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Xuan
Un article d'Alain Bihr sur le non-développement du capitalisme en Chine, dans le Monde Diplomatique de Novembre
https://www.monde-diplomatique.fr/2019/11/BIHR/60915



Entre Pékin et l’Occident, hybridations et confrontations

Pourquoi le capitalisme n’est-il pas né en Chine ?


Plusieurs siècles avant l’Europe, l’empire du Milieu avait accumulé un capital marchand ; il connaissait des innovations technologiques et un essor du commerce. Pourtant, il a raté la révolution scientifique et industrielle qui a fait décoller l’Occident.

par Alain Bihr

Alors que certaines conditions favorables à la formation et au développement des rapports capitalistes de production ont commencé à s’accumuler en Chine plusieurs siècles, souvent, avant qu’elles n’apparaissent en Europe occidentale, alors que « les Chinois ont joui, pendant l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge, d’une avance technologique (1) » , pourquoi l’empire du Milieu n’a-t-il pas donné naissance au capitalisme ?

C’est du côté des rapports de production et de leurs spécificités au sein de la Chine impériale qu’il faut regarder pour déterminer les obstacles qu’a pu y rencontrer le (proto)capitalisme. Ainsi en va-t-il, en premier lieu, du régime de la propriété foncière. Que ce soit sous les Han (202 av. J.-C. - 220 ap. J.-C.), les premiers Tang (618-755) ou au début de la période Song (960-1279), le monopole impérial est clairement affirmé. Par la suite, l’appropriation privative de la terre s’est certes développée, sous la double forme de la possession domaniale « aristocratique » (entre les mains de la famille impériale et des familles alliées, des eunuques de la Cour impériale, des hauts fonctionnaires civils et militaires, du patriciat marchand) et de la possession parcellaire paysanne, sans que pour autant apparaisse une véritable propriété privée. Car, dans le premier cas, celle-ci ne déroge en rien au monopole impérial de la terre. L’entrée en possession d’un domaine, d’un ensemble de lots fonciers ou de redevances fiscales par les fonctionnaires est la contrepartie de leur service de l’État ; il s’agit donc d’un bénéfice (foncier ou fiscal), et non pas d’une appropriation privative à proprement parler. Les possessions foncières des eunuques ou des hauts fonctionnaires sont des gratifications impériales par définition précaires : l’empereur qui les a concédées, ou son successeur, peut parfaitement les annuler du jour au lendemain. Si celles des membres des familles princières sont en principe plus stables (théoriquement héréditaires), c’est malgré tout à leur position ou à leurs relations au sommet de l’appareil d’État qu’ils en doivent le privilège : une révolution de palais et a fortiori une rupture dynastique peuvent les leur faire perdre.

Quant aux familles paysannes, elles ne sont pas davantage propriétaires de leur parcelle, dont elles ont l’usufruit, garanti par l’État impérial qui la concède — un droit à en user et à la faire fructifier, qui peut se transmettre de génération en génération, qui peut même éventuellement s’aliéner. La propriété éminente du sol demeure cependant entre les mains de l’État seul, qui exige en contrepartie l’acquittement de redevances en travail (corvées, service militaire), en nature (sous la forme d’une partie des récoltes) ou en espèces, et qui, seul, peut en principe exproprier la famille paysanne dès lors qu’elle ne remplit plus ses devoirs.

Une deuxième série d’obstacles est à chercher du côté des entraves à l’accumulation du capital marchand, ainsi qu’à la formation de la bourgeoisie marchande en classe sociale. La Chine impériale n’aura rien connu de semblable aux chartes urbaines affranchissant les municipalités européennes de la tutelle des pouvoirs féodaux ou monarchiques, souvent conquises de haute lutte contre ces derniers. Les villes y sont restées placées sous la tutelle du pouvoir impérial et de son mandarinat : elles ont été administrées par des agents du pouvoir central, leur fonction première étant d’être le siège des autorités, n’accordant aucun droit de se mêler de leur gouvernement aux guildes des marchands ou aux corporations des artisans qui ont pu s’y former.

Le négoce, une activité déshonorante
De plus, contrairement, là encore, à ce qui va se passer dans l’Europe des Temps modernes, le capital marchand et la bourgeoisie n’ont bénéficié d’aucun soutien du pouvoir impérial, bien au contraire. Celui-ci a limité leur champ d’action par ses propres monopoles commerciaux et industriels (portant selon les époques sur le sel, l’alcool, le thé, les mines, le commerce extérieur) ainsi que par des interdictions périodiques faites aux commerçants et négociants d’acquérir des propriétés foncières ou d’occuper des emplois publics — même si les détournements et contournements de ces limitations ont été fréquents. Le pouvoir impérial s’est constamment méfié du commerce, intérieur et plus encore extérieur ; il a surveillé et contrôlé de près l’activité des commerçants chinois, et plus encore étrangers. Aussi n’a-t-on jamais vu s’esquisser en Chine l’équivalent de politiques mercantilistes destinées à favoriser la formation et l’accumulation de capital marchand ou industriel, comme ce sera le cas en Europe à partir du XVIe siècle (2).

