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Xuan



Edité le 16-07-2020 à 07:37:21 par Xuan


Xuan
II) Problèmes posés par l’existence de ces deux disciplines

L’existence conjointe de ces deux disciplines théoriques : le matérialisme historique, et le matérialisme dialectique, pose deux problèmes :
a) Pourquoi la fondation du matérialisme historique a-t-elle nécessairement entraîné la fondation du matérialisme dialectique ?
b) Quelle est la fonction propre du matérialisme dialectique, quels sont ses rapports avec les sciences et en particulier avec le matérialisme historique ?
a) On peut, très schématiquement, avancer que la fondation du matérialisme historique, ou science de l’histoire, a nécessairement entraîné la fondation du matérialisme dialectique pour la raison de principe suivante.
On sait que, dans l’histoire de la pensée humaine, la fondation d’une nouvelle science importante a toujours plus ou moins bouleversé et renouvelé la philosophie existante.
Il en va ainsi des mathématiques grecques, qui ont en grande part provoqué le remaniement théorique aboutissant à la philosophie de Platon ; de la physique moderne qui a provoqué les révolutions théoriques aboutissant à la philosophie de Descartes (après Galilée), puis de Kant (après Newton) ; de l’invention du calcul infinitésimal qui a en grande part provoqué le remaniement philosophique de Leibniz ;et de la logique mathématique moderne, qui a engagé Husserl sur la voie de la Phénoménologie Transcendantale. On peut appliquer la même remarque à l’oeuvre scientifique de Marx : la science de l’histoire a provoqué une révolution dans la philosophie, entraînant la naissance du matérialisme dialectique.
Nous devons toutefois aller plus loin, et montrer qu’au regard des exemples historiques que nous venons de citer, la philosophie de Marx occupe une place d’exception dans l’histoire de la philosophie. Toutes proportions gardées, la philosophie nouvelle fondée par Marx est aux philosophies classiques dans le même rapport qu’une science nouvelle qui vient d’être fondée avec sa préhistoire idéologique. La révolution philosophique de Marx n’a pas lieu, comme les révolutions philosophiques antérieures, à l’intérieur du domaine de l’idéologie philosophique : bien au contraire, elle présente ce caractère unique dans l’histoire de la philosophie, de rompre avec ce passé idéologique, et d’instaurer la philosophie sur de nouvelles bases, qui lui confèrent un caractère d’objectivité et de rigueur théorique en tous points comparables à ceux d’une science. La révolution théorique, qui a fondé la science de l’histoire, a donc eu cet effet de déclencher en même temps une révolution théorique dans la philosophie, qui a fait passer la philosophie de l’état d’idéologie à l’état de discipline scientifique.
Comment expliquer la nécessité de cet enchaînement ? Nous pouvons affirmer que Marx a été pour ainsi dire contraint par une implacable logique, de fonder une philosophie nouvelle, et une philosophie révolutionnaire au regard des philosophies classiques, à cause du caractère très particulier de la nouvelle science qu’il avait instaurée : la science de l’histoire.
Un lien très profond rattache en effet l’objet de la nouvelle science à la révolution philosophique sans précédent qu’elle a provoquée. C’est que la nouvelle science portait, pour la première fois dans l’histoire du savoir humain, sur cet objet : l’histoire, qu’aucune idéologie ou philosophie antérieure n’avait été capable de penser.
Pour produire sa théorie de l’histoire, Marx s’est en effet trouvé dan l’obligation de critiquer et rejeter toute forme de philosophie (idéologique) de l’Histoire : il a dû rompre avec toutes les traditions antérieures, soit religieuses, soit philosophiques, qui avaient trouvé leur accomplissement dans la philosophie hégélienne de l’histoire.
Or dans le cours de ce gigantesque travail critique Marx s’est aperçu qu’il existait un lien profond et caché entre les théories de la connaissance classiques et la philosophie de l’histoire. Incapables de rendre compte de la réalité de l’histoire de la production des connaissances, le philosophies classiques déplaçaient, transposaient et sublimaient l’histoire chassée de la théorie de la connaissance, dans une philosophie de l’histoire idéaliste destinée à combler ce manque. Dès sa critique des philosophies de l’histoire, Marx découvrait ainsi un lien caché entre l’idéalisme de la théorie de la connaissance classique et la philosophie de l’histoire : les théories de la connaissance étaient idéalistes dans la mesure même où elles manquaient et masquaient la réalité de l’histoire. Les théories de la connaissance portaient en elles ce manque, inscrit dans leur propre problématique, c’est-à-dire dans le corps de leurs concepts théoriques, et en particulier dans les concepts de sujet et d’objet.
Ce que Marx rencontrait en creux dans les philosophies classiques comme manque, – il le trouvait, pour la première fois, dans l’histoire du savoir humain, en état de le traiter positivement comme objet de connaissance (et non plus comme objet idéologique) dans sa science de l’histoire.
Dans le champ de la science de l’histoire, Marx rencontrait en effet non seulement l’histoire des modes de production (au sens restreint : économique), mais l’histoire de l’ensemble des « instances » constituant un mode de production : non seulement l’économie et la politique, mais aussi les différentes idéologies, parmi lesquelles la philosophie, et en particulier la philosophie de l’histoire, et également les différentes formes du savoir, se détachant sous forme de science de leur base idéologique. Pensant scientifiquement la réalité de l’histoire, Marx s’est trouvé en devoir et en état de penser également l’histoire des idéologies, et en particulier de la philosophie, ainsi que l’histoire de la production des connaissances. Les philosophies lui sont ainsi apparues comme des formations théoriques qui, tout en visant la « vérité » remplissaient aussi une fonction sociale et appartenaient donc de plein droit à l’histoire : à la fois à l’histoire sociale de l’humanité, et à l’histoire de la production du savoir humain. Par là, Marx s’est vu contraint de bouleverser l’ancien statut de la philosophie, pour tenir compte de son nouvel objet, qu’il découvrait à travers sa théorie de l’histoire. Par là l’histoire est entrée de plain-pied et de plein droit dans la philosophie, non seulement pour expliquer et critiquer la fonction sociale des philosophies idéologiques classiques, mais aussi pour constituer le nouvel objet de la philosophie. Cessant d’être « théorie de la connaissance » ce nouvel objet est devenu : théorie de l’histoire de la production des connaissances.
