Sujet :

"l'immunité collective" dans les Etats du Sud

Xuan
   Posté le 02-05-2020 à 23:06:30   

L’Histoire dangereuse de l’Immunoprivilège


1er mai 2020
Source : The New York Times
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr

Nous avons vu ce qu’il se passe lorsque des personnes immunisées contre une maladie mortelle sont traitées de façon particulière. Et ce n’est pas bien joli à voir…

Par Mme Olivarius, professeur adjoint d’histoire à l’université de Stanford.


Une gravure du XIXe siècle représentant deux pauvres hommes à l’agonie à Jackson Square, à la Nouvelle-Orléans. D’après une série d’images intitulée « Le grand fléau de la fièvre jaune – Incidents de ses horreurs dans le district le plus meurtrier des États du Sud ». Archives Bettman, via Getty Images

A la fin du mois de mars, un site web conservateur appelé The Federalist a publié un article préconisant que de jeunes Américains en bonne santé s’infectent délibérément avec le Covid-19, dans le cadre d’une stratégie nationale d' »infection volontaire contrôlée » destinée à construire une « immunité collective ». Si un nombre suffisant d’Américains s’exposent au virus et deviennent immunisés, la théorie veut que le pays dispose d’un noyau mobile de citoyens immunisés. Ces citoyens immunisés pourraient alors rouvrir des entreprises, retourner au travail et sauver l’économie américaine.

L’article a été largement discrédité par les experts de la santé publique et les économistes, qui tant les uns que les autres l’ont jugé à la fois discutable sur le plan logique qu’éthiquement spécieux, mais ce type de réflexion a déjà fait des métastases. Des personnes comme Glenn Beck et le lieutenant gouverneur Dan Patrick du Texas ont fait de la disponibilité à subir une attaque de coronavirus un acte patriotique et pro-économique ; l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni jouent tous avec les notions de « passeports d’immunité » – preuve qu’une personne a vaincu le Covid-19 – qui permettraient aux personnes ayant des anticorps de retourner plus rapidement au travail.

Que des gens puissent se servir de leur « immunocapital » durement gagné pour sauver l’économie relève de la pure science-fiction. Mais alors que nous attendons des mois ou des années pour obtenir un vaccin fiable, l’exploitation des anticorps des gens pourrait bien faire partie de notre stratégie économique. Si c’est le cas, nous devrions tirer les leçons du passé et nous méfier des dangers sociaux potentiels. En tant qu’historienne, mes recherches ont porté sur un moment et un lieu – le Sud profond du XIXe siècle – qui fonctionnait autrefois selon une logique très similaire, mais avec un virus bien plus mortel et redoutable : celui de la fièvre jaune. L’immunité au cas par cas a permis à l’économie de se développer, mais de manière inégale : au profit de ceux qui se trouvaient déjà au sommet de l’échelle sociale, et aux dépens de tous les autres. Lorsqu’un virus dévastateur est entré en collision avec les forces du capitalisme, la discrimination immunologique est devenue une nouvelle forme de préjugé de plus dans une région déjà imprégnée d’inégalité raciale, ethnique, sexuelle et financière.

Dans le Sud profond du XIXe siècle, il était impossible d’échapper à la fièvre jaune, un flavivirus transmis par les moustiques et c’était là un facteur de terreur quasi permanent à la Nouvelle-Orléans, plaque tournante de la région. Au cours des six décennies qui se sont écoulées entre l’achat de la Louisiane et la guerre civile, la Nouvelle-Orléans a connu 22 épidémies de grande ampleur, qui ont fait plus de 150 000 victimes au total. (Peut-être 150 000 autres personnes sont-elles mortes dans les villes américaines voisines.) Le virus a tué environ la moitié de tous ceux qu’il a infectés et il les a tués de façon abominable, de nombreuses victimes vomissant un sang noir épais, de la consistance et de la couleur du marc de café. Les heureux survivants se sont « acclimatés », c’est-à-dire qu’ils ont été immunisés à vie.

La Nouvelle Orléans de l’époque Antebellum (1803-1860) était une société esclavagiste où les blancs dominaient les noirs non esclaves et asservissaient les gens par la tolérance d’une violence légale. Mais une autre hiérarchie invisible s’est mêlée à l’ordre racial ; les « citoyens acclimatés » blancs se trouvaient au sommet de la pyramide sociale, suivis par les « étrangers non acclimatés » blancs, puis par tous les autres. Le fait de survivre à la fièvre jaune était connu localement comme le « baptême de la citoyenneté » : preuve qu’une personne blanche avait été choisie par Dieu et s’était établie comme un acteur légitime et permanent au Royaume du coton.

