Sujet :

il n'y a pas eu de démocratie nouvelle en Algérie

Xuan
   Posté le 11-08-2021 à 23:36:34   

SUR LA PHASE ACTUELLE DE LA LUTTE DES CLASSES EN ALGÉRIE
par Robert Linhardt
DANIELLE BLEITRACH6 JUILLET 2020
https://histoireetsociete.com/2020/07/06/sur-la-phase-actuelle-de-la-lutte-des-classes-en-algerie-par-robert-linhardt/

les armes de la critique
Aujourd’hui où se célèbre l’indépendance de l’Algérie, voici un texte de Robert Linhardt en 1965. Une de ces “pépites” que l’on conseille au lecteur du blog de lire à tête reposée. Robert Linhardt une fois de plus pose un contexte qui nous aide à mieux comprendre aujourd’hui. (note de Danielle Bleitrach)

Séminaires associés « Les armes de la critique »

CAHIERS MARXISTES-LÉNINISTES – N°2 (I)
SUR LA PHASE ACTUELLE DE LA LUTTE DES CLASSES EN ALGÉRIE

REMARQUES PRÉLIMINAIRES


On ne se propose pas ici de décrire le régime politique et économique de l’Algérie nouvelle. La raison en est simple : ce régime n’existe pas.

Que l’autogestion soit encore pour une grande part un vœu pieux, cela est une évidence qui n’a rien pour nous étonner. Il faut être tout à fait étranger aux méthodes d’analyse marxistes-léninistes pour s’imaginer qu’une formation sociale peut laisser, comme par magie, place à une autre. Nous ferons référence à plusieurs reprises à l’Union soviétique qui a longtemps conservé des éléments de structure sociale tsariste. L’Algérie ne fait pas exception : son économie déformée est encore une économie coloniale. Et l’idéologie de la masse populaire une idéologie de colonisés – c’est-à-dire, chez les plus opprimés, une sorte de résistance passive aux initiatives des appareils, une volonté de sécurité et d’apaisement, une préférence marquée pour les avantages immédiats.

Il ne faut jamais perdre de vue que parler de la Révolution algérienne, c’est mêler l’analyse de la situation présente à l’évocation des principales tendances, des problèmes à résoudre, et des problèmes qui s’agitent. Les jeux ne sont pas faits et la plupart des décisions déterminantes restent à prendre:

> Les décrets de mars, premier pas officiel vers le socialisme, datent de deux ans; la charte d’Alger, premier programme révolutionnaire cohérent, d’un an.
> La restructuration du Parti, dont nous aurons à souligner l’importance, est à peine en train de s’achever et l’on en distingue encore mal les résultats.
> La deuxième tranche de la Réforme Agraire, c’est-à-dire le premier acte d’une offensive contre la classe réactionnaire la plus forte en Algérie – les 18.000 gros propriétaires fonciers – n’entrera en vigueur que cette année et l’on peut s’attendre à ce moment à une nouvelle flambée révolutionnaire ainsi qu’à une vigoureuse résistance des gros propriétaires visés – et de leurs alliés dans l’appareil d’État. La nature même de la nationalisation – avec ou sans les moyens de production ? avec ou sans indemnités ? – reste incertaine et revêtira une grande importance.

> Les coopératives de production des petits paysans, dont nous essayerons d’indiquer le rôle essentiel qu’elles ont à jouer, n’existent encore qu’à l’état de projet. Leur statut officiel n’a pas encore été adopté. Les premières tentatives sur le terrain ont échoué.
> Le Plan n’existe pas encore. Un pré-plan est en cours d’élaboration, dont les objectifs sont encore discutés.
> La réorganisation comptable du secteur socialiste agricole est en cours – nous soulignerons son rôle dans le progrès des rapports de production à la campagne.
> Quant à la refonte du système de rémunération et la création d’un éventail élargi de salaires agricoles, ces mesures n’ont pris effet qu’il y a quelques mois et il est impossible de savoir si elles ont eu l’effet attendu – à savoir le retour à la campagne des cadres et de spécialistes indispensables : comptables, mécaniciens, etc.
> Certaines mesures indispensables, que le gouvernement algérien s’est engagé à réaliser, n’ont pas encore été prises. Telle la nationalisation du commerce extérieur.

Dans tous les domaines, enfin, la lutte révolutionnaire n’est qu’entamée ; partout se manifeste le poids des structures antérieures, bouleversant les projets et les tentatives officielles, brimant la montée des couches révolutionnaires ; le néo-colonialisme est sur place, doté de moyens puissants ; la situation, enfin, n’est absolument pas stabilisée.

