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Xuan
Dans les figures de la domination :

La discrimination raciste


Saïd BOUAMAMA

Racisme anti-blanc et gestion sociale : entre diversion et intimidation



Ce texte a été initialement publié sur http://www.reperes-antiracistes.org/. Les propos ont été recueillis à Paris, le 13 octobre 2012, par Y.M & A.V. Les intertitres et les notes sont de la rédaction du blog. Le texte et les notes ont été revus et complétés par l’auteur.

La thèse de l’existence d’un « racisme anti-blanc » dans la société française se développe dangereusement dans le paysage politique hexagonal. Selon celle-ci, il existerait un racisme des « Noirs », des « Arabes » et même des « musulmans » dont les victimes seraient les « Blancs », les « chrétiens » et les « juifs».
Ce « racisme » est posé comme équivalent aux autres formes du racisme, c’est-à-dire provenant des même causes, fonctionnant selon les mêmes logiques et ayant les mêmes effets. Jusqu’à présent cantonnée à l’extrême-droite, cette thèse est désormais reprise par la droite (les petits pains au chocolat de Jean-François Copé ) mais également par une partie du mouvement antiraciste (comme en témoigne le dernier congrès du MRAP qui reprend cette expression et la revendique) et par des discours à prétention savante analysant ce « racisme » comme forme contemporaine de l’antisémitisme et comme caractéristique des quartiers populaires qui seraient devenus des « territoires communautarisés ».
Enfin récemment, le juge d’instruction m’a confirmé ma mise en examen ainsi que celle de Saïdou de ZEP(1) pour « racisme anti-blanc », suite à une plainte de l’AGRIF(2), mise en examen qui fait suite au procès intenté par la même AGRIF à Houria Bouteldja(3).
Pour saisir les enjeux de ce nouveau discours idéologique, il convient de le resituer dans son contexte pour en saisir la fonction sociale et dans les épisodes du passé qui ont été marqués par la mise en avant de la thèse du racisme anti-blanc pour en comprendre la signification politique.

Prendre en compte le contexte global

La thèse du racisme anti-blanc est, selon nous, le fruit de plusieurs décennies de construction sociale, politique et médiatique de l’Islam et des musulmans comme religion et population dangereuses pour la République, l’identité nationale, la laïcité, l’émancipation féminine, etc.
Antérieure aux attentats du 11 Septembre cette construction d’un « ennemi de l’intérieur », s’est accélérée après ce drame du fait de sa consolidation par une double opération : une théorisation d’une part dans la théorie états-unienne du « choc des civilisations » et une importation/francisation par Nicholas Sarkozy.
Force est également de constater une aggravation de la situation depuis quelques semaines.
Il suffit de parcourir les journaux de ces derniers mois pour comprendre et mesurer la dégradation qualitative de la situation en France sur les questions relatives à l’islam.
On peut rappeler quelques faits que vous connaissez tous, mais qui, mis bout à bout, nous indiquent que l’on a à faire non pas à des éléments de détail ou à des manipulations de quelques groupes d’extrême droite.
Des animateurs, parce qu’ils faisaient ramadan, ont été considérés comme mettant en danger les jeunes qu’ils encadraient et mis à pied.
Rappelons le couplet sur les pains au chocolat que les enfants musulmans voleraient à leurs copains dans la cour durant le ramadan, n’oublions pas non plus les déclarations de Caroline Fourest qui, pour lutter contre le terrorisme, propose d’interdire la circulation des livres religieux, pour éviter tout prosélytisme dans les prisons, proposition qui cible plus directement les imams et le Coran et qui amalgame de fait Coran et terrorisme…
Auparavant avait été avancée l’idée qu’une nounou qui porte un voile transmettrait des idées dangereuses aux enfants.
Enfin les manifs contre les caricatures ont été interdites sans qu’il y ait eu à l’inverse d’interdiction des manifs des groupes fascistes.
Les procès actuels contre Houria, Saïdou et moi-même ne sont que le résultat d’un processus enclenché depuis bien longtemps.

Tous ces faits se déroulent dans un contexte mondial caractérisé par une crise structurelle de grande envergure.
Il faut remonter aux années vingt pour connaître une pareille situation et tous les analystes, et les premiers concernés – ceux qui font la loi aujourd’hui dans le monde, les fameux marchés – nous indiquent une régression sociale et économique sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Et pour maintenir leurs profits, ils doivent imposer une régression sociale inédite.
La crise de la dite « dette souveraine » annonce une austérité ou une rigueur qu’il va falloir également faire passer auprès des citoyens.

Le contexte mondial est également celui de la multiplication des guerres d’ingérence. Il suffit de regarder vers la Syrie – auparavant vers l’Irak ou l’Afghanistan –, demain vers l’Iran, pour comprendre que, si on les laisse faire, la lutte acharnée pour le repartage du monde dans laquelle chacun des impérialismes déploie des stratégies isolées ou coalisées pour redéfinir la carte du monde ne fera que se développer de façon plus féroce.
A l’intérieur de toutes ces stratégies, celle des Etats-Unis vise à redessiner entièrement la carte du Moyen-Orient, c’est-à-dire à redessiner les modalités de contrôle et de maîtrise sur les ressources stratégiques que représentent encore le pétrole et le gaz.
Pour atteindre leurs buts, des guerres sont nécessaires, des régimes sont à faire chuter, des amis sont à promouvoir et à mettre à la tête des Etats qu’on aura fait éclater.
Devant la volonté des puissances impérialistes de redessiner la carte du monde à leur profit, il existe des résistances objectives, des résistances qu’il leur faut abattre coûte que coûte, que ce soit en Amérique latine, en Iran, en Irak… et ce indépendamment de l’analyse et du jugement que l’on peut avoir sur les chefs d’Etat de ces pays.

Dans ce contexte général, un besoin idéologique pressant se manifeste : pour les impérialistes, arriver à leurs fins ne peut se faire que s’ils arrivent à construire une peur, une peur comme ciment d’une unification nationale.
C’est particulièrement le cas de la France, dont l’impérialisme est en régression. Aujourd’hui, impérialisme de seconde zone, il veut reconquérir de manière agressive sa place, et pour cela il a besoin d’unificateurs.
Ce besoin est essentiel, et s’il n’arrivait pas à l’imposer, les clivages d’intérêts s’exprimeraient alors sur le devant de la scène et on retrouverait ainsi de vrais débats, ceux qui portent d’une part sur les classes sociales, d’autre part sur le racisme systémique et structurel et enfin sur la question du sexisme et de l’inégalité entre hommes et femmes.
Pour éviter ces débats, le moyen le plus efficace est de les transposer ailleurs en ayant recours à la fabrication d’un unificateur national.

