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Carrefour ou impasse Michéa ? – Par Aymeric Monville


[michéa] Comme ce texte le mentionne par ailleurs, nous n’oublions pas que Jean-Claude Michéa fut notre camarade, et que c’est aussi et avant tout parce qu’il connaît la musique qu’on a du mal à lui pardonner certains couacs. S’il est de son droit absolu de n’être plus communiste, notons sobrement qu’il ne nous a néanmoins pas convaincus, malgré ses efforts, de ne plus l’être. Il va de soi que l’engagement communiste n’est pas un acte de foi mais un travail de l’esprit, et peut à tout moment être discuté ou remis en cause. Jean-Claude Michéa peut d’ailleurs, naturellement, répondre s’il souhaite dissiper d’éventuels malentendus dans ces mêmes colonnes. (n.d.l.r.)




La scène se passe quelque part entre Michel Clouscard et George Orwell, entre antigauchisme et antiléninisme, entre le PCF des années 70 et l’anarchie. Et même si tout cela est bien contradictoire, Jean-Claude Michéa campe sur ses certitudes et attend sa révolution, la vraie, la bio, la décroissante, en cultivant son jardin. Son dernier opus, Notre ennemi, le capital, est un livre d’entretiens – encore un –, nécessairement un peu décousu, où il passe plus de temps à polémiquer contre ses adversaires qu’à étayer sa doctrine. Laquelle tourne toujours autour de : les Lumières alibi des bourgeois, la trahison des bobos, la gauche vendue etc. De quoi décevoir jusqu’à ses plus fervents partisans. Lesquels pourront se dire qu’il rhapsodie ou pratique le leitmotiv wagnérien ou, plus prosaïquement, qu’il se répète.

Néanmoins, nous pensons que cette répétition n’est pas fortuite, qu’elle a même une cause politique et que l’auteur jadis enthousiasmant de L’Enseignement de l’ignorance ou d’Impasse Adam Smith n’est pas tombé par hasard dans un véritable cul-de-sac.

Sans prétendre épuiser les causes possibles de ce fiasco, nous tenterons une explication partielle en revenant aux années de formation politique de Jean-Claude Michéa et notamment à son passage par le PCF des années 70, jusqu’à 1976 pour être exact.

C’est en effet, à notre avis, ce statut ambivalent d’ancien communiste, tantôt fidèle à l’esprit, tantôt repenti réglant perpétuellement ses comptes, qui explique bien d’apparents paradoxes.

Fils d’un résistant communiste, Michéa garde en effet une certaine affection pour le caractère radicalement contre-culturel du parti qu’il a bien connu jadis intus et in cute. Son ancien positionnement, difficilement compréhensible après des années de censure anticommuniste dans les médias, lui permet d’entretenir de savantes et subtiles ambiguïtés.

Ainsi, lorsqu’il fait l’éloge du “local”, on ne sait s’il a en tête les luttes de terrain, le militantisme sérieux, sur le lieu de travail, que savait pratiquer le grand parti de masse et de classe qu’était encore le PCF à son époque, ou au contraire s’il caresse dans le sens du poil les charlataneries néopétainistes de la “proximité” et de la “terre qui ne ment pas”, qui pullulent aujourd’hui. Idem, lorsque Michéa triomphe sans péril et sans gloire des insignifiants no borders, on ne sait si c’est pour rappeler l’exigence du « produire en France » pour garder l’outil de production ou bien si c’est pour embrayer sur l’identitarisme poujado-régionaliste. Bref, on ne sait s’il défend la nation, au sens progressiste du terme, ou s’il entretient le vieux girondinisme ressentimental. Soucieux sans doute d’élargir son public, « Michéa l’inclassable », comme le proclame son éditeur, se garde bien évidemment de trancher.

Même stratégie ambiguë avec l’antigauchisme, lequel peut aussi bien désigner Lénine, Duclos, Clouscard, que la façon dont la droite se croit subtile en campant tous ses adversaires, de Hollande à Mao Zedong compris, en bobos-gauchos-socialos…

Voilà pour l’héritage communiste. Sinon, Michéa a quitté le parti en 1976, non parce que le PCF commençait alors à renier sa raison d’être, mais sans doute parce qu’il était encore trop léniniste à ses yeux.

