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Xuan
Nathan Sperber critique le livre de Marie Claire Bergère :

Capitalisme chinois, quel es-tu ?


Un stéréotype en a-t-il simplement chassé un autre ? Oui, sans doute, et pourtant, sous les formules choc et les catégorisations lapidaires se cachent des interrogations bien réelles et essentielles : en quoi l’intégration du politique et de l’économique en Chine populaire la distingue-t-elle du capitalisme avancé de l’Occident, des économies postsocialistes et des autres pays émergents ? Comment distinguer entre ce qui, au sein de la panoplie du dirigisme chinois, constitue des traits stables et pérennes et les pratiques qui, à l’inverse, ne sont que passagères, transitionnelles ? En somme, comment élucider la differentia specifica de l’économie politique chinoise ?
Essayons de suivre Marie-Claire Bergère.

Michel Peyret

Marie-Claire Bergère, Chine: le nouveau capitalisme d'État
Paris, Fayard, 2013, 310 p.
Nathan Sperber



1-Nous constatons, depuis quelques années, une évolution marquée du paradigme d’interprétation dominant adopté en Occident vis-à-vis de l’économie chinoise. Jusqu’à récemment, le gros des discours semblait axé sur la notion de libéralisation. Étude après étude, la transition de l’ordre socialiste à la société de marché était exhibée, scrutée, disséquée. Or cette thématique de la libéralisation des structures et des pratiques, nécessaire mais peut-être aussi trop évidente aujourd’hui, laisse de plus en plus la place à son contraire, à savoir la mise au jour d’un dirigisme économique allant des entreprises publiques au contrôle du crédit en passant par les subventions industrielles et la monnaie.

2-Sans doute les effets de la crise économie globale, vécue comme crise de confiance du capitalisme libéral, se font sentir ici, de même que l’ascension difficilement résistible des entreprises d’État chinoises au sein des classements Forbes et Fortune des plus grands groupes mondiaux. En 2010, le livre de Ian Bremmer, The End of the Free Market , annonçait la rivalité de deux systèmes : le « capitalisme de marché » des pays occidentaux versus le « capitalisme d’État » d’une poignée de pays émergents dont la Chine en position de primus inter pares. Percutant à défaut d’être subtil, l’ouvrage de Bremmer a pu jouer un rôle de catalyseur médiatique en bénéficiant des relais offerts par la presse économique de langue anglaise. Depuis, cette expression de « capitalisme d’État » a fait partout son retour en force et sert à désigner ce complexe politico-économique chinois, à première vue si insolite.

3-Un stéréotype en a-t-il simplement chassé un autre ? Oui, sans doute, et pourtant, sous les formules choc et les catégorisations lapidaires se cachent des interrogations bien réelles et essentielles : en quoi l’intégration du politique et de l’économique en Chine populaire la distingue-t-elle du capitalisme avancé de l’Occident, des économies postsocialistes et des autres pays émergents ? Comment distinguer entre ce qui, au sein de la panoplie du dirigisme chinois, constitue des traits stables et pérennes et les pratiques qui, à l’inverse, ne sont que passagères, transitionnelles ? En somme, comment élucider la differentia specifica de l’économie politique chinoise ?

4-Il faut donc se féliciter que Marie-Claire Bergère ait choisi de consacrer son dernier livre au rôle de l’État dans l’économie chinoise aujourd’hui. Fluide, accessible, érudit, l’ouvrage adopte la thèse du « capitalisme d’État » comme point de départ afin de dresser, au fil des chapitres, un portrait plus panoramique de l’ordre social chinois, vu au prisme de la domination – économique, politique, idéologique – du Parti communiste chinois (PCC).