Cet unificateur national a nécessairement besoin d’une figure. Il faut donc produire une figure de la peur dans un monde où les figures utilisées par le passé n’existent plus : celle du rouge comme ennemi principal ayant disparu, il faut en produire une autre…
Et progressivement depuis maintenant deux décennies, on assiste à la construction d’une figure de la peur qui permet d’unifier pour pouvoir agresser.
Unifier ici pour pouvoir agresser là-bas. Et le musulman, c’est cette figure qui a été choisie comme figure de la peur, et cette figure n’a rien d’aléatoire, ne doit rien au hasard.
Ceux qui ont cru en la circonstance que l’on avait à faire à une irruption momentanée d’islamophobie, ceux qui ont cru que ce phénomène était localisé dans un espace politique extrêmement minoritaire ont fait une grossière erreur d’analyse.

Le lourd héritage de la colonisation

Pourquoi, me direz-vous, avoir choisi le musulman comme figure de la peur ?
Eh bien ! Tout simplement parce qu’il existait, parce qu’il continue d’exister dans les « inconscients collectifs » des héritages qui n’ont jamais été éradiqués, en particulier les héritages de la colonisation qui, ne l’oublions pas, ont façonné une image de l’islam, une image du musulman qui permettaient déjà à l’époque de justifier les conquêtes coloniales.
Les « inconscients collectifs » fonctionnent comme les inconscients individuels. Ils ne s’épuisent pas par eux-mêmes sous le seul effet du temps : ils ne le font que dans une durée extrêmement longue, bien après que les conditions matérielles qui leur ont donné naissance ont disparu.
C’est ce que Marx souligne dans son 18 Brumaire en précisant que « la tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants »(4).
Un tel poids du passé est valable pour les traditions progressistes tout autant que pour les réactionnaires. A plus forte raison, ces images issues du passé se maintiennent lorsque les bases matérielles n’ont pas entièrement disparu, comme c’est le cas avec le colonialisme qui cède la place sous la pression du combat des peuples au néo-colonialisme.

Les héritages d’images du Noir, de l’Arabe et du musulman, issus de la colonisation ne disparaîtront qu’avec un recul de la relation de domination d’une part et l’existence d’un antidote en terme d’éducation antiraciste et anticoloniale d’autre part, ce qui ne fut jamais fait en France où la simple exigence d’une reconnaissance des massacres coloniaux est taxée d’être une demande de repentance.
Sans ces deux conditions, ces héritages réactionnaires peuvent s’endormir pendant une période et se réveiller à une autre à la faveur d’un événement, de la mise en place d’une manipulation et je maintiens qu’il y a de l’islamophobie dans les inconscients collectifs issus de la colonisation et que cette islamophobie ne pourra disparaître de ces inconscients qu’à partir du moment où on aura traité la question coloniale dans toutes ses dimensions.

Ce n’est donc pas par hasard que déjà à l’époque coloniale, Frantz Fanon aborde la question du racisme anti-blanc. Il situe l’émergence de cette thèse dans une séquence historique précise : celle où les dominés sortent du silence et exigent dans des formes diverses l’égalité. C’est la prise de parole des colonisés ou des Noirs états-uniens qui fait que « assez inattendûment le groupe raciste dénonce l’apparition d’un racisme chez les hommes opprimés » (5).
De manière significative cette analyse du racisme anti-blanc est présente dans un texte insistant sur le caractère systémique du racisme : « Il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part. Et le racisme n’est que l’explication émotionnelle, affective, quelquefois intellectuelle de cette infériorisation » (6).
C’est dire que l’antidote du racisme ne peut pas être la morale ou la tolérance mais l’égalité des droits et des conditions en France comme dans le monde. En incise, je me permettrai de rappeler que le discours sur les hommes opprimés qu’il faudrait défendre est apparu pour une bonne part au moment où les femmes mettaient en avant leurs revendications !
Pour revenir plus directement au sujet, de toute évidence, tant que l’on n’a pas besoin d’avoir recours au racisme anti-blanc, le discours n’apparaît pas.
Il y a une sorte de dialectique qui se produit : le racisme anti-blanc apparaît lorsque le silence est brisé, lorsqu’une revendication émerge, lorsque, dans les attitudes quotidiennes ou dans la vie de tous les jours, on se rend compte que le petit Mohamed ou la petite Fatima refusent désormais de prendre la place qui leur était assignée.
Et même s’ils n’ont pas la force de pouvoir de transformer la réalité, ils ne se taisent plus.
Cette dimension-là est essentielle dans l’émergence de la construction du racisme anti-blanc.
Et dans le prolongement, il serait d’ailleurs intéressant de regarder dans les associations qui se disent antiracistes tout en défendant le racisme anti-blanc, si ce n’est pas au moment où elles commencent à avoir des militants issus de l’immigration et des militants qui ne se taisent pas qu’apparaît la notion de racisme anti-blanc.