On ne saurait que protester, par conséquent, contre la légèreté petite bourgeoise de certaines appréciations portées sur l’Algérie. Le jeu des bons et mauvais côtés de l’Histoire se donne là libre cours, et l’on est déjà à tenter de classer le régime – souvent du côté du socialisme national bureaucratique ou du capitalisme d’État. Or rien n’est plus absurde que la question « L’Algérie est-elle socialiste ? » (titre du livre de Challiand). Poser cette question et y répondre négativement – deux ans après l’Indépendance –, c’est faire preuve d’une ignorance totale du processus révolutionnaire : il n’y a pas un modèle de socialisme homologué qu’on applique après avoir pris le pouvoir ; c’est pendant des années de lutte de classes – après la prise du pouvoir que les travailleurs acquièrent les moyens de contrôler collectivement la production et que se forge un nouvel appareil d’État qui sera, dans cette lutte, leur appareil et non celui des exploiteurs. Mais la prise du pouvoir par des militants révolutionnaires ne suffit pas à dissiper l’ignorance, l’analphabétisme de la masse des travailleurs, et à arracher à la bourgeoise commerçante et bureaucratique le contrôle de l’État.

S’il nous faut renoncer aux jugements sommaires, nous ne sommes pas désarmés, toutefois, pour aborder la phase actuelle de l’histoire algérienne.

[3] Nous relèverons, au cours de cette analyse, un certain nombre d’analogies entre la situation de l’Algérie au lendemain de la libération et l’état de la Russie soviétique dans les premières années de la Révolution ; marquons dès maintenant le niveau auquel nous voudrions situer ces rapprochements. Il ne s’agit pas tant pour nous de découvrir, à côté de très importantes différences, des éléments communs (qui pourtant existent ; vaste paysannerie ignorante, misérable, vivant encore en partie en économie d’autosubsistance ; implantation persistante du commerce privé ; permanence de l’appareil d’Etat bureaucratique hérité de la période précédente) que de dégager des homologies de structure susceptibles de nous éclairer sur les lois d’apparition et de développement des formations sociales de type socialiste. En particulier, nous nous attacherons au problème, pour nous fondamental des contradictions que l’on voit surgir au cours de la phase de transition entre rapports de production effectifs d’une part, et, d’autre part, pouvoirs juridiques et différents niveaux des superstructures politiques. Nous sommes amenés par là à esquisser une théorie des mondes économiques parallèles que nous formulerons comme suit. L’« avance » (en employant ce terme faute de mieux) d’une partie des superstructures politiques et juridiques sur les rapports de production effectifs constitue nécessairement, au début de la phase de transition, un facteur d’entraînement indispensable. Cependant, à partir d’un certain niveau de fiction juridique, ou d’irréalisme dans la représentation officielle des rapports de production, un monde économique second se constitue, qui obéit à ses lois propres, souvent contradictoires avec la représentation officielle. Le caractère irréaliste de certains mots d’ordre, la rigidité de statuts juridiques prématurés ou dépassés, ou bien encore une conception volontariste du Plan, ont pour conséquence de noyer et d’obscurcir l’ensemble des procès de production et de distribution, ce qui en rend la maîtrise de plus en plus malaisée. La fonction de dissimulation de l’idéologie officielle s’aggrave lorsque les contradictions non reconnues se font plus aigues, et la marge de manœuvre des forces réactionnaires s’en trouve renforcée. À la limite, des domaines d’action importants, qui relèvent en principe de l’État, lui échappent complètement ; le pouvoir, perdant peu à peu le contrôle réel de l’organisme économique se trouve déporté vers un contrôle en partie magique, symptôme d’une véritable « pathologie d’État » et qui consiste, entre autres, à attribuer au « sabotage » les distorsions qu’il ne peut réduire rationnellement, par une stratégie à la mesure de ses moyens.

D’autres manifestations de cet état sont : une propagande excessive et peu subtile, l’occultation totale du caractère de classe de certaines contradictions (entre ouvriers et paysans, entre diverses couches de paysans, etc.).

En fait, une extension excessive des pouvoirs conférés soit à l’État, soit directement aux travailleurs, alors que les moyens effectifs d’assurer ces pouvoirs sont encore réduits pour [4] le premier comme pour les seconds, se retourne en son contraire et interdit même l’exercice de pouvoirs qui jusque là avaient été réellement exercés, ou qui pourraient l’être si existait, au niveau des superstructures, une représentation plus réaliste des rapports de production. L’antagonisme qui se développe entre les exigences de la représentation officielle et les nécessités de la vie économique rend en effet alors indispensables les pratiques illégales qui, nées dans un domaine où la fiction juridique est particulièrement accusée, se répandent dans d’autres domaines et constituent finalement une fonction sociale spécifique, partie intégrante de la structure.

