Sujet :

George Orwell, le "totalitarisme" et la CIA

Xuan
   Posté le 15-09-2020 à 13:22:31   

George Orwell, la lutte contre le « totalitarisme » de la CIA


DANIELLE BLEITRACH 15 SEPTEMBRE 2020


En toute simplicité et parce qu’il faut bien appeler un chat un chat, il me paraît nécessaire de dénoncer ceux que l’on promeut au panthéon de la gauche, j’ai quelques antipathies particulières qui vont d’Olympes de Gouges à Orwell, en passant par le démocrate Juan Carlos et les “résistants” Mitterrand, Gaston Deferre dans un genre mineur, ces gens dont la promotion relève du négationnisme historique. Ces personnages sont destinées à nous faire avaler au nom d’une vision petite bourgeoise de l’émancipation, la haine de la Révolution. A tout seigneur tout honneur, voici un des pires : Georges Orwell.
22JAN



Paradoxalement les révélations de Julian Assange et le rôle de big brother joué par la CIA y compris grâce à nos objets de la vie quotidienne ont conduit certains commentateurs à multiplier les références à l’œuvre de Georges Orwell: 1984.

Pourtant le personnage fut lui-même par anticommunisme forcené un agent de ladite CIA. Il ne se contenta d’ailleurs pas d’établir des fiches sur les communistes mais également sur les homosexuels, sur des noirs, des juifs soupçonnés d’être sensibles à l’URSS et à son rôle dans la décolonisation comme dans la lutte contre le nazisme. La « liste d’Orwell » livrée à la CIA telle qu’elle est parvenue à notre connaissance est riche en remarques antisémites, anti-Noirs et antihomosexuelles (à une période où l’accusation d’homosexualité pouvait entraîner des poursuites judiciaires).

Le 11 juillet 1996, un article, publié dans le quotidien anglais The Guardian, explique que George Orwell, en 1949, a collaboré avec l’Information Research Department (une section du ministère des Affaires étrangères britannique liée aux services de renseignements) par l’intermédiaire d’une fonctionnaire de celui-ci : Celia Kirwan. Orwell aurait livré à cet agent une liste de noms de journalistes et d’intellectuels « cryptocommunistes », « compagnons de routes » ou « sympathisants » de l’Union soviétique. La réalité de cette collaboration est prouvée par un document déclassifié la veille par le Public Record Office.

L’information est relayée en France principalement par les quotidiens Le Monde (12 et 13 juillet 1996) et Libération (15 juillet 1996). Le public français apprend à cette occasion que l’auteur de 1984 « dénonçait au Foreign Office les « cryptocommunistes » » (Le Monde, 13 juillet 1996). Dans son numéro d’octobre 1996, le magazine L’Histoire va plus loin encore, expliquant qu’Orwell aurait « spontanément participé à la chasse aux sorcières » organisée contre les intellectuels communistes par le Foreign Office.

Mais c’est le livre de la Britannique Frances Stonor Saunders The CIA and the Cultural Cold War (Granta, 1999) (Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Denoël, 2003, épuisé mais que je possède et qui mériterait une réédition) qui va avec d’autres non traduits (1) révéler réellement qui était le personnage et pourquoi il est logiquement l’idole qui a accompagné la révolution conservatrice et certains trotskistes qui sont en fait les meilleurs alliés de Soros, même s’ils feignent un anti-impérialisme de bon aloi. On les retrouve partout où effectivement Soros mène ses bonnes œuvres, en Crimée, par exemple toujours prêt à dénoncer le nouveau big brother, celui que désigne la CIA qu’il s’agisse de quelques pays du Moyen orient ou de la Chine… ce sont les mêmes qui ne craignent pas de taxer Aragon d’être une crapule « stalinienne ». Bref les disciples d’Orwell… qui ont désormais leurs entrées à l’Humanité et dans la presse dite communiste…

Mais selon le livre très documenté de Frances Stonor Saunders celui avec qui va s’élaborer la théorie n’est pas Orwell mais Koestler : « la destruction du mythe communiste ne pouvait être accomplie qu’en mobilisant les personnalités aussi bien de gauche que non communistes dans une campagne de persuasion (…) Effectivement, pour la CIA, la stratégie de promotion de la gauche non communiste allait devenir le fondement théorique des opérations de l’Agence contre le communisme durant les deux décennies suivantes (2) » (cité par Frances Stonor saunders p.73-74)

L’Humanité et ceux qui depuis des décennies dirigent le PCF semblent incontestablement « agis » et il a fallu que je passe par Cuba où on est très attentif et pour cause à ce genre d’influence pour le découvrir, mais il est évident que le travail idéologique accompli depuis des décennies sur les communistes a émoussé l’attention. Le fait est que la direction de l’Humanité et celles du PCF, voire syndicales, ont exactement suivi la tactique de la CIA: mobiliser contre le marxisme et contre l’histoire du parti des gens de gauche non communiste et même clairement anti-communiste et faire régner une censure impitoyable sur tous les intellectuels désignés comme « staliniens », en fait communistes.

La théorie fondatrice de la CIA qui permettait d’établir une forte convergence entre les membres recrutés fut présentée par Schlesinger dans The Vital center, l’un des trois livres les plus influents publiés en 1949 et dont la CIA assura la promotion (les deux autres étant Le Dieu des Ténèbres de Koestler et 1984 d’Orwell).

Le thème de Schlesinger est celui du ralliement possible de la gauche non communiste dont Frances Saunder décrit les importants moyens financiers, presse, revue dont ils vont jouir : il « dresse une carte du déclin de la gauche et son éventuelle paralysie morale à la suite de la Révolution corrompue de 1917, et définit « l’évolution de la gauche non communiste » comme l’étendard auquel il fallait se rallier pour tailler un « espace de liberté » . Il ne fallait laisser aucune « lampe à la fenêtre pour guider les communistes » .

Quand un gouvernement européen qu’il s’agisse de la France du Programme commun sur laquelle Mitterrand a fait une OPA, sur le gouvernement portugais actuel et même sur l’espagnol, tout l’enjeu reste de minimiser la place des communistes et d’organiser une pression sur leur totalitarisme par rapport à une gauche elle considérée comme défendant les libertés. Il est évident comme je l’analyse dans mes mémoires qu’un certain nombre de dirigeants communistes ont trempé dans ce projet et il faut analyser ses liens avec l’eurocommunisme et malheureusement lire encore aujourd’hui une bonne partie de la presse communiste comme faisant écho à ce négationnisme, c’est dire le reste.