Ce n’est pas non plus le hasard si le mouvement noir des Etats-Unis en général et Malcom X en particulier ont été taxés de « racistes anti-blancs ». Malcom a répondu à ces accusations : « La presse a délibérément et habilement projeté de moi l’image d’un raciste, d’un suprématiste racial et d’un extrémiste (…). D’abord, je ne suis pas un raciste. Je suis contre toute forme de racisme et de ségrégation, toute forme de discrimination » (7).
Quant aux réactions des Noirs états-uniens qui étaient caractérisées comme violentes ou anti-blanches, Malcom rappelle : « Vous essayez de l’enfermer dans un ghetto et d’en faire la victime de toutes sortes de conditions injustes imaginables. Puis, quand il explose, vous voulez qu’il explose poliment ! Vous voulez qu’il explose selon les règles établies par quelqu’un (…). Ça ne veut pas dire que c’est intelligent. Mais qui a déjà entendu parler d’une explosion sociologique faite intelligemment et poliment » (8).
Malcom parle ici des émeutes de New York réactives aux conditions faites aux Noirs états-uniens, mais la situation est exactement la même pour les actes individuels utilisant des propos dits « racistes anti-blancs ».
Malcom distingue ce qui relève de ce qu’il appelle « la structure du pouvoir », c’est-à-dire le racisme systémique et les discriminations institutionnelles et les réactions individuelles ou collectives à cette oppression qui peuvent ne pas être « intelligentes » et/ou « polies ».
Une autre séquence historique d’apparition de la thèse du « anti-racisme blanc » a été le mouvement contre le CPE et la prise de parole spécifique des jeunes prolétaires des quartiers populaires.
Le danger d’une convergence entre ces deux segments de la jeunesse a fait émerger le discours sur le racisme anti-blanc.
Il en a été de même lors de la grande grève du LKP où la mise en cause des Békés a été assimilée à un racisme anti-blanc.
Ces quelques exemples suffisent à souligner que la thèse du racisme anti-blanc émerge dans chaque séquence historique où des dominés refusent de se taire.
En France elle est apparue dans la dernière période lorsque les premiers concernés ont commencé à dire non, à refuser leur rôle de dominés, au moment où ils ont commencé à parler là où ils étaient silencieux, ont commencé à revendiquer là où on estimait qu’ils étaient uniquement des réserves de voix.
Si le contexte international visibilise une première fonction du racisme anti-blanc (produire un unificateur national masquant les véritables questions économiques et sociales), la prise en compte des moments historiques d’apparition de cette thèse met en exergue une autre fonction : contenir la révolte des dominés en les mettant sur la défensive, c’est-à-dire réimposer le silence sur la domination.
Le but du racisme anti-blanc est de rediffuser du silence, de réimposer par la peur et par l’injonction le retour au silence des personnes qui ont pris la parole. Il s’agit, en fait, d’isoler les révoltes et les futures revendications. C’est une formidable machine pour faire pression demain sur tout mouvement contestataire qui partirait des populations issues de l’immigration. Ainsi, une révolte dans les quartiers ne sera plus analysée comme étant le résultat de l’oppression vécue mais comme étant le résultat d’une crise identitaire conduisant au racisme anti-blanc.
Demain, une grève dans une entreprise employant une majorité de salariés d’apparence musulmane – aujourd’hui, on a des « musulmans d’apparence » – pourra être analysée comme une menée antinationale voire anti-blanche. Ce fut déjà le cas dans le passé avec Mauroy(9).

La thèse du racisme anti-blanc

Dans l’article de Fanon cité ci-dessus, l’auteur insiste sur la véritable nature du racisme qui empêche toute comparaison avec le fameux « racisme anti-blanc ».
Le racisme est pour l’auteur une production et une nécessité du système colonial. Il est consubstantiel à la colonisation. Il en est de même aujourd’hui : La thèse du racisme anti-blanc émerge pour masquer le racisme réel qui est un racisme systémique, institutionnel, étatique, porté par le système social.
Et c’est pour masquer cette dimension-là qui remet en cause l’ensemble du système social qu’on a fait émerger le racisme anti-blanc.
Affirmer l’existence d’un racisme anti-blanc aujourd’hui c’est faire une analogie entre deux réalités qui ne sont pas du tout comparables : d’un côté des faits individuels et isolés – on peut trouver dans nos quartiers un Mohamed qui, écœuré, va traiter quelqu’un de « sale Blanc » –, de l’autre, des faits systémiques massifs, inscrits dans le fonctionnement du marché du travail, dans les lois de la République – qu’est-il de plus systémique que d’avoir des emplois réservés aux nationaux dans la fonction publique ?
De pouvoir exercer ou non le droit de vote ?
Mettre sur le même plan ces deux phénomènes, l’un ayant une dimension individuelle, l’autre une dimension systémique, c’est amener les personnes à se déterminer et à juger à partir d’une toute petite expérience : « Oui, j’ai entendu Mohamed insulter un Blanc ! » et non pas à partir d’une compréhension politique de l’état dans lequel se trouve notre société.
Le fait qu’une association antiraciste, que de soi-disant intellectuels ou chercheurs participent à la diffusion de cette analogie-là est particulièrement grave.
Cela veut dire que le venin est plus largement répandu qu’on ne veut l’admettre et qu’il agit au-delà des cercles auxquels on pense d’ordinaire.

Il ne s’agit pas ici de nier la réalité. Oui il y a une dégradation des rapports sociaux dans les quartiers populaires sous le coup de la paupérisation et de la précarisation pour tous, auxquelles s’ajoute, lorsqu’on est issu de l’immigration, la discrimination raciste systémique.
Bien sûr une des formes de cette dégradation est l’existence d’insultes comme « Gaulois », « sale Français », « sale Blanc », etc.
Mais peut-on dès lors en conclure à l’existence d’un racisme anti-blanc ?
Le faire serait oublier que le racisme en tant qu’idéologie est toujours le reflet d’une base matérielle de domination.
Autrement dit le racisme s’exerce sur des « minorités » afin de justifier les dominations qui les touchent.
Bien sûr lorsque nous parlons de minorité c’est au regard du rapport au pouvoir de décision économique, politique, médiatique, etc., et non seulement d’un point de vue quantitatif.
Où est donc en France le pouvoir des « Noirs », des « Arabes », des « musulmans » ? Quelle est la domination qu’ils auraient à légitimer ?

Autrement dit le racisme est un système qui a une direction : du dominant vers le dominé, du porteur de pouvoir vers l’exclu du pouvoir, etc.
Bien entendu comme dans toutes les dominations les effets boomerang se développent.
Certains de ces effets sont politiques et se traduisent en action pour abattre le système de domination et d’autres sont individuelles et réactives et se contentent d’inverser l’ordre de péjoration.
C’est ce que Malcom X veut dire lorsqu’il parle ci-dessus de « non-intelligence ».
En fait ces réactions individuelles se meuvent dans le discours racialisé produit par le racisme systémique en se contentant d’en inverser l’ordre.
Elles sont d’ailleurs pour cette raison incapables de transformer la réalité qui continue, elle, à être marquée par le racisme systémique, institutionnel, étatique.
La confusion entre ces effets boomerang et leurs causes réelles, c’est-à-dire le racisme systémique, est un non-sens conduisant à éluder la base matérielle des idéologies et donc à dépolitiser la question pour la faire basculer dans le champ abstrait de la morale.
L’inflation de signification que connaît le terme « racisme » témoigne de cette dépolitisation : des leaders de droite parlent de « racisme anti-riche ».

Ainsi donc, on est face à un phénomène qui permet d’invalider la partie de notre société qui subit l’oppression la plus forte et qui, par voie de conséquence, peut donner naissance à des irruptions de révoltes, de revendications, de luttes, que l’on pourra dès lors invalider.
C’est tout le sens de la répression et des plaintes qui arrivent et qui ciblent les éléments les plus engagés dans les prises de conscience et les luttes.
Ce faisant, je ne dis pas que l’on a donné à l’AGRIF l’ordre de porter plainte. Il n’y a pas besoin de cela. Les discours gouvernementaux font simplement passer le message que l’on autorise désormais à aller plus loin et de petits groupes peuvent dès lors agir parce que de fait il y a autorisation.