Les philosophies idéalistes classiques (comme d’ailleurs les philosophies « matérialistes » pré-marxistes) étaient incapables de penser l’histoire, et donc leur propre histoire : non seulement le fait d’apparaître à un certain moment de l’histoire, mais aussi le fait d’appartenir à une histoire, d’avoir derrière soi tout un passé historique, fondé lui-même sur le rapport de l’histoire de la philosophie à l’histoire des pratiques humaines. Dès qu’une véritable connaissance de l’histoire fut enfin produite, la philosophie ne put plus ignorer, refouler ou oublier son rapport à l’histoire : il lui fallut assumer et penser ce rapport. Il lui fallut « changer de terrain », adopter une problématique nouvelle, définir son objet par de nouvelles questions, pour penser, dans la philosophie même, ce rapport à l’histoire en même temps que ce rapport à la connaissance.
Par là, les philosophies antérieures, ainsi que leur postérité moderne, se trouvaient récusées. La grande tradition de la philosophie critique elle-même de Descartes à Kant (et de nos jours à Husserl) était remise fondamentalement en question, parce qu’elle traite la connaissance comme un « problème », et lui pose la question de sa « garantie » de droit, alors que la connaissance n’est que le processus de sa propre production, et qu’on ne peut lui poser que la question des conditions et du mécanisme de sa production. Les philosophies dogmatiques classiques, les ontologies antiques et modernes, qui ne posent aucune question à la connaissance, se voyaient, à plus forte raison, rejetées. L’impuissance de tout le passé philosophique, de toute la philosophie idéologique antérieure, à penser l’histoire des connaissances, séparait radicalement la philosophie nouvelle de sa préhistoire. C’est ce qui explique le caractère exceptionnel de la philosophie marxistes. Les autres transformations, ou révolutions survenues dans la philosophie, en liaison avec l’apparition d’une science (mathématiques, ou sciences de la nature) n’avaient jamais abordé, mais toujours éludé le problème de l’histoire. Elles avaient recouru soit à une négation idéologique de la réalité, de l’existence même de l’histoire, alors sublimée en Dieu (Platon, Descartes, Leibniz), – soit à une conception idéologique de l’histoire, conçue comme la réalisation de la philosophie elle-même (Kant, Hegel, Husserl). Jamais elles n’avaient su prendre au sérieux et penser la réalité de l’histoire.
Voilà pourquoi il existe entre ces philosophies, idéalistes, dogmatiques, empiristes, critiques, philosophies de l’homme, du sujet transcendantal ou du savoir absolu d’une part, – et la philosophie marxiste d’autre part une véritable coupure épistémologique, comparable à la coupure épistémologique qui sépare toute science nouvelle de sa préhistoire idéologique. Voilà pourquoi la révolution philosophique de Marx n’est qu’en partie seulement comparable aux révolutions philosophiques antérieures : avant Marx le surgissement d’une science nouvelle provoquait bien un remaniement ou une révolution de la philosophie, mais dans l’élément de l’idéologie philosophique, dont les postulats fondamentaux subsistaient sous les modifications théoriques ; avec Marx, le surgissement de la science de l’histoire fait subir à la philosophie une révolution qui la fait échapper à l’élément idéologique, et qui lui donne les caractères d’une discipline scientifique.
Ce n’est sans doute pas un hasard si les sciences mathématiques et les sciences de la nature n’ont transformé la philosophie qu’à l’intérieur de l’idéologie, alors que le surgissement de la première « science humaine » (la science de l’Histoire), de surcroît science humaine fondamentale, a provoqué cette rupture révolutionnaire, si Marx a dû rompre explicitement avec les philosophies classiques et les philosophies de l’histoire pour la constitue, – et si enfin sa constitution a entraîné, par une nécessité absolument contraignante, l’avènement d’une philosophie radicalement nouvelle.

b) Quant à la fonction propre de la philosophie, à ses rapports avec les sciences, et en particulier avec le matérialisme historique, – ils reposent eux aussi sur de profondes raisons théoriques.
Engels (dans l’Antidühring, et surtout dans certains passages des manuscrits de la Dialectique de la Nature), et Lénine (dans Matérialisme et Empiriocriticisme) les ont exposées avec une grande clarté.
Ils considèrent que la philosophie a toujours joué un rôle important, et parfois décisif dans la constitution et le développement de la connaissance, depuis ses formes encore idéologiques, jusqu’à ses formes scientifiques. La philosophie marxiste ne fait que reprendre ce rôle à son compte, mais, bien entendu avec des moyens tout différentes, autrement purs et féconds.
Nous savons en effet que la connaissance, qui, dans son sens fort, est la connaissance scientifique, ne naît pas, ni ne se développe en vase clos, protégée par on ne sait quel miracle de toutes les influences du monde ambiant. Parmi ces influences, il est des influences sociales et politiques, qui peuvent intervenir directement dans la vie des sciences, et compromettre gravement leur cours, quand ce n’est pas menacer leur existence. Mais il est des influences moins visibles, aussi pernicieuses, sinon plus dangereuses encore, justement parce qu’elles passent généralement inarperçues : ce sont les influences idéologiques.
C’est en rompant, au terme d’un très rude travail critique, avec les idéologies de l’histoire existante, que Marx a pu fonder la science de l’histoire. Et nous savons aussi, par la lutte d’Engels contre Dühring, et de Lénine contre les disciples de Mach, que, une fois fondée par Marx, la science de l’histoire n’a pas échappé au siège des idéologies, de leurs influences, et de leurs agressions. C’est qu’en effet toutes sciences, aussi bien les sciences de la nature que les sciences sociales, sont constamment soumises au siège des idéologies existantes, et en particulier cette idéologie désarmante, parce qu’apparemment non-idéologiques, où le savant réfléchit « spontanément » sa propre pratique : l’idéologie empiriste ou positiviste.
Comme le disait Engels, tout savant, qu’il le veuille ou non, pratique inévitablement une philosophie de la science, ne peut donc se passer de philosophie. Tout le problème est alors de savoir quelle philosophie il doit avoir pour compagne ? Une idéologie qui déforme sa propre pratique scientifique, ou une philosophie rigoureuse qui en rende compte et la comprenne ? Une idéologie qui l’asservit à ses erreurs et ses illusions, ou au contraire une philosophie qui lui ouvre les yeux, le libère des mythes, et lui permet de vraiment maîtriser sa pratique théorique et ses effets ? La réponse ne fait pas de doute.