D’ailleurs l’art et la manière de certains “dirigeants” du PCF en suivant “la gôche” de tomber toujours du côté des “bonnes œuvres de la CIA” interroge: devant une telle constance on se dit que cela défie le calcul des probabilités de la simple incompétence…

Danielle Bleitrach

(1) Annie Lacroix dans un article au Monde Diplomatique cite un certain nombre des autres auteurs anglo-saxons qui ont éclairé ce rôle désormais bien connu de Georges Orwell, on citera en particulier : Richard J. Aldrich, The Hidden Hand : Britain, America, and Cold War Secret Intelligence (John Murray, 2001) ; James Smith, British Writers and MI5 Surveillance, 1930-1960 (Cambridge University Press, 2013), en particulier le chapitre sur Orwell et Arthur Koestler, p. 110-151 ; Andrew Defty, Britain, America and Anti-Communist Propaganda, 1945-1953 : The Information Research Department (Routledge, 2004). Orwell, idole des neocons de plus en plus vénérée depuis les années 1980 ? Il n’y a pas maldonne.

2) Michaël Warner « Origin of The Congress for cultural Freedom. studies in Intelligence, vol 38/5, été 1995. Historien travaillant pour la CIA, Michaël Warner, a pu consulter les dossiers classés inaccessibles aux autres chercheurs mais étant de la maison il commet inexactitudes et omissions dont il faut se méfier.


Edité le 15-09-2020 à 23:14:29 par Xuan


Finimore
   Posté le 14-10-2020 à 06:30:03   

LA CIA ET LES INTELLECTUELS FRANÇAIS

à lire sur le site : Point de graissage petite mécanique de la pensée

http://www.imagespensees.org/arts-et-lettres/guerre-froide-culturelle/article/la-cia-et-les-intellectuels-francais