5-L’introduction, adéquatement intitulée « La fin des grandes illusions », donne le ton : présupposer une tendance naturelle à la libéralisation en Chine, aussi bien dans le domaine économique que politique, « implique un déterminisme qui n’a rien à envier à celui du schéma marxiste » (p. 11). Le livre entre ensuite en matière avec une courte rétrospective de trois décennies de réformes économiques (chapitre 1) puis une description des rouages essentiels du « capitalisme d’État » chinois actuel (chapitre 2). Bergère insiste particulièrement sur ces « champions nationaux » que sont les entreprises d’État de niveau central – nominalement sous la coupe de la CSGAP1 – ainsi que sur la forte croissance des investissements publics à la suite du plan de relance de fin 2008, un phénomène désigné en Chine par la formule guo jin min tui , « l’État avance, le privé recule ». Les chapitres 3 et 4 nous ramènent en terrain plus familier pour Bergère, avec la situation du secteur privé face au capitalisme d’État. Le monde hétérogène, fragmenté, souvent subalterne, des entrepreneurs chinois est décrit avec finesse, et la thèse forte de la bourgeoisie absente – « on ne trouve en Chine ni bourgeoisie triomphante, ni bourgeoisie tout court » (p. 133) – est tout aussi probante qu’elle l’était dans Capitalismes et Capitalistes en Chine (2007) de la même auteure. Les deux chapitres suivants prennent la tangente de l’économie et se concentrent sur la question du régime. L’organisation interne du PCC est évoquée, de même que ses pratiques répressives à l’encontre du corps social – volet coercitif du rapport parti-société (chapitre 5). Sont ensuite explorées les stratégies de légitimation du pouvoir – volet consensuel du même rapport – avec un détour par la question du nationalisme (chapitre 6). Le chapitre 7 soumet à un regard critique les débats aujourd’hui en vogue sur l’existence d’un « modèle » de développement aux caractéristiques chinoises. Dans ce domaine le « consensus de Pékin », formule lancée par Joshua Ramo en 2004, semble être passé de mode au profit du « China Model », à la tonalité plus nationaliste et identitaire, donnant lieu à une floraison de publications académiques en Chine populaire. L’ouvrage se clôt avec un chapitre prospectif qui réaffirme l’« agilité institutionnelle » du régime (p. 283) et envisage, avec une circonspection sûrement louable, un scénario prudent d’« évolution du statu quo » à moyen terme.

6- Chine : le nouveau capitalisme d’État se veut surtout un tableau du présent, une histoire en temps réel des multiples facettes de l’autoritarisme chinois. Bien que l’auteure offre à quelques reprises des mises en perspective pénétrantes dérivées de ses recherches antérieures sur les couches commerçantes de la fin de l’empire et de la période républicaine, ces aperçus restent secondaires au propos. Au niveau des sources, c’est la synthèse de l’actualité récente qui prime. Ainsi la bibliographie en fin d’ouvrage regorge d’articles de presse (en particulier du New York Times ), sans pour autant lésiner sur les références plus spécialisées (dont, entre autres, Barry Naughton, Nicholas Lardy ou Huang Yasheng). Les lecteurs doivent être prévenus, cependant, de l’absence relative de données de première main.

7-Une autre mise en garde s’impose à propos de Chine : le nouveau capitalisme d’État : ce n’est pas le livre le plus abouti de son auteure sur le plan théorique, et loin s’en faut. Il semble plutôt qu’un choix conscient ait été fait de sacrifier l’élaboration conceptuelle à l’accessibilité, dans l’optique de produire un ouvrage susceptible d’intéresser et d’instruire un public relativement large. À ce titre, l’opération est réussie : malgré la densité du propos, la lecture reste toujours agréable, et ce notamment grâce à un art maîtrisé de la formule. Pour un lecteur non initié mais désireux d’en apprendre plus sur un sujet à l’actualité brûlante, ce livre offrira une riche moisson de connaissances et d’idées.

8-En revanche, pour ceux qui espéraient de Marie-Claire Bergère des lumières nouvelles sur un phénomène aujourd’hui amèrement sous-théorisé en sinologie, une certaine déception, inévitable, sera de mise. Le « capitalisme d’État » du titre, qui reparaît si souvent dans le texte, n’est jamais explicitement défini, et en conséquence demeure le terme impressionniste et galvaudé qu’il a été si souvent par le passé. Le mot même de « capitalisme » aurait mérité quelques précisions : ainsi nous apprenons que « le capitalisme n’a jamais été la forme dominante de l’économie chinoise réformée » (p. 102), mais le lecteur aura bien du mal à jauger la portée exacte de ce propos… à moins peut-être d’avoir lu Capitalismes et Capitalistes en Chine déjà mentionné.