Chaque homme est le fils de son temps et peine à franchir le rocher de Rhodes.

En 1976, nous sommes sans doute au sommet de la campagne desdits nouveaux philosophes. Un Soljenitsyne vient à la rescousse des franquistes espagnols en martelant que les Soviétiques ont assassiné 110 millions de leurs compatriotes (sur une population de 165 millions en 1917…) Après l’ouverture des archives suite à la chute de l’URSS, l’on a pu se rendre compte des réelles proportions de la répression stalinienne (victimes du goulag entre 1934 et 1940, attestées, y compris par le Livre noir du communisme : 300 000). Mais le mal était fait : il ne s’agissait plus seulement d’engager un bilan critique et légitime mais non renégat de l’ère Staline, mais de crier : « Staline = Hitler », « communisme = nazisme ». Les gens de la génération de Michéa (né en 1950), les babyboomeurs bien contents de profiter des effets du programme du CNR sans avoir à refaire les sacrifices qu’il avait fallu consentir pour l’obtenir, allaient grossir les rangs de ladite génération Mitterrand, ou bien retrouver, comme c’était son cas, les voies impénétrables du socialisme utopique et prémarxiste.

De cette époque, Michéa n’est jamais sorti. Dans sa cécité complaisante et satisfaite, il partage avec un Michel Onfray une démarche identique : celle du prof-de-philo-de-gauche confortablement campé en petit notable de province se croyant rebelle envers Paris et toute autorité, et pensant avoir suffisamment de diplômes pour s’épargner les débats de spécialiste. Il faut croire que connaître son Kant fait qu’en histoire ou en sociologie, on peut toujours raisonner juste sur des figures fausses, comme en géométrie. Bref, j’accepte sur l’URSS tout ce que me disent BHL ou Glucksmann, mais en philo je suis complètement différent d’eux…

L’Union soviétique et ses soixante-dix ans de lutte acharnée est en effet pour Michéa un lieu forclos, un no man’s land historique. Le goulag n’est peut-être pas dans Marx mais le productivisme à outrance et l’autoritarisme oui. Lénine est d’ailleurs transfiguré par Michéa en contremaître tayloriste, adepte des cadences infernales. Et peu importe que le révolutionnaire russe ait su comprendre que la révolution était aussi et peut-être même avant tout une bataille de la production, les soviets et l’électricité. Que dirait Michéa d’un Staline expliquant en 1931 qu’il fallait rattraper en dix ans la production capitaliste sous peine d’être écrasés ? De ce point de vue, c’est la grandeur des peuples soviétiques d’avoir suivi Staline (car ce dernier n’aurait pu imposer pareil programme contre eux), et non d’avoir écouté les éternels Michéa.

Mais ce dernier croit avoir réponse à tout en réinventant un socialisme parfait où les marins de Kronstadt, Nestor Makhno, et la belle et immarcescible Rosa Luxemburg auraient pu à eux tous seuls résister aux quatorze armée étrangères, puis à l’invasion nazie et enfin à la pression nucléaire américaine. Force est pourtant de constater que sans la détermination du parti bolchevique et sans l’acuité de l’analyse marxiste et léniniste, les Soviets n’auraient pourtant même pas pu déclencher l’insurrection d’Octobre et seraient peut-être encore à l’heure actuelle en train de subir la guerre impérialiste entretenue par Kerenski, à supposer que la Russie n’eût pas été occupée par les armées du Kaiser, comme la bourgeoisie russe l’espérait à voix haute, aux dires de John Reed.

Mais peu importe, Michéa réinvente à son image un peuple qui a toujours raison, même quand il a tort, même quand il n’avance pas d’un pouce depuis le socialisme utopiste et les luddistes, même lorsqu’il vote FN. C’est toujours mieux, selon lui, que ces intellectuels de gauche, tous bobos, larbins, flics et délateurs. Et peu importe qu’il invoque dans cette cause anti-intellectualiste un George Orwell qui, croisade antistalinienne oblige, avait fini lui-même en informateur zélé pour le compte de l’IRD.