Gabriel Rockhill, philosophe, travaille entre la France à l’EHESS Paris et les Etats-Unis, à l’Université Villanova. Il écrit actuellement un livre sur la CIA et les intellectuels qui paraîtra aux Editions La Fabrique.
Alors qu’en Angleterre comme aux Etats-Unis le voile se lève, au gré des ouvertures d’archives et des déclassifications de dossiers, sur les liens entretenus par les services secrets et les milieux intellectuels européens, le sujet, en France, est relégué dans un arrière plan lointain et nébuleux.
Revenir à l’histoire, quand le présent est si brumeux que l’on ne voit plus se dessiner le futur, permet de savoir où mettre les pieds, de s’orienter et de retrouver des repères, des étoiles, des chemins masqués par l’obscurité. L’histoire, celle des faits patiemment rapportés par les chroniqueurs, documentés dans les archives, permet de s’éloigner des idées reçues qui nous construisent au point de nous faire croire qu’ils sont des absolus, des certitudes.
Il y a des faits. Il y a des actes. Il y a des paroles. Il y a aussi des croyances et des tabous. Les actions et la présence des Etats-Unis à travers la CIA en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale font partie des sujets tabous en France aujourd’hui dans les milieux intellectuels. En parler, c’est paraître complotiste et manquer de sérieux. Ou bien s’intéresser à une évidence... que pourtant peu de gens connaissent précisément. La chasse aux « fake news », qui cible de nombreux sites, journalistes et chercheurs dont le travail est parfois très sérieux mais qui ne proposent pas la version officielle de l’histoire, fait partie des éléments visant à écarter les regards des vérités qui dérangent. Ce silence fait aussi le lit des amalgames aux odeurs nauséabondes qui se développent et, servant de repoussoirs, bénéficient parfois plus de visiblité, mêlant le vrai et le faux sans que l’on ne puisse toujours les distinguer.
Pourtant. Pourtant, l’existence de la CIA est un fait. Elle compte à ce jour 17 agences de renseignements, alors que la moyenne est autour de 3 à 5 dans les états forts. Même si elle n’est pas seule responsable, loin de là, de tous nos maux actuels, connaître ses actions, son histoire et ses modes opératoires, éclaire par bien des aspects la situation intellectuelle actuelle en France.
L’article de Gabriel Rockhill sur la CIA et les intellectuels français, paru conjointement aux Etats-Unis et en France dans Médiapart à l’occasion de la déclassification d’un rapport de 1985, est l’un des textes qui aborde cette question de manière précise et détaillée. Il fait suite notamment à deux ouvrages très bien documentés, Qui mène la danse, la CIA et la guerre froide culturelle, de Frances Stonor Saunder, et Finks, How the CIA tricked the world’s best writers de Joel Whitney.
Pour l’accompagner, nous proposons quelques liens vers d’autres articles, documentaires et ouvrages sur le sujet. Il faut rappeler que la CIA, qui a été créée à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, a multiplié ses formes d’actions et qu’elle s’est appuyée, partout où elle s’est implantée, sur des personnalités et des réseaux locaux.
On peut notamment observer trois formes d’action en Europe :
- l’action militaire et terroriste, à travers les réseaux GLADIO/ stay behind , qui se sont mis en place en faisant appel à d’anciens nazis, fascistes, collaborateurs et militants d’extrême droite, et dont les agissements en Italie et en Belgique sont les mieux connus car ils ont fait l’objet d’enquêtes parlementaires ;
- l’action économique, qui a influencé, entre autres, la création de l’Union européenne, et qui s’est appuyée sur des réseaux financiers, industriels et politiques,
- l’action culturelle, dont il est question ici, par le financement et l’organisation d’une culture et d’une pensée de valeurs en accord avec l’impérialisme américain, et qui s’est appuyée sur de nombreux artistes et intellectuels, musiciens, écrivains, penseurs, souvent issus des milieux de gauche non radicale et anticommuniste, comme Raymond Aron, Hannah Arendt, Arthur Koestler et bien d’autres.
Détailler le fonctionnement, les actions et les financements, qui ont eu pour objet de répandre une idéologie de la « liberté », doit nous amener à interroger comment les financements, privés comme publics, orientent et façonnent la pensée, et sur comment retrouver une réelle liberté de penser.
LA CIA ET LES INTELLECTUELS FRANÇAIS
On suppose souvent que les intellectuels n’ont que peu ou pas de pouvoir politique. Perchés dans une tour d’ivoire privilégiée, déconnectés du monde réel, empêtrés dans des débats académiques insignifiants portant sur de minutieux détails de spécialistes, ou flottant dans les nuages abstrus de la haute théorie, les intellectuels sont régulièrement représentés non seulement comme coupés de la réalité politique mais également incapables d’avoir le moindre impact significatif sur elle. La Central Intelligence Agency (CIA) pense autrement.
De fait, « l’Agence » – responsable de coups d’État, d’assassinats ciblés et de manipulation clandestine de gouvernements étrangers – non seulement croit au pouvoir de la théorie, mais y a consacré des ressources importantes en disposant d’un groupe d’agents secrets dédiés au dépouillement de ce que certains considèrent être la théorie la plus absconse et la plus complexe jamais produite. Car dans un document de recherche intrigant, rédigé en 1985 et récemment publié avec une faible censure dans le cadre de la loi sur la liberté de l’information (Freedom of Information Act), la CIA révèle que son personnel étudie la complexe théorie avant-gardiste, affiliée aux noms de Michel Foucault, Jacques Lacan et Roland Barthes et mondialement connue sous le nom de French Theory.
L’image des espions américains rassemblés dans des cafés parisiens pour étudier et comparer assidûment leurs notes sur les grands prêtres de l’intelligentsia française pourrait choquer celles et ceux qui présument que ces intellectuels sont des sommités dont la sophistication éthérée ne pourrait jamais être prise dans un réseau aussi vulgaire, ou qui supposent qu’il s’agit, au contraire, de charlatans colporteurs de rhétorique incompréhensible n’ayant que peu ou pas d’impact sur le monde réel.
Cependant, cette nouvelle ne devrait pas surprendre celles et ceux qui ont connaissance de l’investissement de longue date de la CIA dans la guerre culturelle mondiale, y compris dans le soutien de ses formes les plus avant-gardistes, tel que documenté par des chercheurs comme Frances Stonor Saunders, Giles Scott-Smith ou Hugh Wilford (j’y ai également apporté ma contribution dans Radical History & the Politics of Art).
Thomas W. Braden, ancien superviseur des activités culturelles de la CIA, a élucidé le pouvoir de l’offensive culturelle de l’Agence dans un compte rendu d’initié sans fard, publié en 1967 : « Je me souviens de mon immense joie lorsque l’orchestre symphonique de Boston [alors soutenu par la CIA – ndlr] a remporté plus d’applaudissements pour les États-Unis à Paris que John Foster Dulles ou Dwight D. Eisenhower n’auraient pu y prétendre avec une centaine de discours. » Cette opération n’était ni petite, ni marginale. En réalité, comme Wilford l’a judicieusement expliqué, le Congrès pour la liberté de la culture (Congress for Cultural Freedom ou CCF), dont le siège social était à Paris et qui s’est ensuite avéré être une organisation de la CIA pendant la guerre froide culturelle, fut l’un des plus importants mécènes de l’histoire du monde, soutenant un très vaste éventail d’activités artistiques et intellectuelles.
Le CCF comptait des bureaux dans 35 pays, a publié des douzaines de magazines de prestige, a participé à l’industrie du livre, a organisé des colloques internationaux de grande envergure et des expositions artistiques, a coordonné des spectacles et des concerts. Il a apporté un financement substantiel à divers prix et bourses culturels, ainsi qu’à des organismes de façade tels que la Fondation Farfield.
L’agence de renseignement comprend que la culture et la théorie sont des armes cruciales dans l’arsenal général qu’elle déploie afin de promouvoir les intérêts américains à travers le monde. Le document de recherche de 1985 récemment publié, intitulé France : la défection des intellectuels de gauche, examine – sans aucun doute à des fins de manipulation – l’intelligentsia française et son rôle fondamental dans l’élaboration des tendances qui génèrent la stratégie politique.
Suggérant qu’il aurait existé un équilibre idéologique relatif entre la gauche et la droite dans l’histoire du monde intellectuel français, le rapport met en évidence le monopole de la gauche dans l’immédiat après-guerre – auquel, nous le savons, l’Agence était férocement opposée – en raison du rôle clé joué par les communistes dans la résistance au fascisme, et finalement dans la victoire. Bien que la légitimité de la droite ait été massivement discréditée en raison de sa contribution directe aux camps de la mort nazis, ainsi que de son agenda généralement xénophobe, anti-égalitaire et fasciste (selon la description de la CIA), les agents secrets non identifiés qui ont rédigé cette étude esquissent avec un plaisir palpable le retour de la droite depuis le début des années 1970 environ.
Plus précisément, les guerriers culturels sous couverture applaudissent ce qu’ils considèrent comme un double mouvement, ayant contribué à faire basculer l’attention critique de l’intelligentsia des États-Unis vers l’URSS. La gauche a connu une désaffection intellectuelle graduelle pour le stalinisme et le marxisme, un retrait progressif des intellectuels radicaux du débat public, ainsi qu’un éloignement théorique du socialisme et du parti socialiste. Plus à droite, les opportunistes idéologiques, qu’on appelle les nouveaux philosophes et les nouveaux intellectuels de droite, ont lancé une campagne de diffamation médiatique à forte visibilité contre le marxisme.
Alors que d’autres ramifications de l’organisation mondiale d’espionnage renversaient des dirigeants démocratiquement élus, fournissaient des renseignements et des fonds aux dictateurs fascistes et soutenaient des escadrons de la mort de droite, l’escadrille centrale de l’intelligentsia parisienne recueillait des données sur la façon dont la dérive à droite du monde théorique bénéficiait directement à la politique étrangère étatsunienne.
Les intellectuels partisans de gauche avaient ouvertement critiqué l’impérialisme américain dans l’immédiat après-guerre. Jean-Paul Sartre, en tant que fervent critique marxiste, par son poids médiatique et le rôle notable qu’il a joué – comme fondateur de Libération – dans la révélation des noms du directeur de la CIA à Paris ainsi que de douzaines d’agents secrets, était étroitement surveillé par l’Agence et considéré comme un problème majeur.
En revanche, l’atmosphère antisoviétique et antimarxiste, liée à l’émergence de l’ère néolibérale, a détourné l’attention publique et fourni une excellente couverture aux guerres sales menées par la CIA en rendant « très difficile pour quiconque parmi les élites intellectuelles de mobiliser une opposition significative face aux politiques américaines en Amérique centrale, par exemple ». Greg Grandin, l’un des grands spécialistes de l’histoire de l’Amérique latine, résume parfaitement cette situation dans The Last Colonial Massacre : « Non contents de mener des interventions visiblement désastreuses et mortelles au Guatemala en 1954, en République dominicaine en 1965, au Chili en 1973, ainsi qu’au Salvador et au Nicaragua dans les années 80, les États-Unis ont accordé un soutien financier, matériel et spirituel, stable et discret, aux États terroristes anti-insurrectionnels et meurtriers. […] Mais l’énormité des crimes commis par Staline a garanti que ces histoires sordides, peu importe à quel point elles étaient convaincantes, détaillées ou accablantes, n’ont pas ébranlé les fondements d’une vision du monde dans laquelle les États-Unis jouaient un rôle exemplaire dans la défense de ce que nous connaissons maintenant sous le nom de démocratie. »
C’est dans ce contexte que les mandarins masqués ont recommandé et appuyé la critique implacable déployée par une nouvelle génération de penseurs antimarxistes, à l’instar de Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann et Jean-François Revel, contre « la dernière clique des savants communistes » (composée, selon les agents anonymes, de Sartre, Barthes, Lacan et Louis Althusser). Étant donné les penchants à gauche de ces antimarxistes dans leur jeunesse, ils constituent le modèle parfait pour construire des récits trompeurs fusionnant une prétendue évolution politique personnelle avec la marche progressive du temps. Comme si la vie individuelle et l’Histoire étaient simplement une question de « croissance », et donc de la reconnaissance qu’une transformation sociale égalitaire profonde est une chose appartenant au passé (aussi bien personnel qu’historique).