Enfin, la culture impériale chinoise est restée résolument hostile à la pratique du commerce (de marchandises ou d’argent), à l’enrichissement par son biais et, par conséquent, à l’accumulation de capital marchand. Le confucianisme enseigne en effet que le commerce est une activité déshonorante, même si elle peut être nécessaire au ravitaillement des grandes villes et des armées en produits de première nécessité. Dans la hiérarchie des ordres qu’il établit, les commerçants occupent la dernière des quatre positions, derrière les lettrés, les agriculteurs et les artisans. Et, de tous les commerces, le commerce extérieur est le plus méprisable, puisqu’il revient à reconnaître que la Chine n’est pas autosuffisante, ce qui constitue un affront pour la dignité impériale.

L’ensemble des éléments précédents renvoie au caractère finalement secondaire de l’échange marchand dans l’économie de la Chine impériale. Si la croissance des forces productives agricoles et industrielles est susceptible d’alimenter de puissants courants d’échanges, tant internes qu’externes, ceux-ci ne sont pas absolument indispensables à son équilibre socio-économique. D’où l’autarcie relative caractérisant la commune rurale chinoise, qui n’a que très marginalement besoin d’échanges avec l’extérieur, même si ceux-ci peuvent lui être bénéfiques.

Au plus fort de l’ouverture de la Chine sur l’Asie maritime, sous les Song du Sud, dans le Fujian, l’une des régions les plus polarisées par cette ouverture, l’industrie céramique produisant exclusivement pour l’exportation ne faisait vivre que 2 % des familles (3).

Tout cela forme évidemment contraste avec le développement précoce, sous les Tang, d’une diaspora marchande chinoise tout autour des mers de Chine et même de l’océan Indien, qui prendra à partir des Song une place prédominante dans le commerce de l’Asie maritime orientale. Mais il est symptomatique que ce soit hors de la Chine impériale que les talents marchands et les tropismes capitalistes chinois aient trouvé l’occasion et les moyens de s’exprimer pleinement.

Une troisième série d’obstacles entrave plus largement le développement du capital. D’abord, le monopole impérial de la propriété. Tout bien, quelle qu’en soit la nature (foncier, immobilier ou mobilier), même s’il peut être la possession héréditaire d’un lignage, reste en dernière instance la propriété éminente du seul empereur, donc, en définitive, de l’État. Il n’est pas rare de voir le pouvoir et ses agents procéder à des réquisitions, justifiées pour les unes (pourvoir aux besoins des forces armées, par exemple), arbitraires pour bien d’autres (pots-de-vin exigés ou exactions exercées par des fonctionnaires) ; monnayer leur statut de propriétaire foncier, de haut fonctionnaire ou tout simplement de personnage éminent pour exiger et obtenir des participations au capital d’entreprises commerciales ou industrielles (4) ; frapper les familles estimées trop riches, et par conséquent trop puissantes (notamment les familles marchandes), de lourdes contributions fiscales, les contraindre à des prêts forcés qui ne seront pas nécessairement remboursés, voire les exproprier purement et simplement. Cela explique l’empressement du patriciat marchand à mettre une partie de sa fortune à l’abri à travers des donations à des monastères ; mais cela a sans doute aussi refroidi sa passion pour l’accumulation du capital.

Pas d’autonomie de la société civile
Cette absence de véritable propriété privée explique que la Chine impériale n’ait pas connu de droit civil, même si des relations contractuelles entre « propriétaires » (propriétaires fonciers, capitalistes marchands ou industriels, etc.) se sont développées. Codifié sous les Tang (entre 624 et 657), le droit est resté uniquement pénal, la hiérarchie des infractions étant définie par celle des peines, proportionnées à la gravité de l’acte, mais aussi à la personne de son auteur, à rebours du principe d’égalité entre l’ensemble des sujets de droit.

Il existe une restriction plus radicale encore : celle de l’autonomie individuelle. L’individu tout entier reste prisonnier de ses obligations familiales et lignagères, tout comme, bien évidemment, de ses devoirs envers l’État impérial, strictement codifiés et contrôlés. Ces restrictions s’expliquent moins par le contrôle policier (depuis les Tang, toutes les dynasties ont entretenu une police politique) et par la réglementation tatillonne de l’État que par l’extrême ritualisation de la vie sociale, notamment sous l’influence du confucianisme, qui redouble le maillage étatique ainsi que l’encadrement familial et lignager en érigeant l’obéissance des individus en vertu majeure.