En Grand Inquisiteur pour qui tout communiste est désormais un chien totalitaire, Michéa renoue avec l’intransigeance classe-contre-classe mais à usage anarchisant cette fois. L’antifascisme est une manip stalinienne, l’affaire Dreyfus un conflit entre bourgeois (air connu), le terme “gauche” n’a plus aucun sens depuis… la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde, événement censé expliquer tout mais que Michéa ne sait même pas orthographier et qu’il transforme en « décret Allard ».

L’oracle de Montpellier réinvente également la guerre d’Espagne où les seuls criminels sont les Soviétiques qui sont pourtant les seuls, avec le PCF et l’Internationale communiste (qui fut à l’origine des Brigades Internationales), à être intervenus en faveur de la République. A l’instar de son maître Orwell, qualifié pourtant de “témoin le plus ahuri du combat le plus confus” selon le difficilement contestable historien Pierre Vilar (La Guerre d’Espagne 1936-1939, PUF, Que sais-je, 1986, p. 70), Michéa pense sans doute que l’insurrection de Barcelone en mai 1937 que même le POUM sur le moment qualifiait d’absurde (cf. Vilar, ibidem), aurait tout changé, comme on le croit volontiers sur les campus américains. Un peu plus et Michéa nous redonnerait du « André Marty boucher d’Albacete », pareil à ces anarchistes qui n’ont pas honte de recycler la propagande franquiste.

Comme Proudhon, qu’il préfère désormais à Marx, Michéa pense qu’on peut étudier la politique en gardant les bons côtés, en éliminant les mauvais. Si pour le Clemenceau encore digne des années 1890, la révolution était un bloc, elle est au contraire pour Michéa un supermarché, où il suffit de choisir les bons produits, d’acheter les plus bios, les plus décroissants et d’attendre patiemment que l’Etat dépérisse.

Il garde certes de son passage au PCF une certaine conscience de classe. C’est encore trop, d’ailleurs, pour un certain Roger Martelli, l’ancien refondateur du PCF et mentor de Clémentine Autain, pour qui l’antigauchisme du PCF était une “impasse meurtrière” (sic). (On peine à comprendre, en bon français, en quoi une impasse peut commettre un meurtre – à moins qu’il ne s’agisse d’une fenêtre de tir néo-féodale – mais on trouvera sans doute des explications dans L’Identité c’est la guerre, chap. III.)

Evidemment, devant ces attaques à front renversé où les titulaires actuels du nom de communistes en viennent à ne plus avoir comme idéal politique que de ne pas désespérer le 11e arrondissement, les sorties de Michéa contre les no borders, néo-communautaristes et autres bobos de gauche sont toujours réjouissantes. Clouscard avait néanmoins fait le travail bien avant lui, mais il n’avait, lui, aucune complaisance pour les postures antisoviétiques de la gauche soixante-huitarde et surtout, il avait su montrer que l’embrigadement des nouvelles couches moyennes dans le salariat généralisé déboucherait, à la faveur de la crise, sur un néo-fascisme, comme l’atteste, dès 1988, son célèbre « sous les pavés Le Pen ». C’est d’ailleurs ce qui prouve que même mort, Clouscard a toujours vingt ans d’avance sur ses pseudo-disciples à la Michéa.

Certes, nous ne suivrons pas les désormais nombreux détracteurs de Michéa, le plus souvent membres de la gogôche qu’il n’a guère de mal à réfuter, qui font de ce dernier une pure et simple voiture-balai du FN. Après tout, le marxisme ne consiste pas à sonder les reins et les cœurs, et l’on peut postuler que Michéa est un anarchiste sincère. Néanmoins, les anarchistes espagnols qui trouvaient urgentissime de collectiviser tout jusqu’aux salons de coiffure, de terroriser les nonnes et de qualifier de « crapstal » toute tentative d’alliance antifasciste avec la bourgeoisie républicaine, étaient, eux aussi, sincères. Et alors ?

Il demeure qu’après le jeu de massacre auquel Michéa a soumis la gauche et le mouvement communiste, il lui reste logiquement la solution des vrais désespérés, celle que proposait un Barbey d’Aurevilly à Huysmans, l’auteur de la bible décadentiste A rebours : “Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix”.