Ce défaitisme omniscient et condescendant sert non seulement à discréditer de nouveaux mouvements, en particulier ceux motivés par la jeunesse, mais également à faire passer les succès relatifs de la répression contre-révolutionnaire pour un progrès historique naturel.
Même des théoriciens, qui n’étaient pas aussi opposés au marxisme que ces réactionnaires intellectuels, ont contribué de manière significative à cet environnement de désillusion à l’égard de l’égalitarisme transformateur, de désintéressement pour la mobilisation sociale et de « réflexion critique » dépourvue de toute politique radicale. Ce fait s’avère extrêmement important pour comprendre la stratégie globale de la CIA et ses vastes et profondes tentatives pour démanteler la gauche culturelle, en Europe et ailleurs. En reconnaissant que son éradication totale était peu probable, l’organisation d’espionnage la plus puissante du monde a cherché à éloigner la culture de gauche de la politique anticapitaliste et transformatrice résolue, vers des positions réformistes de centre-gauche qui sont moins ouvertement critiques envers la politique nationale et étrangère des États-Unis.
De fait, ainsi que Saunders l’a démontré en détail, l’Agence a travaillé derrière le dos du Congrès maccarthyste de l’après-guerre en soutenant et promouvant directement des projets de gauche qui détournaient les producteurs et les consommateurs culturels de la gauche résolument égalitaire. En scindant et discréditant cette dernière, elle a également aspiré à fragmenter la gauche de manière générale, laissant uniquement un pouvoir et un soutien public minimal à ce qui restait du centre-gauche (tout en le discréditant en raison de sa complicité avec les politiques du pouvoir de droite, une problématique qui continue de nuire aux partis institutionnalisés contemporains de la gauche).
C’est dans cette optique que nous devons comprendre la prédilection de l’agence de renseignement pour les récits de conversion et sa profonde estime pour les « marxistes réformés », un leitmotiv qui traverse le document de recherche dédié à la théorie française. « Encore plus efficaces pour miner le marxisme, écrivent les taupes, étaient ces intellectuels qui se sont déclarés de véritables fervents engagés à appliquer la théorie marxiste dans les sciences sociales, mais qui ont fini par repenser et rejeter l’ensemble de cette tradition. »
Ils citent en particulier la contribution profonde apportée par l’École des Annales et le structuralisme, avec notamment Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault, à la « démolition critique de l’influence marxiste dans les sciences sociales ». Foucault, considéré comme « le penseur le plus profond et influent de la France », fut particulièrement applaudi pour son éloge des intellectuels de la Nouvelle Droite pour avoir rappelé aux philosophes « les conséquences “sanglantes” […] de la théorie sociale rationaliste des Lumières et de l’époque révolutionnaire ».
Bien qu’il s’agisse d’une erreur de réduire la position ou l’effet politique d’un auteur à une seule prise de position ou à un résultat unique, l’esprit de gauche antirévolutionnaire de Foucault et sa perpétuation du chantage au goulag – c’est-à-dire la position selon laquelle les mouvements radicaux expansifs visant une transformation sociale et culturelle profonde ne font que ressusciter les traditions les plus dangereuses – s’harmonisent parfaitement avec les stratégies globales de la guerre psychologique de l’agence d’espionnage.
L’interprétation de la théorie française par la CIA devrait nous inviter à reconsidérer le vernis aussi radical que chic qui a recouvert une grande partie de sa réception anglophone. Selon une conception étapiste de l’histoire progressive (habituellement aveugle à sa téléologie implicite), le travail de figures comme Foucault, Derrida et d’autres théoriciens français de pointe, est souvent intuitivement affilié à une forme de critique profonde et sophistiquée qui est censée dépasser tout ce qui se trouve dans les traditions socialistes, marxistes ou anarchistes.
Il est sans doute vrai, et cela mérite d’être souligné, que la réception anglophone de la théorie française, ainsi que l’a judicieusement indiqué John McCumber, a eu d’importantes implications politiques en tant que pôle de résistance face à la fausse neutralité politique, à la technicité détachée de la logique et du langage, ou au conformisme idéologique à l’œuvre dans les traditions de la philosophie anglo-américaine soutenues par McCarthy. Cependant, les pratiques théoriques des figures qui ont tourné le dos à ce que Cornelius Castoriadis a appelé la tradition de la critique radicale – c’est-à-dire de résistance anticapitaliste et anti-impérialiste – ont certainement contribué à la dérive idéologique éloignant l’intelligentsia de la politique transformatrice.
Selon l’agence d’espionnage elle-même, la théorie française postmarxiste a directement contribué au programme culturel de la CIA, visant à amener la gauche vers la droite, tout en discréditant l’anti-impérialisme et l’anticapitalisme, créant ainsi un environnement intellectuel dans lequel ses projets impériaux pourraient être poursuivis à l’abri de tout examen critique sérieux de la part de l’intelligentsia.
Comme nous le savons grâce aux recherches portant sur le programme de guerre psychologique mené par la CIA, l’organisation a non seulement surveillé et cherché à contraindre les individus, mais elle a toujours été désireuse de comprendre et de transformer les institutions de production et de distribution culturelles. En effet, son étude sur la théorie française souligne le rôle structurel joué par les universités, les maisons d’édition et les médias dans la formation et la consolidation d’un ethos politique collectif. À travers des descriptions qui, comme dans l’ensemble du document, devraient nous inviter à réfléchir de manière critique sur la situation académique actuelle dans le monde anglophone et au-delà, les auteurs du rapport mettent en avant la manière dont la précarisation du travail académique a contribué à la démolition de la gauche radicale.
Si les gauchistes résolus ne peuvent pas s’assurer des moyens matériels nécessaires pour mener à bien leur travail, ou si nous sommes plus ou moins contraints subrepticement de nous conformer au statu quo afin de trouver un emploi, de publier nos écrits ou de trouver un public, les conditions structurelles nécessaires pour une communauté de gauche engagée sont affaiblies. La professionnalisation [vocationalization] de l’enseignement supérieur est un autre outil employé à ces fins, puisqu’elle vise à transformer les individus en rouages technoscientifiques de l’appareil capitaliste plutôt qu’en citoyens autonomes dotés d’outils fiables pour la critique sociale.
La théorie des mandarins de la CIA fait donc la part belle aux efforts engagés par le gouvernement français afin de « pousser les étudiants à suivre des enseignements commerciaux et techniques ». Ils soulignent également la contribution des grandes maisons d’édition comme Grasset, des médias de masse et de l’engouement pour la culture américaine à la promotion de leur plateforme post-socialiste et anti-égalitaire.
Quelles leçons pouvons-nous tirer de ce rapport, en particulier dans l’environnement politique actuel et son assaut continu contre l’intelligentsia critique ? Tout d’abord, cela devrait nous rappeler que si certains présument que les intellectuels sont impuissants et que nos orientations politiques n’ont pas d’importance, l’organisation, qui fut l’une des éminences grises les plus puissantes de la politique mondiale, ne partage pas cet avis. La Central Intelligence Agency, ainsi que son nom le suggère ironiquement, croit au pouvoir de l’intelligence et de la théorie, et nous devrions prendre cela très au sérieux.
En supposant de manière fallacieuse que le travail intellectuel ne présente que peu ou pas de traction dans le « monde réel », nous ne trahissons pas seulement les implications pratiques du travail théorique, mais nous risquons également de fermer dangereusement les yeux sur les projets politiques dont nous pouvons facilement devenir les ambassadeurs culturels involontaires. Bien que l’État-nation français et son appareil culturel fournissent une plateforme publique beaucoup plus importante pour les intellectuels que dans de nombreux autres pays, le souci de la CIA de cartographier et de manipuler la production théorique et culturelle ailleurs devrait tirer la sonnette d’alarme pour nous tous.
Deuxièmement, les éminences grises du présent ont tout intérêt à cultiver une intelligentsia dont la perspicacité critique a été entachée ou détruite en favorisant des institutions fondées sur des intérêts commerciaux et technoscientifiques, en établissant un parallèle entre la politique de gauche et l’antiscientificité, en corrélant la science avec une prétendue mais fausse neutralité politique, en promouvant des médias qui saturent les ondes avec des bavardages conformistes, en séquestrant les gauchistes engagés en dehors des grandes institutions académiques et des médias, et en discréditant tout appel à une transformation égalitaire et écologique.
Elles cherchent idéalement à encourager une culture intellectuelle qui, si elle est de gauche, est neutralisée, immobilisée, apathique et se contente de la lamentation impuissante ou de la critique passive de la gauche radicalement mobilisée. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous pourrions considérer que l’opposition intellectuelle à la gauche radicale, qui domine l’université américaine, est une prise de position politique dangereuse : n’est-elle pas directement complice de l’agenda impérialiste de la CIA à travers le monde ?
Troisièmement, pour contrer cet assaut institutionnel à l’égard d’une culture de gauche engagée, il est impératif de résister à la précarisation et à la professionnalisation [vocationalization] de l’éducation. Il est également important de créer des sphères publiques dédiées aux débats véritablement critiques, offrant une plateforme plus large à celles et ceux qui reconnaissent qu’un autre monde n’est pas seulement possible, mais qu’il est nécessaire. Nous devons également nous associer afin de contribuer au développement de médias alternatifs, de différents modèles d’éducation, de contre-institutions et de collectifs radicaux.
Il est essentiel de favoriser précisément ce que les combattants culturels clandestins veulent détruire, à savoir une culture de la gauche radicale avec un large cadre institutionnel pour soutien, un appui étendu du public, une influence médiatique importante et un pouvoir expansif de mobilisation.
Enfin, les intellectuels du monde devraient s’unir pour reconnaître leur pouvoir et s’en emparer, afin que nous fassions tout notre possible pour développer une critique systémique et radicale qui soit aussi égalitaire et écologique qu’anticapitaliste et anti-impérialiste. Les positions que l’on défend dans les salles de classe ou publiquement sont importantes, dans la mesure où elles contribuent à définir les termes du débat et à tracer le champ des possibles politiques. À l’encontre de la stratégie culturelle de fragmentation et de polarisation mobilisée par l’agence d’espionnage pour scinder et isoler la gauche anti-impérialiste et anticapitaliste, en l’opposant à des positions réformistes, nous devons nous fédérer et nous mobiliser en reconnaissant l’importance du travail commun – et ce pour l’ensemble de la gauche, ainsi que l’a récemment rappelé Keeanga-Yamahtta Taylor – pour la culture d’une intelligentsia véritablement critique.
Plutôt que de proclamer ou de déplorer l’impuissance des intellectuels, nous devrions exploiter la capacité de parler vrai face au pouvoir [to speak truth to power] en travaillant ensemble et en mobilisant notre pouvoir à créer collectivement les institutions nécessaires à l’élaboration d’un monde culturel de gauche. Car ce n’est que dans un tel monde, et dans les caisses de résonance de l’intelligence critique qu’il produit, que les vérités formulées pourraient être entendues, et modifier ainsi les structures mêmes du pouvoir.
Gabriel Rockhill
article paru dans Médiapart en avril 2017
Avec l’aimable autorisation de l’auteur