Telle est, dans son principe, la raison qui justifie le rôle de la philosophie marxiste dans son rapport avec les connaissances scientifiques. Une science qui s’appuie sur une fausse représentation des conditions de sa pratique théorique, et du rapport de cette pratique aux autres pratiques, risque soit de ralentir son avance, soit de s’engager dans des impasses, soit enfin de prendre ses propres crises de croissance pour des crises de la science comme telle, – donnant par là des arguments à toutes les exploitations idéologiques et religieuses concevables. Nous en avons eu des exemples récents avec la « crise de la physique moderne », analysée par Lénine. Bien plus, lorsqu’une science est en voie de naître, elle risque de mettre au service de ses inévitables errements l’idéologie dans laquelle elle baigne. Nous en avons des exemples éclatants avec les Sciences dites « Humaines » : elles ne sont trop souvent que des techniques, bloquées dans leur développement par l’idéologie empiriste qui les domine, qui leur interdit de discerner leur véritable fondement, de définir leur objet, et même de chercher et trouver, dans des disciplines pourtant existantes, mais rejetées par des interdits ou des préjugés idéologiques, leurs véritables principes de base. Je pense ici au matérialisme historique, théorie fondamentale pour la plupart des sciences « humaines » possibles, et qui a pratiquement été proscrit de leur histoire. Faute d’être fondées dans les principes du matérialisme historique et leurs conséquences, la plupart des « sciences Humaines » restent prises dan l’empirisme, ou soumises aux objectifs dont elles sont les techniques : dans les deux cas, elles manquent leur objet, et sont quasi-incapables d’en faire la théorie. Comment les tirer de cette condition, sans le secours d’une philosophie qui critique leurs principes idéologiques ou techniques, et qui les aide à poser en toute rigueur le problème de leur objet, donc de leur théorie ?
Ce qui vaut pour ces sciences vaut au premier chef pour le matérialisme historique lui-même, qui est une science parmi d’autres, et sous ce rapport ne jouit d’aucun privilège d’immunité.
Lui aussi est constamment menacé par l’idéologie dominante, et nous en connaissons le résultat : les différentes formes du révisionnisme, qui, dans leur principe, et quelle que soit la forme de leur existence (économique, politique, sociale, théorique) se rapportent toujours à des déviations de caractère philosophique, c’est-à-dire à l’influence directe ou indirecte de philosophies idéologiques. Lénine l’a clairement montré dans Matérialisme et Empiriocriticisme, en affirmant que la raison d’être du matérialisme dialectique était de fournir des principes permettant de distinguer l’idéologie de la science, donc de dépister les pièges de l’idéologie jusque dans les interprétations du matérialisme historique lui-même. Il a lui-même fourni la démonstration que ce qu’il appelle « la position de parti en philosophie », c’est-à-dire le refus de toute idéologie, et la conscience exacte des exigences de la scientificité était une exigence vitale pour l’existence et le développement non seulement des sciences de la nature, mais aussi des sciences sociales et par-dessus tout du matérialisme historique lui-même.
On a dit, à juste titre, que le marxisme était, comme théorie, un « guide pour l’action ». Il peut être ce « guide » parce qu’il est une science, et uniquement pour cette raison. Pour reprendre la même image, et en prenant toutes les précautions indispensables à cette comparaison, on peut dire qu’en de nombreuses circonstances, les sciences, elles aussi, ont besoin de « guide », – non d’un faux guide, mais d’un guide vrai, – et parmi les sciences le matérialisme historique, plus que tout autre, a besoin de « guide ». Ce « guide » des sciences ne peut être qu’un guide théoriquement qualifié : c’est le matérialisme dialectique. Le matérialisme dialectique n’est pas au-dessus des sciences : il n’est que la théorie de leur propre pratique, et s’il ne leur était constamment soumis, s’il n’était pas attentif à toutes les découvertes, à tous les événements, à toutes les révolutions qui scandent l »existence des sciences, il n’existerait pas. Mais, dans la mesure où il rend aux sciences, sous la forme de la connaissance de l’histoire des conditions et de la dialectique de leur propre pratique, ce qu’il a reçu d’elles, il ajoute quelque chose d’essentiel, pour elles, aux connaissances produites par les sciences. C’est à ce titre qu’il peut, en certains occasions décisives, leur servir de « guide », et en d’autres de « gardien » vigilant, n’étant lui-même que la théorie, la connaissance de ce qui constitue la scientificité des sciences.
Comme il ne peut être d’autre « guide » au-dessus du matérialisme dialectique, on comprend que Lénine ait attribué à la prise de position scientifique en matière de philosophie le caractère d’une véritable « prise de parti politique », c’est-à-dire lui ait reconnu une importance vitale décisive. On comprend que, voué à ce rôle le matérialisme dialectique exige la plus haute conscience, la plus haute rigueur scientifique, la plus haute vigilance théorique, – puisqu’il est, dans le domaine théorique, le dernier recours, la dernière instance possible, pour les hommes, qui, comme les marxistes, se sont libérés des mythes de l’omniscience divine, ou de la forme profane de la religion : le dogmatisme.
TABLES
I. La double révolution théorique de Marx (p. 90)
A) Le matérialisme historique est la science de l’histoire (p. 91)
B) Le matérialisme dialectique est la philosophie marxiste (p. 97)
II. Problèmes posés par l’existence de ces deux disciplines (p. 112)
Xuan
CAHIERS MARXISTES-LÉNINISTES – N°11
LOUIS ALTHUSSER
MATÉRIALISME HISTORIQUE ET MATÉRIALISME DIALECTIQUE


Le camarade Althusser nous a autorisés à reproduire ici ces extraits d’un ouvrage à paraître prochainement
________________________________________


I) La double révolution théorique de Marx
Une fois posé ce premier principe que l’action révolutionnaire des communistes est fondé dans la doctrine scientifique marxiste, il faut répondre à la question : en quoi consiste cette doctrine ?
Nous touchons ici à une question d’une extrême importance.
La doctrine marxiste présente en effet cette particularité remarquable d’être constituée de deux disciplines théoriques distinctes, unies l’une à l’autre pour des raisons historiques et théoriques, mais effectivement distinctes l’une de l’autre, en tant qu’elles ont des objets distincts : le matérialisme historique (ou science de l’histoire), et le matérialisme dialectique (ou philosophie marxiste).

Cette distinction a été affirmée par la tradition marxiste, de Marx et Engels à Lénine et Staline. Elle a pourtant été contestée par d’autres théoriciens marxistes, qui l’ont estompée ou niée, réduisant le matérialisme historique au matérialisme dialectique, ou inversement le matérialisme dialectique au matérialisme historique (par exemple Labriola, le jeune Lukacs, et Gramsci lui-même dans une certaine mesure). Cette méprise tient au fait que la philosophie marxiste n’a pas donné lieu à des œuvres de l’ampleur et de la rigueur du Capital et que la plupart des œuvres philosophiques marxistes posent des problèmes d’interprétation délicats (nous y reviendrons).
Pour toutes ces raisons, nous devons entrer dans quelques détails, c’est-à-dire définir brièvement les deux disciplines et poser le problème de leurs rapports dans leur distinction.

A. Le matérialisme historique est la science de l’histoire

En précisant encore, nous pouvons dire : le matérialisme historique a pour objet les modes de production apparus (et à paraître) dans l’histoire, leur structure propre, leur constitution, leur fonctionnement, – et les formes de transition qui font passer d’un mode de production à un autre.