Soucieux néanmoins de durer, et pas encore « rallié », Michéa a sans doute un peu conscience de la dérive à laquelle il se prête, ou du moins qu’il autorise. D’où son acharnement à brandir son anticapitalisme comme un talisman anti-FN, y compris jusqu’au titre de son dernier livre, Notre ennemi le capital. Le hic est que le fascisme a toujours besoin d’une aile gauche, d’une caution anti-capitaliste, pour mieux la jeter aux orties plus tard, et que Michéa, tel quel, malgré tous ses « vade retro » fait parfaitement l’affaire.

Pour des gens comme Onfray et Michéa, Alain de Benoist (beaucoup plus malin qu’eux) a depuis longtemps ressorti du formol un avatar du cercle Proudhon d’Action française, carrefour de tous les déçus de la gauche réenchantés par la vraie droite. Benoist a déjà invité Onfray à disserter des mérites des girondins, leur détestation commune de Robespierre autorisant tous les rapprochements. Le fondateur du GRECE courtise également Michéa, jusqu’à affirmer qu’il est « le penseur le plus important de son temps ». Cela fait longtemps que l’ancien théoricien du racialisme et des bienfaits supposés de l’apartheid a su renoncer aux causes perdues pour concentrer son combat sur l’anti-jacobinisme systématique, en se contenant simplement de laisser la gauche et la nation au sens progressiste du terme se désagréger. Michéa vient d’ailleurs de voler, dans son dernier ouvrage, au secours d’Onfray faisant des ronds de jambe à de Benoist. Asinus asinum fricat.

Peu importe de savoir si cette attitude est pensée, calculée ou complètement inconsciente.

Michéa et Onfray, qui doivent leur succès à l’anticommunisme de rigueur dans les médias, peuvent choisir de capitaliser leur réussite mondaine soit en prenant leur retraite dans l’austère Caen ou la festive Montpellier, soit en poursuivant leurs investissements en se faisant les petits télégraphistes des néo-réacs à la Zemmour et Finkielkraut. Lorsqu’on a fait une révolution une moitié, il ne reste, comme l’a dit cruellement Saint-Just, qu’à se creuser un tombeau.

Néanmoins le reproche de “double pensée” que Michéa emprunte à Orwell, pour faire l’éternel procès du communisme et s’assurer que le cadavre de Staline est bien mort, peut être aisément retourné contre lui. La « double pensée », sorte de mauvaise foi sartrienne au carré, consiste ici à se prétendre ultra-révolutionnaire en adoptant une attitude totalement contemplative et en ne disant rien du fascisme qui vient.

Laissons donc Michéa là où il veut rester, au carrefour des chemins qui ne mènent nulle part.

Cent ans après Octobre, il nous faut donc revenir à la leçon de Lénine : « On ne peut avancer d’un pas si l’on a peur d’aller au socialisme. »

Ils ont eu peur du socialisme ; ils auront la terreur blanche.

Aymeric Monville, 6 février 2017
Plaristes
Oui sur ce point il rejoint Ellul et les zadistes.
Xuan
Bruno Guigue n'a pas signalé le caractère réactionnaire des théories de Michea quant au développement des forces productives.
Mais c'est un article intéressant en ligne sur entelekheia.


Edité le 23-06-2020 à 23:23:35 par Xuan


Plaristes



Dans le panorama des idées contemporaines, l’anarchisme occupe une place singulière. Ultra-minoritaire dans la société, il exerce une influence diffuse dans les sphères universitaires, notamment aux États-Unis, où des auteurs renommés comme Noam Chomsky ou David Graeber ne font pas mystère de leur adhésion à la doctrine. Que cette influence soit intellectuellement bénéfique, qu’elle contribue à mettre en question nombre d’idées reçues, que l’anarchisme constitue à certains égards un antidote respectable au libéral-conservatisme dominant est évident. Son audience s’est également élargie, en Occident, à l’occasion de la crise pandémique, l’État étant suspecté d’enfermer les populations pour asseoir sa domination et d’imposer au pauvre petit individu des restrictions insupportables. Renouant avec les analyses de Foucault, un vent libertaire a soufflé, incriminant une « biopolitique » visant à l’encasernement des corps et à la soumission des esprits, comme si le confinement, Big Brother et la vaccination obligatoire allaient accoucher d’un nouveau régime totalitaire. Ce regain libertaire justifie en tout cas qu’on revienne sur la doctrine, en se demandant si son relatif succès n’a pas son revers de la médaille, susceptible qu’il est, dans le même temps, de générer des illusions préjudiciables dès qu’il s’agit de penser les solutions alternatives. Les questions posées par l’idéologie libertaire risquent alors de demeurer sans réponse, tant il est vrai qu’elle s’interdit, précisément, de formuler les réponses qu’elles attendent.