METATEXTES

Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle
Pour lire une partie de l’ouvrage, Danielle Bleitrach met en ligne une retranscription chapitre par chapitre (en cours)
Introduction
Chapitre 1/ Partie1 La culture et la CIA
Chapitre 1 / Partie 2 Cadavres exquis
Chapitre 1 / Partie 3
Chapitre 2 Les élus du destins / Partie 1
Chapitre 2 / Partie 2

CIA et guerre froide culturelle
Qui mène la danse ? Frances Stonor Saunders
Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, revue de presse par Ernesto Carmona
Quelques extraits, Introduction, Actions et financements, Livres et propagande, L’expressionnisme abstrait, Le cinéma et la CIA
Finks, How the CIA tricked the world’s best writers ?
Une interview de Joel Whitney
Arte, Quand la CIA infiltrait la culture

Gladio, stay-behind
Arte, Gladio - Armée secrète d’Europe
BBC, Réseaux Gladio, I The Ring Masters, II The Puppeteers, III The Foot Soldiers
Du recyclage des dignitaires nazis, Le monde diplomatique, 2009

CIA et Europe
Frédéric Charpier, La CIA en France, soixante ans d’ingérence dans les affaires françaises, dans L’express, et quelques extraits
Rémi Kaufer, Quand la CIA finançait la construction européenne, Historia
Annie Lacroix-Riz, Aux origines du carcan européen (1900 - 1960) : la France sous influence allemande et américaine, Comment la France passa de l’ère allemande à l’ère américaine
François Asselineau, Les origines cachées de la construction européenne
Finimore
   Posté le 24-01-2021 à 07:17:40   

Dans le livre de Christian Doumergue "Au coeur des théories du complot" Les Éditions de l'Opportun , 2017, un certain nombre de pseudos-complots sont démontés. Mais l'auteur tient à rappeler que des complots réels existent et ont bien exister. Il consacre par exemple le chapitre 31 à l'infiltration de la culture par la CIA, à 1984 et au chapitre 32 à La ferme des animaux d'Orwell.