Des enseignements à tirer des événements récents

A cet égard, et même si ce n’est pas directement lié, j’attire l’attention sur le peu de réaction que nous avons eu collectivement sur ce qui s’est passé à Marseille avec les Rroms.
Alors que c’est bien à un début de pogrom que l’on a assisté.
Les médias ont mis en avant des mères de famille maghrébines pour montrer que les Maghrébins eux-mêmes sont contre les Rroms.
Ce faisant, on est en train de nous habituer à ce qu’il n’y ait plus besoin d’argumenter ou d’expliquer les motifs des répressions.
A partir du moment où elles concernent certaines populations, l’explication est toute donnée, l’excuse est toute trouvée.
En définitive, on nous habitue à une banalisation de la loi d’exception, du traitement d’exception.
Et pareillement pour ce qui concerne Mohamed ou Fatima, on pourra en faire autant parce que, dans leur cas à eux, sans aucun doute, on estimera que derrière, il y a de l’islamisme.
Et puis ces attaques ont pour but de nous tester, de savoir si nous sommes capables de réagir, de construire des ripostes.
Alors que le stratagème qui se met en place semble réussir, nos réactions ne sont pas à la hauteur des attaques.
Enfin pour terminer, j’ajouterai quatre éléments qu’il me semble important de tirer de ce contexte général en termes de conséquences.
Tout d’abord, on ne doit pas se contenter de se défendre, le pire est que nous soyons sans cesse à attendre les attaques avant de pouvoir réagir.
Secundo, se trouve posée la question de passer à l’offensive tout en prenant en compte les propres limites de nos quartiers et de nos organisations qui restent éparpillées, ancrées dans des sphères locales, incapables d’unification même ponctuelle au moment même où il y aurait besoin de stratégies collectives.
En troisième lieu, nous ne devons pas nous limiter au juridique, même si l’on doit investir cette sphère, parce que le juridique nous cantonne à la défensive. La véritable question est bien de savoir comment nous serons capables de répondre politiquement. Dernier point, en guise de conclusion, s’organiser, s’organiser, s’organiser. Loin d’être un leitmotiv, cela reste une impérieuse nécessité.

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Notes

(1) ZEP : Zone d’Expression populaire, groupe de rap.

(2) Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne, fondée en 1984, dans la mouvance du traditionalisme catholique et dont le président Bernard Anthony est ancien député européen Front national.

(3) Porte-parole du P.I.R (Parti des Indigènes de la République) poursuivie par l’AGRIF pour avoir utilisé l’expression « souchiens ». Son procès à Toulouse s’était conclu par un non-lieu. Lors du procès en appel, qui s’est tenu ce 15 octobre, le parquet de Toulouse (qui est sous l’autorité de la ministre de la Justice) a demandé la condamnation d’Houria Bouteldja, une volte-face du ministère public qui avait demandé la relaxe en première instance.

(4) Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1869), Paris, Gallimard, 1994, p.176.

(5) Frantz Fanon, Racisme et Culture (1956), dans Pour la Révolution Africaine, Paris, La découverte, 2001, p.44.

(6) Idem, p.47.

(7) Malcom X, Entretien du Young Socialist du 18 janvier 1965, dans Malcom X parle aux jeunes, New York, Pathfinder, 2002, p.135-136.

(8) Malcom X, Agir contre l’oppresseur commun, dans Malcom X parle aux jeunes, op.cit., p.62.

(9) Lors des grèves des ouvriers immigrés de Talbot Poissy en 1984, Pierre Mauroy alors Premier ministre socialiste allait traiter « d’étrangers aux réalités économiques et sociales de la France » tandis que les qualificatifs d’« intégristes » et de « chiites » leur furent même attribués par Gaston Deferre, alors ministre de l’Intérieur. Voir les extraits du film « Douce France, la saga des Beurs » de Mogniss Abdallah http://www.youtube.com/watch?v=UpxJrxqe4y0. Voir également l’article de Claude Chetcuti et Nicolas Hatzfeld « L’administration du Travail et les conflits collectifs : Citroën et Talbot », p.31. URL : travail-emploi. gouv.fr/IMG/pdf/ChetcutiHatzfeld.pdf


Saïd BOUAMAMA, « Racisme anti-blanc et gestion sociale : entre diversion et intimidation », in, Les Figures de la Domination [En ligne], mis en ligne le : 15/05/2013, URL : http://www.lesfiguresdeladomination.org/index.php?id=1120.

Quelques mots à propos de : Saïd Bouamama
[email]sbouamama@ifar59.fr[/email] Sociologue, chargé de recherche à l’IFAR
Xuan
Discrimination systémique



Source Les figures de la domination
Saïd Bouamama
La manipulation de l’identité nationale : du bouc-émissaire à l’ennemi intérieur



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Table des matières

> « Du Bouc-émissaire à l’ennemi intérieur ». Comment cette translation s’est-elle opérée, sur quelle période, quels enjeux révèle-t-elle ?
>Deux dates-clés. 2007 : la création du ministère de l’immigration et de l’identité nationale. 2009 : le débat sur l’identité nationale. Vous parlez à ce moment-là de la chute d’un verrou idéologique issu de la lutte contre le nazisme. Vous pouvez détailler ?
>À chaque fois que l’État tente de définir l’identité nationale, c’est donc fasciste ?
>Vous opposez, dans le livre, deux conceptions de l’identité nationale : l’une historique et matérialiste, l’autre essentialiste et culturaliste.
>Il s’agit donc de recadrer le débat vers les identités sociales plutôt que nationales.
>C’est cela que vous appelez l’ethnicisation de la question sociale ?
>Dans son ouvrage « les identités meurtrières », Amin Malouf avance l’idée que la revendication identitaire est aussi une stratégie de défense face à une stigmatisation.
>Vous présentez l’identité nationale comme une instrumentalisation qui légitime l’existence de discriminations systémiques. Comment s’opère cette légitimation ?
>Cette préférence nationale n’a-t-elle pas pour visée principale la baisse des chiffres nationaux du chômage ?
>Vous écrivez que l’identité nationale n’est ni un problème ni une question, mais une réponse. Une réponse à quoi ?
>Marx se demandait « À qui profite le crime ? ». Même question à propos de la définition de l’identité nationale.
>Les primaires du PS ont eu lieu récemment. Que penser de la position de François Hollande, propose-t-il une alternative en termes de lutte contre les discriminations ?
>Dans votre ouvrage, vous décortiquez les logiques de construction de « l’identité nationale » en France. Retrouve-t-on les mêmes mécanismes à l’échelle européenne ?
>Ce livre regroupe plusieurs de vos articles, écrits depuis 1991. Pourquoi ce choix de retour chronologique ?