Le matérialisme historique ne porte donc pas, en droit sur le seul mode de production capitaliste : il en fournit la théorie générale. Marx lui-même en a fait la remarque, pour condamner l’interprétation d’un critique qui pensait que la nouvelle théorie de l’histoire concernait seulement la société capitaliste, et non les formations sociales de l’antiquité (Athènes, Rome) et du Moyen-Age : le matérialisme historique concerne aussi bien l’Antiquité et le Moyen-Age que le monde moderne (Capital ES I, pp. 92-93, Note). Nous pouvons ajouter : il concerne également les sociétés primitives, tous les modes de production apparus dans l’histoire relevant de lui.
Pourtant, – et nous devons aussi le dire, Marx nous a donné dans Le Capital la théorie développée d’un seul et unique mode de production : le mode de production capitaliste. Marx ne nous a pas donné de théorie développée des autres modes de production : mode de production des communautés primitives, modes de production esclavagiste « asiatique », « germanique », féodal, socialiste et communiste. Sur ces modes de production, nous ne possédons que des indications, et, dans le meilleur des cas, des esquisses.
Marx ne nous a pas donné non plus – et cette absence est de grande conséquence – de théorie des formes de transition d’un mode de production déterminé à un autre mode de production, mais seulement des indications et des esquisses. La plus développée de ces esquisses concerne les formes de transition du mode de production féodal au mode de production capitaliste : en particulier le chapitre du Capital consacré à l’Accumulation Primitive.
Nous possédons d’autre part quelques précieuses, mais rares, indications sur certains aspects des formes de transition du mode de production capitaliste au mode de production socialiste, puis communiste : en particulier dans la Critique du Programme de Gotha, où Marx insiste sur la phase de transition « Dictature du Prolétariat ». Cette dernière phase fait l’objet de nombreuses réflexions de Lénine : en particulier dans l’Etat et la Révolution, et surtout tous ses écrits de la période révolutionnaire et post-révolutionnaire. L’importance d’une théorie développée des formes de transition vers le socialisme et le communisme ne peut échapper à aucun marxiste : la connaissance scientifique de ces formes commande en effet directement toute l’action économique, politique, juridique et idéologique de la «construction du socialisme » et du « passage au communisme ».
Encore une précision sur le matérialisme historique, sur ce que Marx nous a donné, et sur ce qui nous manque.
La théorie de l’histoire, théorie des différents modes de production, est, en droit, la science de la « totalité organique » (Marx) ou structure, que constitue toute formation sociale relevant d’un mode de production déterminé. Or, chaque structure sociale comprend, comme Marx l’a exposé, l’ensemble articulé des différents « niveaux » ou différentes « instances » de cette structure : l’infrastructure économique, la superstructure juridico-politique, et la superstructure idéologique. La théorie de l’histoire ou matérialisme historique, est la théorie de la nature spécifique de cette « totalité organique » ou structure : donc de l’ensemble de ces « niveaux », et du type d’articulation et de détermination qui les relie les unes aux autres, qui fonde à la fois leur dépendance par rapport au niveau économique, « déterminant en dernière instance », et le degré « d’autonomie relative » de chacun des « niveaux ».
C’est parce que chacun de ces « niveaux » possède une telle « autonomie relative » qu’il peut être objectivement considéré comme un « tout partiel », une structure « régionale » et faire l’objet d’un traitement scientifique relativement indépendant.
On peut ainsi légitimement étudier à part, en tenant compte de leur « autonomie relative » le « niveau » économique, le « niveau » politique d’un mode de production donné, ou telle ou telle de ses formations idéologiques, philosophiques, esthétiques, scientifiques. Cette précision est importante, car c’est sur elle qu’est fondée la possibilité d’une théorie de l’histoire (relativement autonome, et d’une autonomie variable selon les cas) des « niveaux » ou réalités respectives : par exemple une théorie de l’histoire de la politique, de la philosophie, de l’art, des sciences etc…
C’est également sur elle qu’est fondée la possibilité d’une théorie relativement autonome du « niveau économique » d’un mode de production déterminé. Le Capital, tel qu’il s’offre à nous, dans son inachèvement (Marx voulait y analyser aussi le droit, l’Etat et l’idéologie du mode de production capitaliste), représente justement l’analyse scientifique du « niveau économique » du mode de production capitaliste. C’est pourquoi on le considère généralement, et à juste titre, avant tout comme la théorie du seul système économique du mode de production capitaliste.
Mais comme cette théorie du seul « niveau économique » du mode de production capitaliste, suppose nécessairement, sinon la théorie développée, du moins des éléments théoriques suffisants sur les autres « niveaux » (le niveau juridico-politique, le niveau idéologique), Le Capital ne peut se limiter à la seule économie. Il dépasse largement l’économie, conformément à la conception marxiste de la réalité spécifique de l’économique, qui ne peut être comprise dans son concept et analysée que comme un « niveau », une « région », inscrite organiquement dans la structure d’ensemble du mode de production considéré.
Voilà pourquoi, si Marx ne nous a pas donné une théorie des superstructures (juridico-politique et idéologique), nous trouvons pourtant dans Le Capital des éléments théoriques pour élaborer cette théorie : des éléments à vrai dire non-développés, mais suffisants pour nous guider dans la théorie des superstructures qui reste sinon à entreprendre, (l’oeuvre de Gramsci est très importante sous ce rapport) du moins à accomplir. De la même manière, bien que Marx ne nous ait pas donné de théorie des autres modes de production, ni des formes de transition, nous trouvons dans Le Capital des éléments théoriques qui s’y rapportent, – des éléments à vrai dire non-développés, mais suffisants pour nous guider dans leur étude théorique, qui reste à accomplir.
Pourquoi est-il aussi important de marquer ce que Le Capital nous donne et ce qu’il ne nous donne pas ? Ce qu’il contient en droit et ce qu’il contient en fait ? Parce que la représentation qu’on se fait de la nature du Capital commande la représentation qu’on se fait de la nature de la science marxiste de l’histoire.