31.
QUAND LA CIA INFILTRAIT
LA CULTURE EUROPÉENNE

En 1966, le voile commence à se lever sur certaines manipulations orchestrées par la CIA dans le domaine de la Culture. Le 27 avril 1966, dans un article sur les financements occultes de la CIA, le New York Times cite le Congrès pour la Liberté de la Culture. Un organisme derrière lequel se cachent les manœuvres de l'Agence américaine. Outre-Atlantique, ces révélations ont un certain écho. Mais en Allemagne comme en France, la presse reste discrète. Et pour cause, plusieurs journalistes et intellectuels européens se trouvent être impliqués dans cette vaste manipulation…

UNE MANIPULATION D'ENVERGURE

Durant la Guerre Froide, la CIA a recruté de nombreux représentants de la Culture occidentale. Écrivains, plasticiens, compositeurs, sont instrumentalisés par l'Agence américaine pour asseoir l'idéologie américaine sur le sol européen. Tout en restant dissimulée. La manipulation est d'envergure. Pour parvenir à ses fins, la CIA va créer une organisation qui va servir à cacher ses activités : le Congrès pour la Liberté de la Culture, dont le centre névralgique est installé à Paris.

Le Congrès a un objectif : influencer l'Art et la culture européens. Afin de lui donner toute son efficacité, la CIA engage des sommes colossales, pouvant s'élever, selon les opérations, jusqu'à 400 000 dollars. C'est par l'entremise des fondations créées pour l'occasion, comme la fondation Farfield de New York, que l'argent transite. Ces fondations sont l'intermédiaire entre la CIA et la centrale européenne du Congrès pour la Liberté de la Culture basée à Paris. La CIA doit en effet rester complétement " invisible ". Rien ne doit permettre de soupçonner que c'est elle qui œuvre derrière ces différentes entités culturelles.

En 1952, la CIA entame son offensive culturelle européenne. Le Festival du XXe siècle s'ouvre à Paris, avec la participation de l'Orchestre de Boston. Le financement occulte est assuré par la CIA. La manifestation est à ce point fastueuse qu'elle est critiquée : l'Europe panse encore ses plaies, l'Allemagne est alors un pays qui se remet à peine de la Guerre.

Partout, en Europe occidentale, des manifestations culturelles d'envergure sont organisées. En Allemagne, le Comité pour la Liberté de la Culture est téléguidé par la CIA pour organiser un Congrès réunissant de nombreux artistes et intellectuels. Les actualités de l'époque proclament : " L'élite intellectuelle mondiale se réunit à Berlin lors du Congrès pour la Liberté de la Culture. (…) Ce congrès international de trois jours s'est achevé par une manifestation publique sous la devise " Culture libre dans un monde libre ". L'écrivain Arthur Koestler a terminé par ces mots : " Il est temps de dire adieu à la neutralité. Les intellectuels occidentaux ont quitté leur position défensive. Amis ! La liberté passe à l'offensive ! " "

Le but de l'opération est clair : fédérer les intellectuels contre le totalitarisme communiste. Sauf que, pour ce faire, ce sont des méthodes totalitaires qui sont employées. À commencer par la manipulation. Et puis, pour parvenir à ses fins, la CIA n'hésite pas à engager d'anciens nazis…

D'ANCIENS NAZIS AU SERVICE DE LA CIA

Ainsi, le responsable secret du congrès de Cologne est Joseph Caspar Witsch (1906-1967), un ancien fonctionnaire de la Culture sous le IIIe Reich, qui fut membre des SA. Or Witsch est une des pièces maîtresses de l'opération construite par la CIA.

Fondant une maison d'édition, il la dote vite d'un vaste et prestigieux catalogue. Mais plusieurs des titres qu'il édite sont entourés de zones d'ombres quant à leur financement. Des ouvrages volumineux, à la traduction onéreuse. Ce sont des textes originaires des États-Unis. Leur coût d'édition, qui ne correspond pas aux finances de Witsch, laisse supposer à d'aucuns un financement extérieur, que certains attribuent alors à la CIA. Ils ne se trompent pas… mais nul n'est alors en mesure de le confirmer.

Witsch est une des pièces centrales de la toile tissée par la CIA en Allemagne. Il va rencontrer de nombreux artistes et journalistes influents au sein d'une résidence rattachée au Congrès. Un lieu financé par la Fondation Ford, qui est alors devenu un véritable " paravent philanthropique de la CIA ". Parmi les personnalités rencontrées, un ancien agent des services de contre-espionnage nazi et ancien sous-lieutenant des SS, ou encore un ancien de la Gestapo, Hans Otto Weismann… Witsch côtoie toute l'élite culturelle. Par son intermédiaire, artistes, comme journalistes, sont engagés dans un combat pour la liberté. Mais aucun ne se doute que derrière la structure qui semble leur permettre d'arriver à leur fin, se cache l'œuvre de la CIA.

Les écrivains sont sélectionnés en fonction de leur profil. Il s'agit d'amener les auteurs et artistes européens engagés à diffuser l'idéologie américaine. Une directive de la CIA formule ainsi l'objectif à atteindre : " Telle une araignée dans sa toile, contrôler l'ensemble de la vie culturelle européenne afin qu'elle ne s'oppose pas à la libre entreprise et à l'économie de marché propre au système américain ". Les fonds de la CIA sont avant tout destinés à alimenter la Gauche antistalinienne. De ce point de vue, certains profils semblent idéaux à la CIA pour infiltrer la totalité du milieu culturel de Gauche en Europe. Parmi eux, Heinrich Böll. Modéré de Gauche, anticlérical, prônant les valeurs occidentales.

" TELLE UNE ARAIGNÉE DANS SA TOILE… "

Les auteurs de la maison Witsch doivent défendre les libertés individuelles. La critique envers les États-Unis est tolérée mais ne doit pas être trop virulente. Naturellement, aucune sympathie communiste ne doit être exprimée.

Grâce aux fonds de la CIA, des revues littéraires sont créées à travers toute l'Europe. En France, la revue Preuves, sous la direction de Raymond Aron, s'en prend régulièrement à Jean-Paul Sartre. Sartre affiche en effet ses sympathies pour la révolution cubaine. Ces attaques contre Sartre sont coordonnées par la CIA… En Angleterre et en Allemagne, des magazines sont pareillement financés. Comme Der Monat alimenté à hauteur de 50 000 dollars par an. Affichée comme un lieu de " débat ouvert ", la revue est en réalité un leurre destiné à attirer les intellectuels. En Italie, c'est Tempo Presente. En Autriche, Forum. En Angleterre, Encounter.

Toutes coordonnées entre elles, ces publications vont être de vrais instruments d'influence. Grâce à elles, la CIA espère faire la pluie et le beau temps sur le monde de la culture. Les adversaires de la pensée américaine sont visés. En 1963, Pablo Neruda est un des favoris pour le Prix Nobel de Littérature. Depuis Paris, la CIA orchestre une campagne de calomnies, grâce à des agents infiltrés en Suède.