Texte intégral

Interview par Noémie Coppin publiée le 17 novembre 2011 sur le site med-in-marseille.info.

Le sociologue Saïd Bouamama vient de publier, aux éditions du Cygne, un recueil d’articles écrits depuis 1991 autour de l’identité nationale. Il travaille déjà sur deux autres projets. Un premier ouvrage, dans le cadre du cinquantenaire des indépendances africaines, vise à mieux faire connaître les efforts de théorisation de penseurs africains tels que Sankara, Lumumba ou Fanon. Un second ouvrage s’annonce lui comme un « glossaire des dominations », tentant de souligner les enjeux de la question. En attendant ces prochaines publications, le sociologue nous a reçus chez lui, dans le quartier populaire de Fives, à Lille, pour revenir sur son dernier ouvrage.

Interview.

« Du Bouc-émissaire à l’ennemi intérieur ». Comment cette translation s’est-elle opérée, sur quelle période, quels enjeux révèle-t-elle ?

1Ce passage est essentiel pour comprendre les configurations actuelles des politiques liées à l’immigration, et plus largement aux quartiers populaires. Car ça ne concerne pas seulement les immigrés, mais également leurs enfants, qui sont français. Il faut avoir en tête les différences notables qu’il y a entre l’immigration contemporaine et les immigrations antérieures. Pour simplifier, entre l’immigration des Sénégalais ou des Maghrébins aujourd’hui et celle des Portugais hier. Dans nos sociétés, toutes les immigrations ont eu une fonction de bouc-émissaire dans des moments de troubles politico-économiques. Des forces politiques, généralement à l’extrême droite, mais également dans la bonne droite et à d’autres moments à gauche, les ont mises en avant pour masquer d’autres questions, pour voiler des enjeux, pour détourner des colères. Cette fonction de bouc-émissaire a toujours existé, toutes origines confondues. On peut même dire que pour les immigrations du passé (polonais, portugais, italiens…), la violence a parfois été encore plus grande que pour les immigrations post-coloniales. Je ne citerai que l’exemple du massacre d’Aigues-Mortes, où se déroule pendant 3 jours une véritable chasse mortelle à l’italien par les citoyens locaux. Bien sûr, il y a eu le massacre du 17 octobre 1961, orchestré par l’État, mais on n’assiste pas encore à une chasse collective aux Maghrébins. La fonction de bouc-émissaire est donc transversale depuis que la société française connaît l’immigration. La nouveauté, c’est que pour la première fois, ce traitement xénophobe ne touche plus simplement les nouveaux arrivants, mais aussi leurs enfants qui sont nés et ont grandi ici. Les enfants d’Italiens étaient considérés comme français et présentés comme tels dans le discours politique. Pour les immigrations qui viennent d’Afrique et leurs enfants qui sont français, la donne a changé. Ils continuent à être considérés comme non intégrés et donc à intégrer, ou dangereux et donc à rejeter. On retrouve la logique de Pétain vis-à-vis des juifs, Français depuis des générations, mais d’un seul coup considérés comme des ennemis de l’intérieur. Autrement dit, une partie de la nation est transformée en danger pour la nation. Depuis une vingtaine d’années, on voit se construire tout un discours qui met en avant qu’une partie de la société française est dangereuse pour la société française. Tous ceux qui ont, de près et de loin, une origine africaine, qu’ils soient de nationalité française ou étrangère, tant qu’ils vivent sur le territoire français, sont perçus globalement comme un danger pour la nation.

2Une logique de l’ennemi de l’intérieur qui participe à la pensée d’une militarisation possible de certains quartiers populaires ? Absolument. La logique de l’ennemi de l’intérieur pousse à la surveillance, au contrôle et à la répression de cet ennemi. Une logique de guerre apparaît dans un certain nombre de décisions, officielles ou non. On le voit bien dans le livre d’Hacène Belmessous : « Opération banlieues ». Il montre comment on analyse les quartiers populaires comme des terrains de guerre. Comment des centres de recherche de la police et de l’armée travaillent sur l’idée du contrôle des quartiers populaires, en utilisant les outils des interventions armées extérieures ou de la contre-guérilla urbaine. Le concept de l’ennemi de l’intérieur conduit à une militarisation de la pensée. Dans la rénovation urbaine et dans les politiques de la ville en général, il y a des implicites de contrôle social : comment construire et rénover afin de mieux maîtriser, contrôler, afin d’éviter qu’une auto-organisation, quelque chose de non maîtrisable puisse nous échapper.

Deux dates-clés. 2007 : la création du ministère de l’immigration et de l’identité nationale. 2009 : le débat sur l’identité nationale. Vous parlez à ce moment-là de la chute d’un verrou idéologique issu de la lutte contre le nazisme. Vous pouvez détailler ?

3Dans la société française, la victoire contre le nazisme a d’abord pris comme traduction la victoire contre la forme française du nazisme et son incarnation, le Maréchal Pétain. L’argumentaire de Pétain, c’était : « Si nous avons perdu la guerre, c’est parce que nous avons oublié notre identité nationale, à cause des gauchistes, du Front populaire de 1936 ». Ceux qui ont soutenu Pétain préféraient Hitler au Front populaire : c’était le slogan qu’ils mettaient en avant. Pour eux, le Front populaire avait trahi l’identité nationale. Les jeunes étaient devenus décadents parce qu’ils avaient oublié les grandes valeurs traditionnelles : travail, famille, patrie. Après 1945, des gaullistes aux communistes et dans tous les secteurs de la société, la vigilance était grande autour des réflexions sur la nation. On ne voulait surtout plus de culte de l’identité nationale qui renverrait à la tentation d’une « pureté » de l’identité. Mais en 2007 puis en 2009, aux deux dates-clés que vous avez citées, une droite décomplexée est réapparue en reprenant ce concept pour le mettre au cœur de la crise. Ce n’était plus l’économie ou les gouvernements qui étaient au cœur de la crise, mais la sous-estimation, l’oubli de l’identité nationale, de ses valeurs, de ses caractéristiques transhistoriques. Il fallait donc reconquérir cette identité, la remettre en avant. Que les jeunes réapprennent les grandes valeurs, que les immigrés cessent de revendiquer leurs différences, rentrent dans le moule ou s’en aillent. Avec la mise en avant de l’identité nationale par le chef de l’État, on renoue avec ce qui était devenu un verrou idéologique nécessaire. Car à chaque fois qu’on découvre à quoi mène une théorie dangereuse, mettre un verrou idéologique permet d’éviter qu’elle ne revienne. En sautant sur l’identité nationale, Nicolas Sarkozy a cassé un verrou idéologique anti-fasciste.