Le « culte de la personnalité » ou bien, d’un autre côté, la persistance de réalités de type capitaliste sous des représentations officielles socialistes, peuvent être les conséquences les plus marquantes de la disproportion entre des pouvoirs revendiqués et assumés « en théorie », et la capacité d’exercice effectif de ces pouvoirs. C’est en ce sens que des nationalisations outrancières (en particulier dans la sphère délicate du commerce) ou des mots d’ordre irréalistes (« gestion ouvrière », quand les ouvriers ne sont pas en état de l’assumer et que seul un contrôle ouvrier peut entrer dans les faits) se renversent en leurs contraires :

> à un extrême la monopolisation par l’État de tâches économiques exorbitantes et qu’il n’a pas les moyens de dominer déclenche l’irruption dans la vie économique, puis la structuration, de fonctions clandestines (échanges incontrôlés, etc.). Ce processus a été décrit par Boukharine à propos du « communisme de guerre » : nous en proposerons une analyse dans le passage de cet article consacré au problème de la commercialisation des produits agricoles.
> à l’autre extrême, l’octroi de pouvoirs fictifs aux travailleurs favorise le développement incontrôlé de la bureaucratie – incontrôlé parce que cette bureaucratie n’est pas reconnue, qu’elle n’a pas de fonction précise juridiquement délimitée et qu’elle usurpe une place qui, dans la représentation officielle de la structure, est remplie par les travailleurs eux-mêmes. A partir d’un certain niveau de consolidation de la fiction et des organismes « parallèles », le décalage entre la représentation juridique des rapports de production et la pratique sociale peut devenir pour ainsi dire irréductible, la nouvelle structure sociale résistant à toutes les critiques superficielles (contre la « bureaucratie », etc.).
A cet égard, le réalisme du travail de socialisation, la précision minutieuse apportée aux moyens de contrôle mis à la disposition [5] des travailleurs, jouent un rôle décisif. Nous développerons ce point dans le passage consacré aux conditions d’un contrôle effectif des travailleurs sur la production dans le secteur autogéré. Du même ordre nous semble être la nécessité d’une grande souplesse dans les formes de la coopération agraire, souplesse qui se manifeste en particulier dans une multiplicité de types de propriété telle qu’il soit possible d’adapter un statut à chaque situation spécifique. Nous aurons à évoquer cette condition du succès de la Réforme agraire, puis de la collectivisation lorsque nous traiterons de la coopération dans la petite paysannerie.

Nous voudrions éclairer ce qui vient d’être dit et le situer avec précision dans le plan de cet article ; ces déformations de la phase de transition ne sont pas la caractéristique principale de l’Algérie actuelle, mais peuvent le devenir si certaines options sont prises – industrialisation trop hâtive, négligence à l’égard de l’agriculture, politique violente envers les couches les plus défavorisées de la paysannerie, confiance exagérée en l’« autogestion ».

La situation actuelle est confuse et mouvante ; les fonctions de masque de l’idéologie, les éléments d’une gestion bureaucratique clandestine, les mondes économiques parallèles, apparaissent déjà, mais ne se sont pas encore structurés en un tout cohérent. Il suffit de lire les discours du président Ben Bella pour se rendre compte que le pouvoir se refuse à couvrir ces déformations – ou à les imputer à de simples « saboteurs ». Les congrès syndicaux, les congrès de l’auto-gestion ont permis aux travailleurs d’exprimer librement leurs critiques et leurs revendications. Mais si la stratégie qui sera mise en œuvre par le pouvoir ne s’insère pas rigoureusement dans les conditions spécifiques de la lutte des classes en Algérie – conditions que nous allons tenter de décrire –, les contradictions inhérentes à la phase de transition pourraient alors prendre un tour aigu.

Certains critiques brûlent les étapes et se font déjà un devoir de reprocher au pouvoir algérien sa démagogie – voire son caractère réactionnaire – sous prétexte que ses décrets et ses proclamations ne sont pas encore entrés dans la réalité.

C’est méconnaître l’importance de la phase où le pouvoir d’État se sert de ces moyens pour s’adresser aux masses par-dessus son propre appareil : le pouvoir assume ainsi un rôle d’agitation, donnant conscience aux masses des objectifs à atteindre avant même que les conditions pratiques ne soient remplies :

« Nous avons connu une période où les décrets étaient une forme de propagande. On se moquait de nous, on disait : les bolcheviks ne comprennent pas qu’on n’applique pas leurs décrets ; toute la presse des gardes blancs abonde en railleries à ce [6] sujet. Mais cette phase était légitime quand les bolcheviks ont pris le pouvoir et ont dit au simple paysan, au simple ouvrier : voici comment nous voudrions que l’État fût gouverné ; voici un décret : essayez-le. Au simple ouvrier ou paysan, nous exposions d’emblée nos conceptions politiques sous forme de décrets. Résultat : nous avons conquis cette énorme confiance dont nous avons joui et dont nous continuons de jouir parmi les masses populaires. Ce fut une période, une phase nécessaire au début de la révolution : autrement, nous n’aurions pas été à la tête de la vague révolutionnaire, mais nous serions traînés à la remorque ».