Dans le même temps, les artistes instrumentalisés par la CIA et servant ses intérêts sont protégés. La CIA va ainsi blanchir des artistes allemands poursuivis pour leur carrière sous le régime nazi. C'est le cas d'Herbert von Karajan (1908-1989). Le Congrès le protège lorsqu'à New-York la communauté juive s'indigne. D'autres artistes se trouvant dans la même situation sont également défendus.

Pareillement, la CIA va promouvoir certains courants artistiques en fonction de l'idéologie qu'ils sont susceptibles de véhiculer. Au rang de ses favoris dans le domaine de la peinture : l'expressionisme abstrait. Les penseurs de l'Agence le considèrent comme un art de la " libre entreprise ", en cela qu'il n'est pas, comme l'Art du XIXe siècle, dépendant de l'État, des Salons, ou encore de l'Académisme…

1984

À travers ces différentes manœuvres, tout est mis en œuvre pour plonger les européens dans la crainte du totalitarisme communiste. Des collaborateurs du Congrès vont ainsi favoriser l'adaptation cinématographique de grands romans pouvant servir à répandre cette terreur Rouge. Ainsi de 1984. Le roman d'anticipation de George Orwell (1903-1950) avait été publié en 1949. Il dépeignait le régime totalitaire installé en Grande-Bretagne après une Guerre Nucléaire totale censée avoir eu lieu dans les années 1950. Dans ce régime inspiré à la fois du nazisme et surtout du stalinisme, plus aucune liberté n'existe. Dans les rues, d'immenses affiches proclament sans cesse " Big Brother is Watching You " (" Big Brother vous regarde ").

La CIA va instrumentaliser le livre pour en faire un fer de lance de sa lutte contre le communisme et l'Union Soviétique. Le directeur du Comité Américain pour la Liberté de la culture va lui-même superviser le scénario de l'adaptation cinématographique du livre ! Et faire subir au récit quelques modifications, contrairement à l'engagement qui avait été pris avec Orwell.

C'est loin d'être la seule manœuvre de la CIA dans le domaine du cinéma… L'Agence avait en effet monté une opération spéciale pour influer sur les médias et la production cinématographique, en Europe comme aux États-Unis, l'Opération Mockingbird.
32.
OPÉRATION MOCKINGBIRD

LA FERME DES ANIMAUX

1984 n'est pas la seule œuvre d'Orwell dont l'adaptation cinématographique a été orchestrée et financée par la CIA. Un autre roman d'Orwell critiquant le stalinisme, La Ferme des animaux, a connu la même instrumentalisation. Publié en 1945, le récit est adapté à l'écran sous forme de film d'animation en 1954.

Dans son court roman, Orwell mettait en scène la révolte des animaux dans une ferme dont ils chassent les hommes. Derrière la fable animalière se cachait une virulente critique du régime soviétique. Les animaux à l'origine de la révolte cachent ainsi les figures de Staline, Lénine ou encore Marx. Orwell est très clairement antistalinien. Mais c'est aussi un socialiste, et son œuvre n'est pas sans porter quelques attaques contre le capitalisme, incarné par la figure du fermier. La CIA va donc faire en sorte que cet aspect soit gommé du film, qui devra se limiter à une condamnation du communisme. Sous l'influence de la CIA, certaines modifications majeures sont ainsi réalisées sur le scénario.

Pour cacher l'implication de la CIA dans le projet, le film est tourné en Angleterre et financé par une société écran de l'Agence. Sa production s'inscrit dans un vaste projet de la CIA dont les contours n'ont été pour la première fois perçus qu'en 1975.

" …UN RÉSEAU DE PLUSIEURS CENTAINES DE PERSONNES… "

En 1975, la Commission Church, formée à la suite du scandale du Watergate, met au jour l'existence de l'Opération Mockingbird. L'Opération Oiseau moqueur ! Une Opération élaborée par la CIA et destinée à placer sous son influence les médias d'informations et de distractions américains comme étrangers.

Le rapport publié par le Congrès en 1976 dresse l'image d'une gigantesque toile d'influence médiatique tissée par la CIA à travers le monde. " La CIA entretient actuellement un réseau de plusieurs centaines de personnes étrangères à travers le monde qui fournissent des renseignements à la CIA et, parfois, tentent d'influencer l'opinion par le biais de la propagande déguisée. Ces personnes assurent à la CIA un accès direct à un grand nombre de journaux et de périodiques, des dizaines de services de presse et agences de nouvelles, stations de radio et de télévision, les éditeurs commerciaux, et d'autres médias étrangers ". Le montant estimé de cette vaste entreprise est colossal : 265 millions par an !

C'est à la fin des années 1948 que le projet est créé. En 1954, il passe sous le contrôle direct d'Allen Dulles, directeur de la CIA. L'Agence va dès lors recruter des journalistes et infiltrer certains médias. CBS, Time Magazine, Life, The New York Times, The Washington Post, notamment, font partie des " infiltrés ". Au sein de leur rédaction, des journalistes rédigent des articles directement commandités par Franck Wisner, l'agent de la CIA à l'origine de Mockingbird. Certaines informations classifiées sont fournies par la CIA. Il s'agit tantôt de mettre en avant l'idéologie et le modèle défendu par la CIA, tantôt d'attaquer, dénigrer et détruire toute personne ou œuvre agissant dans un sens contraire.

Pour cela, les articles de presse ne sont pas les seuls vecteurs. Par des apports financiers transitant par des sociétés écrans, la CIA coordonne aussi la publication de certains livres. Entre la création du Projet Mockingbird et la fin de l'année 1967, ce sont quelque mille livres qui ont ainsi été produits. La CIA emploie directement certains auteurs, leur fournit des documents, vérifie leurs manuscrits régulièrement.
Finimore
   Posté le 14-12-2021 à 07:02:36   

QUELQUES ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES SUR GEORGE ORWELL, L’IDOLE DE LA
GAUCHE ET DE LA DROITE ANTICOMMUNISTES, DÉCEMBRE 2021, ANNIE LACROIX-RIZ