On se souvient qu’au début du XXe siècle, les seuls moyens d’action légitimes, aux yeux des anarchistes, étaient la grève générale, l’action directe et la reprise individuelle. Instant magique où le prolétariat interrompt le cycle de l’exploitation, la grève générale, en particulier, apparait comme le concentré idéal de la révolution libertaire : portés par leur élan insurrectionnel, les ouvriers se saisissent de l’appareil productif et l’utilisent désormais pour leur propre compte. Or toute la difficulté, cela n’échappera à personne, réside dans le jour d’après. Si la grève générale suspend la production, sa reprise sous l’égide des travailleurs associés est une autre affaire. Elle nécessite une préparation et une coordination des tâches rarement réalisées dans les faits. L’expérience des soviets de 1917, puis celle des conseils ouvriers catalans de 1936 ont tourné court : non parce que les travailleurs étaient incapables de s’organiser, mais parce que les conditions de la guerre civile exigeaient la centralisation du pouvoir. Le problème de la grève générale révolutionnaire, c’est qu’elle surgit à l’occasion d’une crise qui requiert le contraire de ce qu’elle est censée inaugurer : non la libre association des travailleurs, mais la direction centralisée de la lutte. Rêvée à défaut d’être accomplie, la grève générale est condamnée à rester ce « mythe mobilisateur » dont parlait Georges Sorel : efficace pour stimuler la lutte, elle s’avère inapte à la faire aboutir.

Également prônées par l’anarchisme, l’action directe et la reprise individuelle illustrent aussi les limites de la doctrine. L’action directe, c’est l’action des travailleurs contre les exploiteurs, sans intermédiaire, classe contre classe. Les libertaires refusent la politique au motif qu’elle est corrompue par le principe d’autorité, et qu’elle soumet la lutte prolétarienne aux exigences de la lutte pour le pouvoir. Ils acceptent le combat syndical, en revanche, à condition qu’il organise l’autonomie ouvrière et rejette toute forme de compromis de classe. Si l’anarcho-syndicalisme espagnol est le seul mouvement de masse qu’ait engendré l’idéologie libertaire, la guerre civile provoquée par le pronunciamiento franquiste en a scellé le sort. Contraints d’accepter la discipline militaire, les miliciens de la CNT-FAI ont disparu avec la défaite d’une République assassinée par le fascisme et trahie par les socialistes français. Troisième forme d’action privilégiée par les anarchistes, la reprise individuelle vise à reprendre à la bourgeoisie le fruit de ses propres rapines. Justifiant le banditisme au grand cœur, elle s’est illustrée par les aventures rocambolesques de la « bande à Bonnot ». Fuite en avant dans l’action pure, elle marque le rejet de l’action collective au profit d’une révolte brute, elle fait de l’illégalité une fin en soi : le refus de l’ordre lui tient lieu de doctrine et le maniement du pistolet résume sa pratique révolutionnaire.