La formation du capital industriel va se heurter à deux obstacles spécifiques supplémentaires. Le premier concerne le statut juridico-économique de la force de travail — qui n’est jamais que le pendant de celui de la propriété des moyens de production. La main-d’œuvre est en principe à la libre disposition des gouvernants, de leurs officiers et des titulaires de possessions ou de bénéfices fonciers (ce sont bien souvent les mêmes). Le second tient à son abondance, voire à sa surabondance. Elle va donc entreprendre toute une série de travaux collectifs d’une envergure exceptionnelle : la construction et l’entretien d’un immense réseau des canaux de régulation des eaux et de navigation intérieure, des fortifications (comme la Grande Muraille), des palais impériaux, des ponts et des chaussées, etc.

La conséquence en est qu’on n’est guère porté à l’économiser. D’où le fait que, jusque sous les Ming (1368-1644) et les Qing (1644-1911), le principal moteur auquel continueront à recourir l’agriculture et l’industrie chinoises restera encore l’homme. C’est souvent l’homme (ou la femme) qui tracte l’araire ou la charrue dans la rizière, de même que c’est souvent l’homme qui porte les gens (cf. les fameuses chaises à porteurs chinoises qui transportent les marchands ou les mandarins entre des villes distantes de centaines de kilomètres), qui pousse ou tire les véhicules (le long des chemins de halage tout comme sur les routes). On est encore plus surpris par la sous-utilisation des moteurs mécaniques (moulins à eau, moulins à vent) par une Chine qui, pourtant, possède souvent une avance considérable sur l’Europe en la matière.

De plus, la société des Ming et des Qing restera dépourvue de ces réseaux de sociétés savantes et de correspondances interpersonnelles à travers lesquels les intellectuels européens, de la Renaissance aux Lumières, confronteront leurs résultats, leurs hypothèses, leurs théories, partie intégrante d’une discussion publique plus large. Ce qui fait ici défaut, ce sont (une nouvelle fois) l’autonomie de la société civile, étouffée par le conservatisme et l’autoritarisme du mandarinat lettré, répétant incessamment ses classiques, hostile a priori à toute innovation, tout comme, plus largement, l’existence en Chine d’une tradition délibérative au sein d’un espace public (5).

Enfin manquait la capacité de la science chinoise à s’ouvrir spontanément à l’apport de la science occidentale, alors même que l’occasion lui en est offerte par l’arrivée, dès la fin du XVIe siècle, d’intellectuels occidentaux, sous la forme de missionnaires jésuites. Il est probable aussi que ce peu de curiosité à l’égard de la science européenne s’explique pour partie par la conviction de la supériorité chinoise, en dépit des multiples preuves du contraire administrées sous le règne des grands empereurs Qing.

On peut finalement avancer l’hypothèse globale suivante : en se fermant au commerce extérieur maritime dans la première moitié du XVe siècle, la Chine impériale a laissé passer sa chance historique de voir se parachever en elle les rapports capitalistes de production qui avaient commencé à s’y former. C’est là sans doute le grand tournant de son histoire, la décision qui va conduire à stériliser bon nombre de ses acquis antérieurs et à lui faire progressivement perdre son avance historique. Car il ne fait pas de doute que son expansion commerciale et éventuellement coloniale autour des deux mers de Chine (vers la Corée, le Japon, les Philippines, l’Indochine) et vers l’océan Indien (les Indes et l’Afrique) — tous phénomènes qui ont commencé à se développer entre la seconde partie de l’époque Song et les premiers temps de l’époque Ming (par exemple les expéditions de Zheng He (6)), soit entre deux et quatre siècles avant l’extraversion européenne — aurait eu des « vertus » identiques à celles qu’une semblable expansion va produire en Europe au cours des siècles suivants.

Alain Bihr

Professeur honoraire de sociologie à l’université de Franche-Comté. Ce texte est extrait du tome 3 de son ouvrage Le Premier Âge du capitalisme (1415-1763). Un premier monde capitaliste, Page 2 - Éditions Syllepse, Lausanne-Paris, 2019.

(1) Robert Temple, Le Génie de la Chine. Trois mille ans de découvertes et d’inventions, Éditions Picquier, Arles, 2000.

(2) Lire « Une autre histoire du mercantilisme », Le Monde diplomatique, mai 2019.

(3) Billy Kee Long So, « Logiques de marché dans la Chine maritime. Espace et institutions dans deux régions préindustrielles », Annales. Histoire, sciences sociales, no 6, Paris, 2006.

(4) Teng T’o, « En Chine, du XVIe au XVIIIe siècle : les mines de charbon de Men-t’ou-kou », Annales. Économies, sociétés, civilisations, no 1, 1967.

(5) Geoffrey Lloyd, « Cognition et culture : science grecque et science chinoise », Annales. Histoire, sciences sociales, no 6, 1996.

(6) Entre 1405 et 1433, l’amiral Zheng He (1371-1433) a conduit une série de sept grandes expéditions maritimes, abordant différentes côtes de l’Asie du Sud-Est, de Ceylan et du Malabar, avant d’atteindre le golfe Arabo-Persique, puis la mer Rouge et les côtes africaines jusqu’au Mozambique.
 
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