Si Le Capital ne contient pour toute connaissance que la connaissance du mode de production capitaliste, s’il reste théoriquement centré sur le présent historique, s’il n’est que « l’expression » de ce présent, alors sa validité peut lui être reconnue pour le présent, mais contestée et pour le passé, et pour l’avenir. Il faut aller encore plus loin : c’est l’idée même de science qui s’en trouve affectée. Si en effet il n’est de science que du « présent », si toute science n’est que l’expression de son « temps », de son « présent », alors la science de l’histoire se trouve privée du statut des autres sciences – et elle se rapproche singulièrement du statut hégélien de la philosophie, qui est la « conscience de soi du présent », ou « l’expression » théorique du présent historique. Par ce biais on peut être tenté d’assimiler la science marxiste de l’histoire à une simple philosophie, et de prendre le matérialisme historique pour une philosophie : si la science marxiste de l’histoire est déjà philosophie, le matérialisme dialectique devient superflu, ou suspect de péché métaphysique. Si la science marxiste de l’histoire est par excellence « l’expression » de son temps, alors le marxisme est pensé comme un historicisme, comme la radicalisation de l’historicisme hégélien. Tous ces thèmes se retrouvent, de façon explicite ou voilée dans un certain nombre d’interprétations du marxisme, par exemple chez le jeune Lukacs, ou même chez Gramsci : ces thèmes sont toujours plus ou moins guettés par le dogmatisme spéculatif ou par l’empirisme, qui l’un comme l’autre sont des idéologie de la science, qu’ils méconnaissent.
Si en revanche nous nous faisons une idée juste de ce que contient et ne contient pas Le Capital, nous en tirerons une toute autre conception du marxisme, conforme à l’idée que nous pouvons nous faire d’une science.
Dans ce cas nous dirons que Le Capital n’est pas « l’expression » de son temps, mais la connaissance de son temps, avant tout de la « région économique » du mode de production capitaliste. Cette connaissance d’un mode de production particulier n’est possible que par la mise en œuvre de principes théoriques généraux, qui ont justement pour effet en tant que principes théoriques généraux de produire la connaissance de cette réalité particulière qu’est le mode de production capitaliste. Si nous étudions de près Le Capital, nous pouvons en dégager ces principes généraux, qui permettent de faire la théorie de tous les modes de production possibles, donc non seulement du mode de production capitaliste, mais aussi des autres modes de production, passés et à venir. Nous pouvons énoncer ces principes et voir à quelles conditions ils ont pu être mis en œuvre pour l’étude de ce mode de production particulier (le capitalisme), et en tirer des indications théoriques sur les conditions qui permettent de forger la théorie d’autres modes de production. De la même manière, les concepts théoriques qui ont permis de faire la théorie de la « région » économique du capitalisme, une fois dégagés et énoncés, nous apparaîtront comme des principes théoriques généraux permettant de poser le problème de la nature des autres « régions », c’est-à-dire de faire la théorie des superstructures.
Par là, nous voyons que la science qui habite Le Capital ne procède pas d’une manière étrangère aux autres sciences existantes : elle s’éloigne de la philosophie, et se confond dans son principe avec les autres sciences existantes. Elle cesse de donner prétexte à une interprétation « historiciste » du marxisme, et à la confusion du matérialisme historique et de la philosophie. Les titres de la science de l’histoire marxiste une fois reconnus, la place existe pour une philosophie marxiste, distincte du matérialisme historique. La théorie scientifique reprend, contre la spéculation et l’empirisme, ses droits de théorie, et une connaissance nouvelle de la spécificité de la pratique scientifique devient possible : autrement dit le matérialisme dialectique devient pensable.

B. Le matérialisme dialectique est la philosophie marxiste
La situation exceptionnelle de Marx dans l’histoire du savoir humain tient à ce qu’en fondant cette science nouvelle (la science de l’histoire), il a, du même coup, fondé une autre discipline théorique : le matérialisme dialectique, ou philosophie marxiste.
Nous avons vu que l’identification de la science de l’histoire n’allait pas sans poser un certain nombre de problèmes historiques et théoriques. Pourtant ces difficultés n’ont rien de comparables aux difficultés auxquelles se heurte toute tentative de définir le matérialisme dialectique.
Il n’y a en effet aucune commune mesure entre l’ampleur et surtout la rigueur des textes qui traitent de la science de l’histoire, et des textes qui traitent du matérialisme dialectique. Non seulement ni Marx ni ses successeurs ne nous ont rien légué, qui soit, même de très loin, comparable au Capital ; non seulement les textes dont nous avons hérité posent de délicats problèmes d’interprétation ; mais encore les textes les plus ouvertement philosophiques de Marx (ces Oeuvres de Jeunesse) ne sont pas, théoriquement parlant, des textes marxistes.
Nous nous trouvons ainsi, dès que nous nous proposons de définir la philosophie marxiste, dans une situation singulièrement difficile. D’une part, la tradition marxiste, affirmée sans équivoque par Marx, Engels et Lénine, ne nous laisse aucun doute sur l’existence d’une philosophie marxiste distincte du matérialisme historique. Mais d’autre part cette philosophie ne nous est, la plupart du temps donnée, et donc accessible, qu’indirectement.
La philosophie marxiste ne nous est jamais vraiment donnée en personne, dans une forme adéquate à son objet : elle est contenue à l’état « pratique » dans Le Capital et dans les résultats de l’action des partis communistes, comme dans les réflexions politiques de ses grands dirigeants (par exemple Lénine) ; elle est contenue à l’état implicite dans l’histoire par laquelle Marx s’est séparé de son idéologie de jeunesse ; elle nous est offerte sous une forme encore partiellement idéologique dans les grands textes de polémique d’Engels et de Lénine. Dans aucune de ces « oeuvres », la philosophie marxiste ne nous est donnée dans une forme vraiment adéquate et rigoureuse. Nous savons qu’elle existe, nous savons où la trouver : mais pour l’obtenir, nous devons justement l’arracher aux textes et aux œuvres qui la contiennent, la dégager, par un travail critique approfondi, par une analyse rigoureuse, des textes et des œuvres, théoriques et pratiques qui nous ont été légués.
Le premier, et le plus grand obstacle à vaincre dans notre travail de recherche de la philosophie marxiste, est représenté par les Oeuvres philosophiques de Jeunesse de Marx. Ces Oeuvres ont été découvertes sous la Troisième Internationale : elles font aujourd’hui l’objet d’une véritable exploitation idéologique et politique. Nombre de marxistes eux-mêmes par réaction contre le dogmatisme de la période du « culte » y vont chercher de quoi satisfaire et fonder leurs protestations « humanistes » et leur besoin de « liberté ». Marx a pourtant clairement affirmé qu’il avait dû rompre, en 1845 (cette rupture est consignée dans les Thèses sur Feuerbach et dans L’Idéologie Allemande) avec « sa conscience philosophique antérieure ». De fait les textes philosophiques de Marx, de 1841 à 1845, jusqu’à la Sainte Famille incluse, sont construits sur une problématique idéaliste, soit idéaliste-libérale soit idéaliste-anthropologique, que Marx dut critiquer radicalement pour pouvoir fonder sa nouvelle théorie de l’histoire, et la philosophie nouvelle qui lui correspond.
