeoise, le pouvoir soviétique a répondu par une série de contre-offensives de répression, puis par « l’expulsion du capital privé » (1926-1930). De la même façon, l’« alliance avec le grand capital international » a été une forme latente de lutte jusqu’à la liquidation des concessions en 1930 et le procès des « industriels ». De même qu’à l’intérieur, le capitalisme privé qui a collaboré sous la NEP, a été le capitalisme spéculateur, de même c’est la partie la plus aventurière et la moins solide du capital international qui s’est intéressée aux concessions. C’est ce que démontre Ioffe dans un texte de 1927 : « Le travail des concessions est-il possible en URSS ? » Quand aux stratégies respectives du prolétariat et de la paysannerie, et au développement contradictoire de leur « alliance », c’est le nœud de l’histoire de la NEP et de ses luttes de classe. Nous analyserons plus loin certains des aspects des rapports de ces deux classes. Nous pouvons dès maintenant souligner que la paysannerie n’a pas stabilisé ses revendications, qu’après les concessions de 1921-1922 sur la libre disposition du surplus, elle a engagé une bataille économique sur les termes de l’échange, qu’elle s’est regroupée autour de ses couches aisées en une stratégie économique conséquente, déplaçant ainsi dangereusement le rapport de forces initial et provoquant en dernière instance l’ « offensive bolchevique » de 1928-1929, tout à la fois rétablissement d’un rapport de forces favorable au prolétariat et rupture subjective de l’alliance. Il y a donc une véritable histoire des alliances, qui n’est autre que la forme spécifique de la lutte de classes sous la NEP : les rapports ne sont pas restés tels que la politique de 1921-1922 avait essayé de les établir ; chaque classe a développé ses formes propres de lutte, imprévisibles initialement, donnant à la formation sociale sa structure complexe de résultante de stratégies de classes et de luttes de classes. Note sur la périodisation et l’histoire de la N.E.P. 1. Si l’histoire de la NEP est fondamentalement l’histoire des rapports entre la classe ouvrière et la paysannerie, de l’alliance conclue en 1921 à la rupture de 1929, il est naturel que la scansion de cette élémentaire de toute cette période soit le nœud de ces rapports, à savoir la récolte annuelle, les conditions de sa réalisation et la lutte autour des termes de l’échange (problèmes financiers de la réalisation, lutte entre système coopératif et commerce privé, batailles de taxation des prix et spéculation, évaluation de l’impôt, des produits disponibles pour l’industrie, des débouchés offerts par la demande solvable, etc.). À vrai dire, chaque récolte, de 1921 à 1929, a mis en évidence la plupart des contradictions fondamentales de la structure : il faudrait pouvoir analyser ici plus particulièrement les récoles de 1924, 1925 et 1928 qui, à des titres divers, marquent toutes un progrès décisif dans l’organisation semi-spontanée d’une stratégie économique de la paysannerie, sous la direction de ses couches les plus aisées. Je n’entrerai pas dans le détail de cette analyse. Il faut cependant noter la gradation suivante : si en 1923 la paysannerie s’est trouvée désarmée face à la politique des prix des monopoles industriels, en raison de l’abondance de la production agricole de 1922, dès 1924, les prix agricoles montent à la fois du fait d’une récolte mauvaise, et d’une politique de spéculation sur les blés, et en 1925, une récolte excellente se traduit néanmoins par une hausse rapide des prix agricoles, des difficulté de stockage par l’État, etc. Ainsi la production marchande paysanne a réussi à annuler l’action du facteur naturel (bonne récolte) sur les termes de l’échange avec l’industrie : cette donnée nouvelle, qui pouvait être masquée en 1924-1925, année de mauvaises conditions naturelles (récolte totale de blé de 3 000 millions de puds contre 3 360 millions l’année précédente6 apparaissait clairement en 1925-1926). Face à la spéculation sur les prix agricoles, qu’aucune taxation ne réussit à maîtriser, les monopoles industriels d’État se lancent dans une politique de hausses systématiques (reprenant ainsi leur politique spontanée de l’époque des ciseaux) dont il faudrait étudier plus en détail l’impact sur leur mode d’accumulation (en partie « sauvage », par gonflement des appareils etc.) La période de 1924-1926 n’est pas seulement marquée par le développement d’une lutte économique de la paysannerie, mais par des manifestations plus expressives encore de la lutte des classes à la campagne, entre ouvriers et paysans. Les meurtres de Sel’kors se multiplient tout au long de l’année 1924 ; quant à l’insurrection massive en Géorgie, à la fin de 1924, elle prend un tel caractère de gravité que Zinoviev ira jusqu’à proposer, pour apaiser le mécontentement, la création de fractions de paysans sans-parti au Comité exécutif Central. Il serait également important de faire toute l’histoire des tentatives d’implantation du Parti à la campagne, et de leur échec, comme de l’échec du nouvel appareil d’État dans les villages : les Soviets locaux sont happés vers le haut, se rapprochent de la machine administrative et des Soviets supérieurs ; les kolkhozes et sovkhozes qui existent refusent même d’avoir affaire aux Soviets de village et ne veulent dépendre que des Soviets de province : coupés de leur environnement immédiat, ils ne jouent aucun rôle d’entraînement socialiste politique et administratif. Finalement, la seule assemblée politico-administrative vivante reste l’ancienne assemblée politique du mir. Encore faut-il ajouter que le rôle traditionnel des paysans les plus aisés y reste déterminant. On comprend que, dans ces conditions, l’alliance classe ouvrière – paysannerie ne se soit pas concrétisée politiquement et administrativement. Nous verrons au paragraphe suivant que la prépondérance acquise dans les Soviets locaux par les Koulaks au cours de la « revitalisation des Soviets » sera un des éléments les plus graves de détérioration de l’alliance. 2. La deuxième référence, pour une articulation en moments distincts, du stade de la NEP, est la modification de la structure industrielle et l’évolution du problème de la reproduction ; si le seuil de 1923 (crise des ciseaux comme adaptation de l’industrie « socialiste » aux conditions de la concurrence capitaliste), tout comme d’ailleurs l’impact sur l’industrie de la « famine de biens » et de la pression inflationniste de 1925, peuvent être à certains égards référés à la première périodisation (l’une comme riposte de l’industrie à la tactique paysanne de 1922, l’autre comme résultat de la tactique paysanne dans la récolte de 1925), en revanche le passage vers 1925 de la « restauration » à la « reconstruction », c’est-à-dire l’épuisement des réserves inemployées de forces productives matérielles (voir le paragraphe suivant), constitue un élément autonome, spécifique à l’industrie, et que l’on ne pourrait, sans artifice, rattacher à la première périodisation. Nous verrons comment la conjonction du seuil industriel de 1925 avec la cristallisation et le perfectionnement de la tactique économique et politique des couches aisées de la paysannerie, surdétermine l’alternative ouverte à partir de ce moment, et qui sera résolue en 1929. Il faudrait, dans une histoire de l’industrie sous la N.E.P., prendre toute la mesure de la réforme comptable, et du système d’autonomie des entreprises, montrer en quoi ce système permettait une meilleur connaissance des échanges et du cycle productif dans le secteur socialiste et en quoi son caractère capitaliste (critères financiers, rentabilité, spéculation, etc.) dénaturait ce secteur, l’intégrait aux mécanismes du marché et le dégageait des mains des travailleurs. La confusion des principes de clarification et d’autonomie, et de rentabilité capitaliste devrait être analysé d’une façon plus approfondie. Cette analyse plus précise dépasse le cadre de notre travail. Edité le 05-12-2017 à 14:48:38 par Xuan |