On lira ci-dessous la critique que j’avais faite d’un article fort malhonnête de Thierry
Discepolo et à but publicitaire (une énième réédition de 1984 alors imminente), paru dans Le Monde diplomatique de juin 2019 (https://www.mondediplomatique.fr/2019/07/DISCEPOLO/60049)
Critique des « Idées » de Thierry Discepolo, 27 juin 2019, Annie Lacroix-Riz
Thierry Discepolo, à l’appui de sa prochaine réédition-traduction de 1984, prononce
dans « L’art de détourner George Orwell », un vibrant plaidoyer pour cet « homme de
gauche », combattant dans les rangs du POUM pendant la guerre d’Espagne, indûment
« annex[é] par les néoconservateurs », lui qui n’avait jamais soutenu les Tories, « même pour
lutter contre le stalinisme ». Le catalogue d’Agone, riche en auteurs de l’extrême gauche
« antitotalitaire », compte depuis 2006 plusieurs écrits de ou sur Orwell. Même la fiche
française Wikipédia (six références Agone) évoque l’antipathie de la gauche antifasciste
britannique pour ce prétendu « révolutionnaire », objet d’un énorme scandale posthume, en 1996 : The Gardian révéla qu’il avait livré, en 1949, une longue liste de noms de journalistes et d’intellectuels « cryptocommunistes », « compagnons de route » ou « sympathisants » de l’URSS à l’Information Research Department. C’est-à-dire à la section anticommuniste et antisoviétique créée en 1948 par le très droitier secrétaire au Foreign Office travailliste Ernst Bevin. Y compris sur l’effarante « liste d’Orwell », riche en remarques, antisémites, antiNoirs et anti-homosexuels, la réalité est bien pire sur cet ancien policier colonial (en Birmanie), aussi violent que requis par la fonction, déjà très avancé dans les années 1930,
malgré sa démission officielle de 1927, dans la chasse aux dissidents rouges sous couvert de haine du stalinisme, « pacifiste » spectaculaire mais employé depuis 1941 par le « service oriental » de la BBC, curieux « patriote » que cet antisoviétique toujours notoire alors qu’officiellement, Londres aimait les Soviets depuis juin, agent de l’IRD, etc.
Les révélations ont afflué depuis le pavé jeté dans la mare par la Britannique Frances
Saunders, avec The cultural Cold War : the CIA and the world of art and letters, New York, The New Press, 1999, étude qui, comme les suivantes, apparente le tandem Orwell-Arthur Koestler. Saunders a été impitoyable sur leur collaboration avec l’IRD et avec la CIA. Laquelle, via les rééditions (de son éditeur-paravent Praeger), le cinéma et la bande dessinée (indispensable pour les peuples colonisés analphabètes), forgea après le décès précoce d’Orwell (1950), avec sa veuve Sonia, l’immense carrière « occidentale » des Animaux de la ferme et 1984 – et poussa celle de Koestler, qui se vendit au mieux (jusqu’en 1983), aux services anglais et américains, pour devenir « l’homme [officiel] de la droite » (Tony Shaw).
Saunders, jugée trop tiède envers l’entreprise « culturelle » des États-Unis, a été
cependant confirmée par des auteurs plus « occidentaux ». M. Discepolo modérerait son appel à la « réhabilitation » d’un Orwell calomnié s’il consultait ces ouvrages accablants, nourris d’archives stricto sensu, à la différence de ceux d’Agone. Un seul a été traduit, celui de Saunders, mais sa Guerre froide culturelle, Denoël, 2004, épuisée, se négocie sur Internet au marché noir (jusqu’à 600€ récemment).
Aucun des autres ne l’a été, dont :
Richard Aldrich, The hidden hand : Britain, America, and Cold War secret
intelligence, London, John Murray, 2001Hugh Wilford, The CIA, the British Left and the Cold War: Calling the Tune?, Abingdon, Routledge, 2003, rééd. 2013
James Smith, British Writers and MI5 Surveillance, 1930-60, Cambridge, 2012
(fabuleux chapitre sur Orwell et Koestler, p. 110-151)
2
Andrew Defty, Britain, America and anti-communist propaganda 1945-53 : the
Information Research Department, London, Routledge, 2013
Tony Shaw, http://researchprofiles.herts.ac.uk/portal/en/persons/tony-shaw(d6062eb5-
b560-4803-b267-7b568a0b81e6)/cv.html?id=943264

Orwell, idole des « neocons » de plus en plus vénérée depuis les années 1980 ? Il n’y a
pas maldonne.
_____________________________________________
Le mensuel a largement tronqué mon texte sur les faits, accablants (la liste de délation
est notoire depuis 1996, pas le rôle intangible de policier de l’impérialisme britannique,
assumé jusque dans la guerre d’Espagne) de George Orwell. Il n’en a publié en septembre 2019 que cet extrait, qui a eu au moins l’avantage de conserver la bibliographie :
https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/A/60328
Il faut notamment ajouter à cette liste :
Paul Lashmar and James Oliver, Britain’s Secret Propaganda War, Stroud, Sutton
Publishing Company, 1998, passim, dont le chap. 11, “Spreading the Word : IRD publishes », p. 95-103
Scott Lucas, Orwell, Haus Publishing, London, 2003, essentiel, et The betrayal of
dissent, Beyond Orwell, Hitchens and the New American Century, Pluto Press, London, 2004
(dont le chapitre 1 résume le précédent ouvrage).
Tout ceci rien à voir avec la présentation avantageuse que propose John Newsinger
dans Orwell’s Politics (1999), consacré à la réhabilitation d’Orwell. Antagonique avec toute la production scientifique, il a seul été traduit, et publié par… M. Discepolo chez Agone : La politique selon Orwell, trad. par Bernard Gensane, Marseille, Agone, 2006, XXVI-332 p. (ISBN 978-2-7489-0036-1). Ce biographe dithyrambique mais qui n’a pas consulté une archive à la différence de tous les ouvrages particulièrement sévères et documentés (de première main) sur Orwell, a fourni le fondement des éloges continus et intensifiés des « antitotalitaires » français, Le Monde en tête. Newsinger y « caricature » la biographie
documentée de Scott Lucas (2003), qu’il qualifie d’« attaque stalinienne traditionnelle contre Orwell » : car, en cette phase d’idolâtrie travailliste des guerres américaines pour la « démocratie » (c’était alors une de celles conduites contre l’Irak), régnait – et règne encore, et en France au moins autant que dans les milieux pro-américains de GrandeBretagne -- l’adage selon lequel « ceux qui osent critiquer George “se croient revenus au bon vieux temps du camarade Staline”. » (Lucas, The betrayal of dissent, p. 231 et n. 97, p. 316).
Je déplore avec mes lecteurs et correspondants que toute la production scientifique sur
George Orwell soit interdite au peuple par la censure de fait régnant sur la sphère de la
traduction. Il n’existe en effet aucun travail scientifique français sur cette idole de
l’antisoviétisme et de l’anticommunisme.
Mon article paru dans le n° 72 de Droits est explicite sur la nature du POUM, et de ses
agents, tant espagnols qu’étrangers (la remarque vaut pour Koestler et Orwell). Il sera affiché à la rubrique Articles de mon site, Historiographie, de même que celui paru dans La Raisond’octobre 2021 sur la nature de la guerre d’Espagne.
Bien cordialement,
Annie Lacroix-Riz