À chaque fois que l’État tente de définir l’identité nationale, c’est donc fasciste ?

4Absolument. L’identité nationale ne peut pas être l’objet d’une définition étatique, car elle est en mouvement permanent. Une définition sociologique serait : « l’ensemble des caractéristiques communes qu’acquièrent ceux qui vivent ensemble sur un même territoire ». Par définition, c’est en mouvement : toute nouvelle vague migratoire ou toute nouvelle question de société vient modifier cette identité. Vouloir la figer dans une définition étatique, c’est enlever la vie, c’est poser une norme excluante conduisant à la définition d’ennemis de la société. L’identité nationale peut être un objet de sociologie. On peut voir comment elle évolue, ses contradictions, comment un nouvel élément social, par exemple l’évolution du droit des femmes, vient la modifier. On peut avoir des débats sur le « souhaitable », et c’est l’enjeu de tous les débats politiques. Quand les partis politiques proposent des projets de société, ils proposent aussi des orientations pour le vécu commun et donc pour l’identité nationale. Mais vouloir la définir étatiquement, vouloir poser une norme, c’est figer l’histoire d’une société. C’est toujours au profit d’une catégorie, et au détriment d’une autre.

Vous opposez, dans le livre, deux conceptions de l’identité nationale : l’une historique et matérialiste, l’autre essentialiste et culturaliste.

5Sur tous les débats concernant la nation, l’identité nationale, la culture, il y a deux grands modes d’approche aux enjeux sociaux complètement contradictoires. Une première manière de définir la nation, l’identité et tout ce champ sémantique, c’est de le définir comme si c’était une essence. Une réalité qui aurait existé depuis la nuit des temps et qui se serait transférée de génération en génération. Cette définition pose inévitablement une politique en termes de pureté, puisque toute dégradation de l’essence est posée comme négative. Ce qui engendre des politiques réactionnaires, pour tenter de revenir au « passé ». Cette logique fonde tous les racismes, selon l’idée qu’il y a des différences essentielles entre les êtres humains. Et ça peut aller jusqu’au nazisme, qui tire des conclusions politiques de cette hiérarchie des essences. La seconde manière de concevoir l’identité est selon moi plus scientifique et plus réelle : une identité qui serait production des êtres humains. Autrement dit, il n’y aurait pas une « essence belge » et une « essence française », mais une production historique de Belgité, une production historique de Francité. Produites par les épreuves économiques, politiques, climatiques que les habitants d’un territoire ont eu à surmonter. Ce sont donc des corpus de valeurs, de savoir-faire qui vont constituer une identité. Selon cette logique, il ne devrait pas y avoir de différence de droits entre un étranger et un français : à partir du moment où ils habitent sur le même territoire, ils ont la même identité nationale. Au-delà de leur carte d’identité, ce qui va faire leur réflexe à un évènement, c’est leur socialisation avec d’autres sur un même territoire. Cette seconde conception de l’identité pousse inévitablement au combat vers toujours plus d’égalité. C’est un combat de long terme : repérer en quoi cette communauté de vie, produisant une communauté de réflexes, nécessite une communauté de droits, indépendamment des critères de sexe, d’âge, d’origine. Il y a un enjeu énorme, celui du type de société qu’on veut. On peut vouloir définir l’identité nationale de manière essentialiste, comme Sarkozy, et rechercher les vrais Français, ceux qui ont gardé cette essence. On peut aussi la définir de manière historique et matérialiste, et se questionner sur l’histoire que l’on veut constituer ensemble, en construisant l’égalité.

Il s’agit donc de recadrer le débat vers les identités sociales plutôt que nationales.

6Absolument. Une des fonctions idéologiques de l’identité nationale est de masquer l’existence de plusieurs identités sociales en confrontation, les clivages de classe. Le discours sur l’identité nationale a été forgé à un moment spécifique de l’histoire de France : la 3ème République. C’est un moment qui suit plusieurs grands mouvements révolutionnaires. 1789, la révolution anti-féodale la plus radicale du monde entier. 1793, lorsque cette révolution va encore plus loin et exige l’égalité sociale. 1830, les manifestations d’ouvriers, les émeutes à Paris, les barricades. 1848, la commune de Paris, la première expérience d’un pouvoir égalitaire. Dans ce pays plus qu’ailleurs, la classe dominante a eu peur de la mobilisation sociale. Alors la 3ème République va tenter une opération, largement réussie, de nationalisation des consciences. L’identité nationale, le sentiment de supériorité du français, une essence supérieure aux autres, va être mise en avant pour que les clivages de classes qui menaçaient le pouvoir soient relégués derrière la fierté d’être français, derrière une supériorité sur le reste du monde. Cette fierté va être propagée dans les manuels scolaires, sur les cartes postales, dans les chansons populaires. Pour moi, cela explique le peu d’opposition à la colonisation, à l’époque. Cette nationalisation des consciences a été assez loin pour que la gauche considère la colonisation comme un bienfait, une aide à la civilisation des peuples arriérés. Ils avaient tout à gagner à ce qu’on leur amène, qu’on leur impose notre identité. Nous payons encore aujourd’hui cette opération. Il n’y aura pas de gauche réelle dans ce pays tant qu’il n’y aura pas rupture avec ce hold-up de la classe dominante. Un hold-up sur les identités sociales visant à les remplacer par une identité nationale unique, qui nous réunirait tous, patrons, ouvriers, riches et pauvres.

C’est cela que vous appelez l’ethnicisation de la question sociale ?

7Exactement. À partir du moment où l’on pense en termes d’essence, qu’on place cela au centre d’une société, on ne parle plus de classes sociales. La question sociale ne s’explique plus par des divergences d’intérêts entre dominants et dominés. On va l’expliquer par des facteurs culturels, ethniques. On nous dira « les banlieues ont explosé en novembre 2005, non pas parce qu’il y avait de la pauvreté, de la précarité, des discriminations racistes ou de la relégation, mais parce qu’il y a la polygamie ». On présente comme analyse, sans aucun problème, que quelques milliers de familles polygames suffisent à faire exploser 400 quartiers pendant 21 jours. C’est une cause culturelle, à d’autres moments elle sera ethnique, qui permet d’expliquer une question sociale. Et c’est ce qui se passe depuis 30 ans. Les jeunes Français issus de l’immigration n’ont pas les mêmes chances et opportunités d’emploi que leurs voisins non issus de l’immigration ? On dira que c’est parce qu’ils ne sont pas intégrés. On éjecte l’idée de fonctionnement inégal de la société pour porter la faute, la responsabilité sur les victimes.