L’anarchisme contemporain est assurément fort éloigné de ces références qui ont plus d’un siècle et qui témoignent d’une époque révolue. Éclaté en de multiples tendances, le mouvement libertaire est aujourd’hui divisé en deux courants complètement hétérogènes. D’un côté un anarchisme intellectuel, petit-bourgeois, qui jette un regard désabusé sur la politique. De l’autre un anarchisme groupusculaire, dépourvu de toute élaboration doctrinale et ravi d’en découdre avec la police à coups de coktails Molotov. D’un côté Bookchin, Graeber et Michéa ; de l’autre, les Black Blocks, les Autonomes et les Antifas. D’un côté une théorie sans pratique, de l’autre une pratique sans théorie. Des deux côtés, le même rejet de la politique, la même répugnance pour l’État, rendu responsable de tous les maux de l’humanité. Mais si les groupes subversifs prétendent renverser la table, il n’en va pas de même des représentants de cette intelligentsia libertaire qui a ses entrées auprès de la presse bourgeoise. Elle trouve simplement que nous souffrons d’un excès de centralisation, que l’État pèse trop lourdement sur la société, que Big Brother s’insinue dans notre vie privée, et que ce serait tellement mieux si on laissait s’épanouir les initiatives locales.

C’est dans « la lignée d’un socialisme antiautoritaire et attentif aux libertés individuelles » qu’il faut replacer le combat de Proudhon et de tous ceux, dans son sillage, qui « refuseront jusqu’à l’idée même d’un socialisme d’État », écrit Jean-Claude Michéa. Pour l’auteur de Notre ennemi, le capital, un double choix s’offre à ceux qui veulent sortir du capitalisme : d’abord entre le socialisme et la barbarie, puis entre le socialisme d’en bas et le socialisme d’en haut. Dans cette perspective, les impulsions de la base sont créditées d’une vertu révolutionnaire dont le dirigisme étatique est la négation absolue. Le véritable ressort du changement, l’antidote au capitalisme effréné qui ruine la planète, c’est l’auto-organisation à l’échelon local. Communes librement fédérées, coopératives unies par le mutuellisme fourniront son ossature à la société de demain. Comment ces structures locales vont-elles traiter leurs problèmes communs ? Par une coordination qui échappera à la logique du marché, mais en évitant de confier cette tâche à une institution centrale qui pourrait devenir un embryon d’État. Ni marché, ni État, donc, mais une harmonisation spontanée des intérêts, une convergence des initiatives communautaires.

« Cette forme libertaire, ou radicalement démocratique, du socialisme originel » n’est pas opposée dans son principe à toute idée de planification économique. Mais un tel projet, s’il est « indispensable dès lors qu’on rejette l’idée d’une coordination des activités productives par la seule logique du marché », doit toujours « trouver sa source première dans l’autonomie locale et le droit corrélatif des individus à exercer un contrôle direct sur leurs conditions d’existence immédiates ». Il lui appartient ensuite de se déployer « de bas en haut et de la circonférence au centre », selon la formule de Proudhon. Cette organisation fédérale n’a pas vocation à prendre en charge les tâches que les niveaux décentralisés peuvent fort bien accomplir par eux-mêmes. Mais il en va autrement, par exemple, avec l’organisation des transports ou la répartition des matières premières. Autant de tâches pratiques, en effet, qui « soulèvent une multitude de problèmes concrets ayant donné lieu, dans le mouvement anarchiste, à d’inépuisables débats théoriques ». Mais ces problèmes sont « bien moins compliqués à résoudre, si on y réfléchit bien, que ceux qu’engendrent par définition le projet d’une planification intégrale et centralisée de la production planétaire ou, à l’inverse, celui d’un abandon complet de la vie humaine aux seules lois impersonnelles et anonymes du marché dit autorégulé ».

Ainsi Jean-Claude Michéa admet-il que l’exercice de compétences partagées par les communes fédérées n’est pas chose facile. Hormis les tentatives avortées de la Commune en 1871 et de l’anarchisme catalan en 1936, la mise en place d’une organisation unifiée sur la base de l’autonomie communale ne correspond d’ailleurs à aucune expérience historique. En tout cas, la « multitude de problèmes concrets » qu’elle soulève ne s’est jamais posée à l’échelle d’un pays. Quant aux « débats théoriques » au sein du mouvement anarchiste, ils n’ont jamais dépassé le stade de la théorie. Fascinante, également, est la façon dont Michéa conçoit les alternatives concrètes à la fédération proudhonienne des communes libres : soit la planification intégrale de la production planétaire, soit la soumission totale aux lois du marché. Bref, deux configurations parfaitement imaginaires : la première parce que cette planification supposerait un gouvernement mondial dont l’avènement est improbable, la seconde parce qu’il y a des forces qui font déjà barrage à la domination du marché.