Il n’est pas sans intérêt de voir sur quelles conséquences théoriques débouche toute interprétation qui tient pour marxistes les principes théoriques de base (la problématique) des Oeuvres de Jeunesse de Marx. On peut en donner trois interprétations, qui aboutissent toutes trois à la négation de la philosophie, consacrée par la proclamation de la « fin de la philosophie » sous les formes de l’éthique, de l’historicisme, et du positivisme.
1. Certains textes de la jeunesse de Marx (42-44) annoncent la fin de la philosophie par sa «réalisation ».
La philosophie n’aurait existé, avant Feuerbach, que sous la forme spéculative, contemplative, abstraite et idéaliste. Elle aurait exprimé, sous les espèces « aliénées » de la spéculation, les idéaux et les revendications de la Nature Humaine. Il faudrait provoquer une révolution dans le statut de la philosophie, pour faire apparaître et réaliser la vérité qu’elle contient, mettre fin à la forme d’existence philosophique de cette vérité (mettre fin à la philosophie comme spéculation séparée de la vie et du concret), en la faisant justement passer dans le concret, en la réalisant. La philosophie deviendrait ainsi « pratique », « concrète », « réelle ». Elle passerait alors tout entière dans la politique, dans la pratique révolutionnaire, et dans les autres pratiques concrètes.
En somme la philosophie, avant Marx, aurait eu pour mission d’exprimer, dans la forme « aliénée » de l’abstraction spéculative, l’essence humaine, c’est-à-dire les idéaux humanistes où les hommes réfléchissaient leur Nature profonde. Avec Marx, la philosophie passerait à la réalisation de ces idéaux, et disparaîtrait comme philosophie dans leur réalisation. La politique révolutionnaire, et toutes les pratiques concrètes de transformation du monde doivent alors prendre sa place. C’est dire qu’il n’est plus de place pour la philosophie, devenue toute entière pratique concrète. Dans ces conditions le matérialisme dialectique disparaît, pour se confondre dans le matérialisme historique.
2. L’interprétation historiciste s’autorise d’autres textes de jeunesse de Marx, à résonance hégélienne.
Elle considère la philosophie comme une idéologie privilégiée, qui possède la fonction spécifique d’exprimer adéquatement l’essence d’un moment historique. La philosophie est représentée alors comme la conscience adéquate d’une période sociale historique. Chaque période historique se reconnaîtrait en personne, parce qu’elle s’y exprimerait adéquatement, dans sa philosophie qui serait à la fois sa conscience et sa connaissance. Ainsi le cartésianisme serait la conscience de soi de la période de la période des manufactures sous la monarchie absolue, la philosophie des Lumières serait la conscience de soi de la bourgeoisie montant vers le pouvoir, – et le marxisme lui-même (c’est ainsi que le conçoit Sartre) serait la conscience de soi de la période contemporaine, caractérisée par l’hégémonie grandissante du prolétariat. La philosophie serait ainsi douée d’une conscience objective, non scientifique, mais idéologique, transitoire et relative : la philosophie qui exprime l’histoire de son temps, changerait et disparaîtrait avec lui. Elle ne jouirait pas des attributs de la connaissance scientifique, qui dure au-delà du temps qui l’a vu naître. Dans cette interprétation la distinction entre le matérialisme historique et le matérialisme dialectique tend également à disparaître, – soit que l’on confond la science marxiste avec une conscience historique provisoire, donc avec une philosophie transitoire soit qu’on considère la philosophie marxiste comme la simple « méthodologie » de la science de l’histoire, donc qu’on la réduise à elle (ex. Gramsci).
3. La troisième interprétation, positiviste, s’autorise d’autres textes, empruntés soit à la Jeunesse de Marx, soit à la période de la « coupure » (en particulier l’Idéologie Allemande).
Dans l’Idéologie Allemande en particulier, la philosophie est dénoncée comme une pure et simple idéologie, illusion, à détruire pour dégager les voies de la connaissance scientifique. Il y est question de la « fin de la philosophie », mais dans un sens différent de l’interprétation éthique. La philosophie doit mourir, non pas en se réalisant, puisque le contenu de son ancienne existence spéculative n’était qu’idéaliste, mais en disparaissant complètement, en se dissipant, comme une pure illusion. Il faut alors critiquer et réduire à néant l’illusion idéologique de la philosophie, et « passer à l’étude des choses positives », c’est-à-dire à la connaissance scientifique. Quelle peut être alors la part concédée à la philosophie, dès qu’elle abandonne sa place à la science ? Le rôle positiviste, purement épistémologique, du « rassemblement » et de la « généralisation » des réalistes scientifiques, et rien d’autre, car la philosophie n’a plus d’objet propre. Certains formulations d’Engels (en particulier dans son texte populaire Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande), ne sont pas sans donner prétexte à cette interprétation positiviste, de même qu’un certain langage, d’usage courant dans les partis communistes où on considère la « généralisation de l’expérience des masses » comme une connaissance (alors qu’une connaissance ne se réduit jamais à une simple généralisation : c’est l’empirisme positiviste qui tient la « généralisation de l’expérience » pour une connaissance !). Par le biais de cette interprétation, le philosophe marxiste perd tout droit à l’existence et il ne subsiste plus devant nous que le seul matérialisme historique.
Il faut commencer par écarter toutes ces tentations offertes par les Oeuvres de Jeunesse de Marx et certains textes de l’Idéologie Allemande, pour pouvoir poser le problème de la nature de la philosophie marxiste. Et pour écarter ces tentations, il faut évidemment un travail de critique historique et théorique rigoureux.
Mais ce travail, décisif, ne suffit pourtant pas encore. Pour parvenir à la philosophie marxiste, il faut surmonter un autre obstacle : celui de la forme dans laquelle d’autres textes célèbres nous présentent cette philosophie. C’est ainsi que les textes de Marx dont nous disposons sont le plus souvent soit énigmatiques (les Thèses sur Feuerbach), soit délibérément polémiques (l’Idéologie Allemande, Misère de la Philosophie) soit très elliptiques (l’Introduction à la Contribution à la Critique de l’Economie Politique de 1857, le texte le plus important, est plus un texte de méthodologie que de philosophie ; la Postface à la Seconde Edition allemande du Capital, où figurent les fameux passages sur la dialectique). Nous n’avons rien de Marx qui soit, même de très loin, l’équivalent du Capital.