Dans son ouvrage « les identités meurtrières », Amin Malouf avance l’idée que la revendication identitaire est aussi une stratégie de défense face à une stigmatisation.

8Sur cette idée, je reviendrai sur la pensée de Franz Fanon, un auteur qu’il faut absolument redécouvrir. Il détaille trois temps de la dynamique identitaire d’un sujet ou d’un groupe social en situation de domination. Le premier moment, c’est quand la domination amène le dominé à avoir honte de lui-même. Il va considérer que ses propres dimensions identitaires sont inférieures et expliquent ses difficultés. À chaque fois qu’on explique culturellement, ethniquement de manière dominante, on détruit des personnes. Les moins solides en viennent à se considérer comme nuls, ils intériorisent le stigmate, finissent par penser que leur infériorité est réelle, et non pas construite idéologiquement. Cette logique engendre des comportements tels que le blanchiment de la peau ou la francisation des prénoms, afin de se rendre « invisible ». Ce premier moment n’est pas tenable, car le but de ce discours n’est pas l’égalité. Il tend au contraire à justifier l’inégalité. La personne n’est jamais assez blanche, jamais assez invisible. Elle doit toujours faire la preuve de son intégration. Quels que soient les efforts faits, l’égalité n’est jamais au rendez-vous. Et cette impasse conduit à son exact inverse : la réappropriation du stigmate. C’est l’une des premières formes de résistance, de refus de la domination. Quand les mouvements féministes du 20ème siècle sont devenus revendicatifs, on a traité les féministes de salopes. Ça a donné le « manifeste des salopes ». De la même façon, on ne peut pas comprendre l’émergence d’un mouvement comme celui des Indigènes de la république sans avoir en tête cette réappropriation du stigmate. Prendre ce qui vous salit et le valoriser comme étant un signe du positif. Cette première phase de résistance permet à la personne d’être moins détruite psychologiquement, mais elle ne transforme pas la situation. D’où la 3ème phase mise en avant par Frantz Fanon : le combat politique pour l’égalité permettant non pas de transformer les identités, mais de créer un rapport d’égalité entre les identités.

Vous présentez l’identité nationale comme une instrumentalisation qui légitime l’existence de discriminations systémiques. Comment s’opère cette légitimation ?

9À partir du moment où je ne regarde pas mon voisin qui a pourtant exactement les mêmes caractéristiques sociales que moi, que je considère qu’il ne fonctionne pas comme moi, je considère qu’il est légitime de ne pas le traiter comme moi. Les comportements de mon voisin Mohammed ne seraient pas à base sociale, mais à base ethnique et culturelle. Il serait donc justifié que nous n’ayons pas les mêmes droits. C’est toute la logique de la préférence nationale, inscrite dans notre constitution. C’est bien beau de taxer le front national de vouloir mettre en avant la préférence nationale. Dans notre constitution, il est écrit que certains emplois sont réservés aux Français. « Tous les habitants d’un territoire ont accès à tous les emplois » n’est écrit nulle part. Pourquoi ? Parce qu’on va considérer que s’ils occupent certains emplois, il y a danger pour la nation. Que si on leur donne un emploi de la fonction publique, ils vont peut-être fonctionner à partir de l’intérêt de leur pays d’origine et non pas de celui de la « nation française ». À nouveau, on globalise, comme si un ouvrier marocain avait les mêmes intérêts que le roi ou qu’un ouvrier français avait les mêmes intérêts que Sarkozy. Moi j’ai le raisonnement exactement inverse. Quelqu’un qui serait fonctionnaire, même avec une carte de résidence, raisonnerait d’abord à partir de ses propres intérêts.

Cette préférence nationale n’a-t-elle pas pour visée principale la baisse des chiffres nationaux du chômage ?

10Bien sûr, ces préoccupations existent. Mais le simple fait de prendre une règle de droit à partir d’un critère de nationalité, d’ethnie ou d’origine ouvre la porte à une logique discriminatoire. Les sociétés humaines ont un fonctionnement logique. Quand on pose un critère, on peut ne pas aller jusqu’au bout de ses conclusions, mais on ouvre la porte à toutes ses possibles. Je suis persuadé que l’une des raisons pour lesquelles le FN s’enracine en France est la survivance de la logique de Pétain, dans des partis ou des textes qui n’ont pourtant rien à voir avec le FN. N’oublions pas que c’est Pétain qui a donné valeur de loi à la préférence nationale.

Vous écrivez que l’identité nationale n’est ni un problème ni une question, mais une réponse. Une réponse à quoi ?

11Quelle que soit la nature d’une identité nationale à un moment donné, elle est toujours un résultat. Même au temps de Pétain, l’identité nationale n’était pas un problème en soi, elle était un résultat. Résultat de la société française, de ses rapports de force, de la répression du mouvement ouvrier. Si on confond le problème avec le résultat, on ne s’attaque pas au problème. Quels sont les intérêts sociaux, économiques, politiques qui ont conduit l’identité nationale à prendre telle ou telle forme ? Aujourd’hui, toutes les réformes ultra-libérales, toutes les attaques sans précédent contre les conditions de vie et les droits acquis depuis 1945 vont venir modifier l’identité nationale. Dans quel sens ? Celui d’une hiérarchisation plus grande de la société. S’il n’y a pas réaction, on verra toute une partie de la société intégrer l’idée de responsabilité, de culpabilité même du pauvre sur sa situation. On verra s’enraciner l’idée qu’il y a des Français moins bons que d’autres, que l’identité nationale serait stratifiée. Pour l’instant, ces strates sont décrites dans les discours comme ethniques. Demain, seront-elles sociales ? On le voit déjà se dessiner : c’est l’idée que les bénéficiaires du RSA sont avant tout des fainéants. C’est cela qui définit l’identité nationale : le combat qu’on mène pour donner à une société l’orientation que l’on souhaite. Ce qu’est l’identité nationale à un moment donné est toujours le résultat de ces rapports de force.

Marx se demandait « À qui profite le crime ? ». Même question à propos de la définition de l’identité nationale.

12Le crime, c’est de diviser ceux qui ont intérêt à être unis et d’unir ceux qui ont intérêt à être divisés. À qui cela profite-t-il ? Bien entendu, à la classe dominante. Ceux qui mettent en place des réformes renforçant les inégalités sociales, ceux qui enrichissent les plus riches et appauvrissent les plus pauvres. Ce sont eux qui ont besoin de diffuser des idéologies masquant la réalité. Si elle apparaissait telle quelle, la révolte sociale gronderait. Pour que cela n’arrive pas, il faut présenter la réalité comme émanant d’ailleurs : des immigrés, de leurs enfants, des pauvres, des « assistés ».