L’immunité était importante. Les blancs « non acclimatés » étaient considérés comme inaptes à l’emploi. Comme le déplorait l’immigrant allemand Gustav Dresel dans les années 1830, « j’ai cherché en vain un poste de comptable », mais « engager un jeune homme qui n’était pas acclimaté relevait d’une piètre spéculation ». Les compagnies d’assurance-vie refusent systématiquement les demandeurs non acclimatés ou exigent une lourde « prime d’acclimatation ». Si vous étiez blanc, votre statut d’immunité avait une incidence sur votre lieu de résidence, vos revenus, votre capacité à obtenir des crédits et les personnes que vous étiez autorisé à épouser. Il n’est donc pas étonnant que de nombreux nouveaux immigrants aient recherché activement la maladie : se serrer les uns contre les autres dans des logements exigus, ou sauter dans un lit où des amis venaient de mourir – les prédécesseurs antebellum des « fêtes de la varicelle », sauf qu’elles étaient beaucoup plus mortelles.

Mais l’immunité était plus qu’un produit d’une simple fortune épidémiologique. Dans le contexte du Sud profond, elle a été utilisée comme une arme. Dès le début, les riches blancs de la Nouvelle-Orléans se sont assurés de faire en sorte que la fièvre jaune soit tout sauf indifférente à la couleur, même si les moustiques étaient des vecteurs d’égalité des chances. Les théoriciens pro-esclavagistes ont utilisé la fièvre jaune pour faire valoir que l’esclavage racial était naturel, voire humanitaire, car il permettait aux Blancs de respecter une distanciation sociale ; ils pouvaient rester chez eux, dans une sécurité relative, si les Noirs étaient contraints de travailler et de faire du commerce en leur nom. En 1853, le journal « Weekly Delta » affirmait, de façon ridicule, que les trois quarts des décès dus à la fièvre jaune étaient le fait des abolitionnistes.

Les Noirs, qui avaient un accès limité aux soins de santé, avaient bien sûr tout autant peur de la fièvre jaune que n’importe qui d’autre. Mais les esclaves qui avaient acquis une immunité augmentaient leur valeur marchande de 50% pour leurs propriétaires. En somme, l’immunité des Noirs est devenue le capital des Blancs.

La fièvre jaune n’a pas fait du Sud une société d’esclaves, mais elle a creusé le fossé entre les riches et les pauvres. Il s’avère qu’une mortalité élevée était économiquement rentable pour les citoyens les plus puissants de la Nouvelle-Orléans, car la fièvre jaune maintenait les travailleurs salariés dans l’insécurité, et donc dans l’incapacité de négocier efficacement. Il n’est donc pas surprenant que les politiciens de la ville se soient montrés peu disposés à dépenser l’argent des impôts pour les efforts d’assainissement et de quarantaine, et aient plutôt soutenu que la meilleure solution pour endiguer la fièvre jaune était, paradoxalement, une augmentation de la fièvre jaune. La charge de l’acclimatation incombait aux classes ouvrières, et non aux riches et aux puissants, qui devaient investir dans des infrastructures de protection sociale.

Nous savons que les épidémies et les pandémies exacerbent les inégalités existantes. Au cours des trois dernières semaines, plus de 16 millions d’Américains – dont un grand nombre de serveurs, de chauffeurs Uber, de nettoyeurs, de cuisiniers, de concierges – ont sollicité une allocation chômage. Pendant ce temps, les cadres techniques, les avocats et les professeurs d’université comme moi peuvent se séquestrer chez eux, travailler en ligne, tout en ramenant à la maison un salaire et en conservant leur assurance maladie. Déjà, on voit comment les Américains les plus riches vivent différemment des plus pauvres le corona-capitalisme.

Une fois de plus, les politiciens américains affirment que l’immunité virale pourrait être optimisée pour un bénéfice économique. Si une certaine version de cette stratégie semble possible, voire probable, nous ne devrions pas permettre qu’un cachet officiel d’immunité au Covid-19, ou la volonté personnelle de risquer la maladie, devienne une condition préalable à l’emploi. L’immunité ne devrait pas non plus être utilisée pour renforcer nos inégalités sociales préexistantes. Concernant ce virus, il existe déjà une inégalité raciale et géographique en matière d’exposition et de dépistage. Les personnes les plus vulnérables de notre société ne peuvent être punies deux fois : d’abord à cause de leur situation, et en plus par la maladie. Nous sommes déjà passés par là et nous ne voulons pas revenir en arrière.