Quant aux œuvres philosophiques d’Engels (Antidüring, Dialectique de la Nature, L. Feuerbach….) et de Lénine (Matérialisme et Empiriocriticisme, Cahiers sur la dialectique), elles ne se situent pas non plus au niveau théorique du Capital. Pour comprendre cette différence de niveau, il faut savoir que les grands textes d’Engels et de Lénine (avant tout l’Antidüring et Matérialisme…) ont été conçus et réalisés comme des parades urgentes à des attaques ou des déviations idéologiques graves ; qu’Engels et Lénine ont été contraints, de leur propre aveu, « suivre leurs adversaires » « sur leur propre terrain », celui de l’idéologie ; qu’ils se sont ainsi battus en grande partie sur le terrain de l’adversaire, avec les moyens dont ils disposaient, y compris les armes de l’adversaire qu’ils lui envoyaient à la face ; qu’ils ont donc conduit une lutte idéologique, certes inspirée par les principes de la philosophie marxiste, mais transposés dans l’élément de l’idéologie philosophique. Ces textes restent donc marqués par les circonstances de leur composition : polémiques, en partie idéologique, ils ne peuvent atteindre au niveau d’élaboration théorique, et de systématicité, donc de scientificité, d’une œuvre comme Le Capital.
Entre le matérialisme historique, et les formes du matérialisme dialectique que nous lègue la tradition marxiste, subsiste donc une très sensible inégalité de niveau et de rigueur théorique. Nous devons en prendre conscience et en tirer les conséquences.
Un grand travail de critique est donc indispensable pour extraire des textes d’Engels et de Lénine les principes de la philosophie marxiste. Combinée avec la critique des Oeuvres de Jeunesse où la philosophie marxiste existe en acte : au premier chef dans Le Capital. Lénine l’avait parfaitement compris lorsqu’il déclarait qu’il fallait chercher la Logique à l’oeuvre dans Le Capital pour rejoindre la philosophie marxiste. Une nouvelle fois nous sommes donc amenés à formuler cette exigence : c’est à l’étude du Capital que se trouvent suspendus non seulement le développement nécessaire du matérialisme historique, mais aussi la constitution et la définition rigoureuse du matérialisme dialectique.
Dans ces conditions et compte tenu des premiers travaux dont nous disposons, quelle première définition approchée pouvons-nous donner du matérialisme dialectique ?
Le matérialisme dialectique est une discipline théorique distincte du matérialisme historique. La distinction de ces deux disciplines est fondée sur la distinction de leurs objets.
Pour penser la nature spécifique de la pratique productrice de connaissances, la philosophie marxiste doit s’en faire une conception différentielle : c’est-à-dire penser le rapport existant entre cette pratique et les autres pratiques, donc penser en même temps la nature spécifique de ces autres pratiques : économique (transformation de la nature), politique (transformation des rapports sociaux) et idéologique (transformation des « formes de la conscience sociale »). Elle doit donc penser également, pour ce qui la concerne, les types de détermination (articulation) propre qui relient entre elles les différentes pratiques, et rendent par exemple compte de l’autonomie relative de la pratique idéologique et de la pratique scientifique.
Dans sa perspective propre, et en fonction de son objet propre, le matérialisme dialectique touche ainsi à des problèmes qui appartiennent aussi au matérialisme historique. Ce recoupement partiel pourrait faire renaître, à la considérer superficiellement, l’hypothèse de l’identité des objets du matérialisme historique et du matérialisme dialectique. Mais en réalité le matérialisme dialectique s’intéresse aux différentes pratiques et à leur articulations sous un tout autre angle que le matérialisme historique, c’est-à-dire en fonction d’un tout autre objet. Le matérialisme dialectique ne traite des différentes pratiques que sous le rapport de leur intervention dans la production des connaissances, en tant que connaissances, et non comme instances constituantes des modes de production, qui font l’objet du matérialisme historique.
Pour faire apparaître dans toute sa netteté la différence qui distingue ces deux disciplines, nous dirons que le terme ultime de l’analyse dans le matérialisme historique concerne la théorie de la production de l’« effet de société » d’un mode de production donné, alors que le terme ultime de l’analyse dans le matérialisme dialectique concerne la théorie de la production de l’« effet de connaissance » par une pratique théorique donnée. Si certains termes sont communs aux deux disciplines (la différence des pratiques) ils interviennent différemment en elles, sous la forme de combinaisons distinctes, et en réponse à des questions distinctes. L’objet du matérialisme dialectique est donc sans conteste possible distinct de l’objet du matérialisme historique.
Pour bien marquer que la philosophie marxiste possède, contrairement à l’idéologie philosophique avec laquelle elle rompt, des caractères en tous points comparables à ceux d’une science, nous dirons qu’elle se présente, comme toute discipline de caractère scientifique, sous deux aspects :
• une théorie, qui contient le système conceptuel théorique dans lequel est pensé son objet.
• une méthode, qui exprime le rapport qu’entretient avec son objet la théorie, dans son application à son objet.
Bien entendu, théorie et méthode sont profondément unies, et ne constituent que deux aspects d’une même réalité : la discipline scientifique dans son corps de concepts (théorie) et dans sa vie, et pratique même (méthode). Il est cependant très important d’insister à la fois sur cette identité et sur cette distinction. En effet, nous voyons prévaloir couramment, de nos jours, une conception « méthodologiste » (donc idéologique) des sciences : l’existence d’une simple méthode suffisant à conférer à une discipline ses titres de scientificité. En réalité toute méthode renvoie à une théorie, qu’elle soit explicite ou implicite. Passer sous silence la théorie au profit de la méthode, c’est le plus souvent marquer une théorie idéologique latente sous les apparences d’une méthode « scientifique » : cette imposture est fréquente de nos jours dans la plupart des sciences dites humaines, qui se tiennent souvent pour science parce qu’elles manipulent par exemple des méthodes mathématiques, sans se poser la question de la validité de leur objet, c’est-à-dire sans se poser la question de la théorie (explicite ou implicite) correspondant à cet objet. Le matérialisme dialectique n’est pas à l’abri de cette tentation « méthodologiste » où la théorie (matérialiste) est sacrifiée à la méthode (dialectique) : l’interprétation sartrienne du marxisme nous en offre une variante.
Il est donc très important de distinguer (pour penser leur unité la théorie de la méthode. C’est le seul moyen pour ne pas tomber dans des confusions qui peuvent nourrir soit une interprétation « méthdologiste » (la méthode absorbant en elle la théorie, alors que la méthode n’est que la réflexion de la théorie dans la pratique théorique), soit une interprétation dogmatique (où la théorie est tenue pour achevée, où la vie de la théorie dans son application à son objet – méthode – est niée). Ces confusions ne sont pas imaginaires : elles ont existé et existent encore dans l’histoire théorique et pratique du marxisme. La période du « culture de la personnalité » nous a instruits sur les dangers du dogmatisme, où la science et la philosophie marxistes étaient tenues pour achevées, et où la méthode était sacrifiée à une théorie d’ailleurs schématique. On est peut-être moins sensible aux périls d’une interprétation « méthodologiste » du marxisme, dont on trouve par exemple la tentation chez Gramsci : elle est un des effets de la réduction du matérialisme dialectique au matérialisme historique, et de la conception « historiciste » du marxisme.