Les primaires du PS ont eu lieu récemment. Que penser de la position de François Hollande, propose-t-il une alternative en termes de lutte contre les discriminations ?

13Dans les propos, on a pu constater une vacuité complète sur la question des discriminations. Ce silence assourdissant de la gauche est inquiétant, compte tenu de l’état des recherches, qui ont heureusement brisé ce silence depuis une vingtaine d’années. La seule explication qu’on peut trouver, c’est la peur de s’emparer de questions qui fâchent sous peine de faire monter le FN. Ce silence sur les discriminations m’inquiète à propos du droit de vote des résidents étrangers. La France risque d’être un des derniers pays en Europe à accorder le droit de vote à ses résidents étrangers, malgré les promesses faites depuis 1981. La gauche ira-t-elle cette fois au bout de sa promesse ? Nul doute que le FN surfera sur la question, et que les pressions seront fortes, y compris de la part de la droite classique. Alors si le PS n’est déjà pas au clair sur la question des discriminations, cela m’inquiète un peu.

14Le PS a peur de s’engager sur des thèmes qui feront gonfler le FN. Il choisit plutôt de flirter avec la droite en prenant le chemin de la sécurité. On a pu le voir pendant les primaires, avec entre autres, Martine Aubry à Marseille. La hiérarchie des thèmes et des problèmes adressés à une société est un combat crucial. Ce combat, la droite le mène de manière claire et nette. La sécurité fait partie de son ordre prioritaire. À chaque fois que le PS reprend un aspect de l’ordre prioritaire de la droite, il entre dans sa logique, et ne propose plus d’alternative. Qu’est-ce que la sécurité ? Historiquement, la gauche devrait la définir comme la capacité pour une société de protéger ses citoyens de la précarité alimentaire, du mal-logement, des atteintes aux biens et aux personnes. Limiter la question de la sécurité à l’aspect « biens et personnes », en le dramatisant, c’est une autre manière de masquer ce qu’est la « sécurité sociale » au sens large. Et à chaque fois que la gauche accepte cet ordre des priorités, elle perd son âme.

Dans votre ouvrage, vous décortiquez les logiques de construction de « l’identité nationale » en France. Retrouve-t-on les mêmes mécanismes à l’échelle européenne ?

15 Sur la question européenne, c’est la même chose. L’aborde-t-on de manière essentialiste ou matérialiste ? Dans la vision essentialiste, on considérera que « quelque chose réunit les Européens, qui les différencie des autres ». Et c’est sur cette base-là qu’a été bâtie la communauté européenne. C’est pour cela que je m’y suis toujours opposé. Non pas par volonté de repli frileux de chaque nation sur elle-même, bien au contraire, mais à cause de la manière dont la question a été posée dès le début. Les discours sur le cœur franco-allemand qui définit l’Europe, la demande d’inscription de l’identité chrétienne dans la constitution européenne, etc. Depuis le début, on tente de nous présenter l’Europe comme la fin des égoïsmes nationaux alors qu’en réalité, il s’agit de la construction d’une « essence européenne ». On a repris toutes les tares de la vision essentialiste, en les projetant à l’échelle européenne. Cette Europe-là ne peut pas apporter de progrès social ni d’égalité. L’Europe, ça se construit par la vie quotidienne. Il faudrait développer les rapports entre les peuples, les règles d’égalité. C’est lorsqu’une identité est devenue commune qu’elle peut être reconnue comme commune. Elle ne peut pas être « proclamée commune », faute de revenir à une vision essentialiste.

16L’Europe s’est tout de même construite contre le nazisme, contre cette vision essentialiste de la nation. On peut très bien avoir des constructions historiques bâties contre un fléau, mais qui reproduisent ce fléau. C’est exactement ce qui s’est passé avec l’Europe. La prise de conscience du nazisme a engendré une vigilance face aux égoïsmes nationaux. Mais en remplacement de ces égoïsmes nationaux, on a construit un égoïsme européen : c’est un peu le même processus. On retrouve la même logique dans l’évolution des théorisations racistes. Les combats anti-nazi et anti-colonial ont décrédibilisé le racisme biologique. Ils ont mis en évidence qu’à partir du moment où on hiérarchisait les personnes à partir de soi-disantes caractéristiques biologiques, on courait à la catastrophe. Mais cela n’a pas mené à la disparition du racisme. Cela a mené à sa transmutation en une nouvelle forme : le racisme culturel. Plus personne, ou presque, ne dit qu’il y a des différences biologiques entre les êtres humains. Par contre, on pose des différences culturelles, hiérarchisées. On a rompu avec une forme du racisme sans rompre avec le racisme. On peut rompre avec une forme d’essentialisme national pour produire un essentialisme européen.

Ce livre regroupe plusieurs de vos articles, écrits depuis 1991. Pourquoi ce choix de retour chronologique ?

17J’ai écrit un article il y a deux ans, « La France, autopsie d’un mythe national », pour tenter de penser et théoriser tous ces débats sur la nation et l’identité nationale. Mais je pensais intéressant de montrer que ces modes de pensée ne sont pas apparus d’un seul coup, avec Sarkozy. C’est bien une construction historique, par petites touches, qui a conduit la logique à devenir dominante et à apparaître comme naturelle. C’est parce que l’on n’a pas réagi de manière assez forte quand on a commencé à modifier le Code de la nationalité qui portait déjà, il y a 20 ans, ce retour de l’essentialisme. On a perçu des évolutions négatives, mais on ne les a jamais considérées comme un véritable retour à l’essentialisme. Avec des articles datés, je voulais montrer cela, et expliquer comment on en est arrivés à la situation actuelle. Les sociétés fonctionnent un peu comme ces grenouilles que l’on plonge dans une eau que l’on réchauffe progressivement, et qui ne perçoivent pas le réchauffement, jusqu’à ce qu’elles meurent, ébouillantées. Au moment où l’on devrait se réveiller, il est trop tard, car on a laissé se construire cette logique-là.

Pour citer ce document

Saïd Bouamama, « La manipulation de l’identité nationale : du bouc-émissaire à l’ennemi intérieur », in, Les Figures de la Domination [En ligne], mis en ligne le : 06/11/2012, URL : http://www.lesfiguresdeladomination.org/index.php?id=1018.
Quelques mots à propos de : Saïd Bouamama

Sociologue, chargé de recherches à l’IFAR


Edité le 05-05-2013 à 23:22:48 par Xuan


 
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