On aimerait croire l’auteur lorsqu’il suggère que de telles forces relèvent du fédéralisme d’inspiration proudhonienne, mais est-ce bien sûr ? « L’autonomie locale, celle qui permet aux habitants d’une localité donnée d’être le moins dépendants possible des décisions arbitraires des pouvoirs centraux ou des cours perpétuellement changeants du marché mondial, ne peut trouver son accomplissement véritable que dans le cadre d’un monde fédéral ». Mais comment ces localités s’y prendront-elle pour résister à la pression des marchés mondiaux ? Une paisible fédération de villages est-elle de taille à affronter ce monde de brutes ? La faiblesse de la pensée libertaire, c’est qu’elle oppose un déni de réalité à ce qu’elle déteste, et qu’elle croit avoir réglé le problème en regardant ailleurs. Double aveuglement : ce n’est pas parce qu’on croit aux vertus de l’autonomie locale que le monde entier va s’y convertir ; et ce n’est pas parce que l’État est l’instrument de la bourgeoisie qu’il est destiné à le demeurer éternellement. Aveugle au mouvement réel de l’histoire, la pensée libertaire refuse obstinément de voir dans l’État le seul antidote à la toute-puissance du marché. En le rejetant catégoriquement, elle préfère renoncer à la souveraineté et choisir l’impuissance politique.

« L’universel, c’est le local moins les murs » : cette formule de l’écrivain portugais Miguel Torga résume toutes les contradictions de la pensée libertaire. Car entre le local et l’universel, il y a ce que les anarchistes repoussent de leur univers mental : un État qui garantit aux communautés de base le respect de leurs prérogatives. Ils oublient que c’est la Révolution française qui a instauré les libertés locales au détriment des provinces d’ancien régime. Ils ne voient pas que les entreprises autogérées n’auraient jamais vu le jour sans un État fort, que ce soit en Yougoslavie sous Tito ou en Algérie sous Ben Bella ; qu’il n’y aurait pas d’entreprise chinoise comme Huawei, propriété de ses salariés-actionnaires, sans la tutelle d’un État socialiste. Dans les sociétés capitalistes elles-mêmes, les coopératives, mutuelles et associations n’existent qu’à l’ombre de la puissance publique dont elles relaient l’intervention. Tout se passe comme si l’aveuglement au rôle de l’État légitimait une immolation de la souveraineté sur l’autel de l’autonomie. Culte du spontané, idolâtrie du local, superstition du terroir, peu importent les motifs : pour l’anarchisme des intellectuels, le refus de la politique évite le désagrément d’avoir à se compromettre. En attendant, il reste toujours la permaculture, les ZAD et les monnaies locales.

L’anarchisme de Jean-Claude Michéa, comme celui de ses prédécesseurs, fait donc l’impasse sur la reconquête de la souveraineté. Comme le montre l’expérience historique, ce double rejet du national et de l’étatique mène tout droit à la passivité et à l’impuissance : aucune libération nationale, aucune révolution socialiste, aucune politique progressiste n’a jamais vu le jour en s’inspirant de l’anarchisme. Intellectuellement séduisant, il est politiquement inopérant. Pratiquant le grand écart entre la théorie et la pratique, il donne satisfaction à la conscience au prix d’un renoncement à agir. Si cette doctrine ne laisse à ses partisans que le rôle de spectateurs d’une histoire écrite par les autres, c’est qu’au fond ces réalisations ne les intéressent pas. A quoi bon lutter pour l’indépendance nationale, pour le développement du pays, pour construire un État populaire, puisque « l’État c’est le mal » ? Participer à une telle entreprise serait retomber dans l’ornière du « socialisme par en haut », même s’il est massivement soutenu par le peuple ; ce serait cautionner l’avènement d’une nouvelle oligarchie, même si sa politique sert les masses ; ce serait se compromettre avec une histoire équivoque, quand on rêve de transparence. Sauf que toute histoire est équivoque et qu’à condition de rester à l’écart on ne voit pas comment y entrer sans assumer cette part d’ombre qui s’attache à l’action politique.

par Bruno Guigue 22 juin 2020
 
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