9-Plus grave que les failles du lexique, un facteur de confusion conceptuelle se manifeste au sujet du rapport public-privé. Ainsi Marie-Claire Bergère semble osciller entre deux orientations incompatibles. D’abord, il y a certains passages qui sanctionnent, en apparence, une lecture dichotomique, et d’évidence simpliste, de ce rapport : ainsi l’expression réitérée d’« économie mixte », statique et dualiste par définition, ou l’affirmation un rien brutale que Huawei, le géant des équipements de télécommunications fondé par Ren Zhengfei, serait une « fausse compagnie privée » (p. 77). Or ce tableau dualiste et appauvri est fort heureusement contredit par l’auteure elle-même : « [a]bandonnons, pour un temps, notre logique cartésienne […] en Chine, tout ce qui n’est pas public n’est pas pour autant privé » (p. 79), puis « le capitalisme chinois se caractérise par […] l’enchevêtrement des statuts et le chevauchement des catégories » ( ibid. ). Nous retrouvons dans ce dernier extrait l’acuité à laquelle Bergère nous avait habitués dans ses travaux antérieurs. Il est seulement regrettable qu’elle n’ait pas pris, dans cet ouvrage-ci, l’espace nécessaire pour élaborer plus avant, sur le plan théorique, le sens du « public » et du « privé » dans l’économie chinoise.

10-Plus anodin, notons que l’on trouve dans le livre quelques inexactitudes et erreurs qu’un travail éditorial plus rigoureux aurait dû éviter. À titre d’exemple, Marie-Claire Bergère écrit que l’« économie grise […] représenterait 9,3 milliards de yuans (1,47 milliards de dollars) en 2010 » (p. 219) et ajoute à l’appui une référence au New York Times. Or il a bien existé un rapport du Crédit Suisse sur la question, rédigé par Wang Xiaolu et publié en 2010, mais le chiffre pour l’économie grise était de 9 300 milliards de yuans – un montant autrement plus significatif, à hauteur de 30 % du PIB chinois – et concernait l’année 20082. Ou encore cette faute d’inattention : le PCC aurait été fondé en 1921 dans un bâtiment de l’ancienne concession française de… Pékin (p. 184).

11-Ces quelques faiblesses sur lesquelles nous nous sommes étendus sont, à vrai dire, mineures, et ne devraient pas détourner l’attention de la valeur d’ensemble du dernier ouvrage de Marie-Claire Bergère. Il s’agit là d’un livre convaincant et élégamment écrit, portant sur un sujet essentiel, et nous venant d’une chercheuse expérimentée qui démontre une maîtrise incontestable de sa problématique.

12-À peine quelques mois après la parution de Chine : le nouveau capitalisme d’État , l’actualité semble avoir pris les devants. La cinquième génération de dirigeants s’est installée aux manettes de l’État en mars dernier, et aujourd’hui nombreux sont ceux qui, appelant de leurs vœux une nouvelle vague de libéralisation économique, nourrissent de hautes espérances en vue du troisième plenum du nouveau Comité central prévu cet automne. Le rapport China 2030 , co-écrit par la Banque mondiale et l’unité de recherche du Conseil des affaires d’État en 2012, appelait, entre autres, à une dérégulation de la finance et à une privatisation des actifs publics. Des pékinologues croient savoir que Li Keqiang, premier ministre et numéro deux du régime, serait déterminé à appliquer ces recommandations, en intégralité ou en partie. L’avenir proche dira peut-être si le soi-disant « capitalisme d’État » aux caractéristiques chinoises a passé son apogée.

Notes
1 La Commission de supervision et de gestion des actifs publics.
2 Wang Xiaolu, « Analysing Chinese grey income », Crédit Suisse, 2010.

Pour citer cet article
Référence électronique
Nathan Sperber, « Marie-Claire Bergère, Chine: le nouveau capitalisme d'État, »,Perspectives chinoises [En ligne], 2013/4 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 15 août 2014. URL : http://perspectiveschinoises.revues.org/6701

Auteur
Nathan Sperber
Nathan Sperber est doctorant à l’EHESS, Paris ([email]nathan.sperber@gmail.com[/email]).
 
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