Il n’est donc pas sans intérêt de donner de brèves indications sur la distinction et le contenu de la théorie et de la méthode.
On peut considérer schématiquement que dans le matérialisme dialectique, c’est le matérialisme qui représente l’aspect de la théorie, et la dialectique l’aspect de la méthode, à condition de bien voir que chacun des termes renvoie à l’autre, qu’il inclut.
Le matérialisme exprime les principes des conditions de la pratique qui produit les connaissances. Ses deux principes fondamentaux sont :
• le primat du réel sur sa connaissance, ou primat de l’être sur sa pensée.
• La distinction entre le réel (l’être), et sa connaissance. Cette distinction de réalité est corrélative d’une correspondance de connaissance : entre la connaissance et son objet.
On insiste généralement sur le premier principe, mais on ne met pas toujours en évidence le second qui est pourtant essentiel (comme Marx l’a bien montré dans l’Introduction à la Contribution à la Critique de l’Economie Politique, 1857), et il advient même qu’on lui substitue le principe idéaliste de l’identité de la pensée et de l’être.
Le second principe est de très grande importance : il garde le matérialisme d’une double chute dans l’idéalisme soit l’idéalisme spéculatif (qui réduit l’être à sa connaissance), soit l’idéalisme empiriste (qui réduit la connaissance à son objet réel).
Pris au sérieux, ce second principe présente en outre cette particularité qu’il exige un complément théorique : la distinction matérialiste entre l’objet et sa connaissance implique nécessairement la présence théorique de l’histoire de la production de cette différence, et de son effet (la correspondance de connaissance). Par là le matérialisme est nécessairement dialectique : sous la forme de la dialectique c’est l’histoire qui est présente, comme catégorie constituante du matérialisme lui-même, – non pas l’histoire au sens idéologique, mais l’histoire au sens théorique. Cela signifie que les deux principes du matérialisme ne peuvent être conçus que comme les principes d’une relation intérieure au procès d’une Histoire de la production des connaissances, et non comme des principes qui vaudraient en eux-mêmes et qui s’appliqueraient ensuite, de l’extérieur à différents objets dont l’histoire.
On voit donc que dès les prémisses de sa définition le matérialisme marxiste inclut en lui la dialectique.
Cette même dialectique reparaît cette fois en pleine lumière, dans la méthode de cette théorie.
On ne s’en étonnera pas, s’il est vrai que le matérialisme dialectique ne peut produire des connaissances que sous la loi qui gouverne tout processus producteur des connaissances : sous la loi du concept d’histoire. Qu’est-ce en effet que la méthode ? C’est la forme d’application de la théorie à l’étude de son objet, c’est donc la forme vivante de la pratique théorique dans sa production de connaissances nouvelles. Or cette production est celle d’un processus de reproduction et de production, qui, comme tel, possède la forme d’une Histoire. Dire que la méthode du matérialisme dialectique est la dialectique, c’est dire que la production de connaissances par l’application de la théorie du matérialisme à son objet (lui-même Histoire) revêt nécessairement la forme d’une histoire, dont la dialectique expose les mécanismes. On voit par là que le matérialisme rencontre deux fois la dialectique : dans son objet (qui est l’histoire de la production des connaissances) et dans sa pratique propre (puisqu’il est lui-même une discipline produisant des connaissances).
Mais cette méthode dialectique ainsi définie contient en elle-même, immédiatement l’exigence des principes de la théorie matérialiste : elle est, en effet, la dialectique d’un processus, réel, impensable en dehors des principes matériels de son existence (tels qu’ils sont définis par le matérialisme). C’est pourquoi la méthode dialectique est nécessairement matérialiste : loin de fonctionner à l’état pur, comme une méthodologie sans théorie avouée, c’est-à-dire comme une méthodologie reposant en fait sur une théorie idéologique de son objet, elle renvoie elle-même au grand jour à la théorie qui la fonde, au matérialisme.
Cette unité et cette distinction du matérialisme et de la dialectique, bien entendus (et je n’en donne ici que le principe non-développé séparent radicalement toutes les formes du matérialisme et de la dialectique pré-marxistes. Que le matérialisme marxiste soit nécessairement dialectique, c’est ce qui distingue la philosophie marxiste de tous les matérialismes antérieurs : ces derniers sont qualifiés, dans la tradition marxiste, de « métaphysiques » ou « mécanistes ». Que la dialectique marxiste soit nécessairement matérialiste c’est ce qui distingue la dialectique marxiste de toute dialectique antérieure, notamment de la dialectique platonicienne, et de la dialectique hégélienne, qualifiées d’idéalistes. On voit donc que ces distinctions sont fondées, même si elles ont besoin d’être approfondies. De fait, quels que soient les rapports historiques qu’on puisse invoquer entre le matérialisme marxiste et ces matérialismes « métaphysiques » ou « mécanistes » d’une part, – entre la dialectique marxiste et la dialectique hégélienne, d’autre part, il existe une différence d’essence fondamentale entre la philosophie marxiste et toutes les autres philosophies.
Mettre soigneusement à jour cette différence, définir et penser aussi rigoureusement que possible cette différence spécifique, telle est aujourd’hui la tâche urgente qui est proposée aux philosophes marxistes. Je précise : il ne s’agit pas de penser cette différence pour le plaisir de faire une œuvre d’érudition : il s’agit de penser, à travers cette différence, les catégories spécifiques de la philosophie marxiste, et en particulier les structures spécifiques de la dialectique marxiste, en ce qui les distingue radicalement des structures de la dialectique hégélienne. Nous savons que Marx n’a pu s’acquitter de cette tâche, qu’il tenait pour essentielle. Et nous avons eu, dans notre expérience historique passé, comme nous avons, dans notre expérience historique présente, suffisamment d’occasion et de raisons d’éprouver l’urgence de ce travail de recherche théorique, pour nous y acharner : car il commande la position et donc la solution de nombreux problèmes.Il nous revient de poursuivre l’oeuvre de Marx, et d’achever ce qu’il n’a pu accomplir : en tirant rigoureusement toutes les conséquences de ce qu’il nous a donné.
En fondant le matérialisme dialectique, Marx a accompli, en philosophie, une œuvre aussi révolutionnaire que celle qu’il a accomplie dans le domaine de l’histoire, en fondant le matérialisme historique. Mais nous devons savoir que la philosophie marxiste n’en est qu’à ses débuts : ses progrès dépendent de nous.


Edité le 16-07-2020 à 00:14:34 par Xuan


 
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