Lénine au XI° Congrès du PC. (Œuvres, t.33, p.309)

Il est impossible de porter une appréciation juste sur la phase actuelle si l’on néglige la nécessité de ce premier stade et si l’on confond l’inadéquation initialement nécessaire entre superstructures et rapports de production – inadéquation positive qui permet aux premières de jouer un rôle d’entraînement et de libération –, avec la forme pathologique et figée que peut prendre, dans une deuxième phrase, cette inadéquation (qui devient alors un frein et un facteur d’obscurcissement). Toute la difficulté, naturellement, tient dans la détermination du seuil : était-il déjà franchi lors de l’adoption de la N.E.P. ?

Toujours est-il que la distinction fondamentale entre les deux stades est explicitement faite par Lénine, qui poursuit, dans le texte cité (et qui date de 1922) :

« Or cette phase est révolue et nous ne voulons pas le comprendre. Maintenant les paysans et les ouvriers riront si on leur enjoint de créer, de réorganiser telle ou telle administration. Maintenant le simple ouvrier, le simple paysan ne s’y intéresseront pas, et ils auront raison, car le centre de gravité n’est pas là […]. Le nœud de la question, c’est que les gens ne sont pas à leur place, que tel communiste responsable, qui a très bien fait toute la révolution, est affecté à une entreprise commerciale, industrielle, où il ne comprend rien, où il empêche de voir la vérité, car derrière lui se cachent à merveille filous et mercantis. L’essentiel, c’est que nous n’avons pas de vérification pratique de ce qui a été accompli. […] Le nœud de toute la situation n’est pas dans la politique au sens étroit du terme (ce qui se dit dans les journaux n’est que verbiage politique, et il n’y a rien là de socialiste) ; le nœud de toute la situation n’est pas dans les résolutions, dans les administrations, dans la réorganisation… » (Id. p.510)

Nous avons ici, parfaitement défini par Lénine, le déplacement de la contradiction principale qui fonde la N.E.P. : désormais, en Russie, le décalage des superstructures (« la politique au sens étroit du terme » ; « ce qui se dit dans les journaux », les « résolutions », les « administrations » joue un rôle négatif d’entrave et d’obscurcissement (« … où il empêche de voir la vérité »).

Si elle ne se fonde pas sur une telle analyse (une analyse rigoureuse du stade où se trouve la formation sociale où s’opère la mutation révolutionnaire), la pratique politique verse dans l’empirisme et le subjectivisme. C’est cette analyse que Challiand omet de faire, ce qui limite son entreprise à un inventaire de faits souvent vrais, mais mêlés de phrases creuses et de vœux pieux – de faits finalement sans signification, et qui ne font que servir de graves erreurs d’interprétation.

Nous avons assez longuement insisté sur les points d’insertion de la phase actuelle de l’histoire algérienne dans une problématique théorique générale des phases de transition.

Néanmoins nous ne devons pas nous laisser entraîner par le jeu des rapprochements historiques à négliger la spécificité de la structure algérienne, que viennent surdéterminer un certain nombre de contradictions supplémentaires :

> 1- Le fait que l’appareil d’État algérien n’est pas seulement corrompu par des éléments petits-bourgeois ou capitalistes qui conservent leurs bases dans les rapports marchands – comme l’appareil soviétique du temps de Lénine – mais aussi par l’impérialisme, qui ne se presse pas aux frontières mais se trouve implanté au cœur de la place. Nous en verrons les conséquences quant aux problèmes de la planification et de l’accumulation.

> 2- Le fait que l’Algérie est un petit pays inséré dans les réseaux d’un marché mondial subtil (en particulier pour sa production agricole : vigne, agrumes, primeurs) et qui ne peut prétendre à l’autarcie. Cette donnée modifie les termes de la problématique de la planification soviétique et de l’alternative téléologues-généticiens ; le Plan algérien ne pourra se donner le luxe de tomber dans le volontarisme et devra tenir pour données un certain nombre de conditions – en particulier la structure du marché extérieur.

> 3- Le fait que la fonction de « prolétariat » conscient assumé en Russie par les quelques 3 millions d’ouvriers de l’industrie lourde semble devoir être remplie en Algérie dans un premier temps par la fraction moderne de la paysannerie (les travailleurs de l’auto-gestion, en nombre très variable, pour des raisons que nous indiquerons).

Ce qui décale le problème léniniste de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie et le transforme en problème de l’alliance des différentes couches de la paysannerie entre elles.

Dans les limites restreintes de cet article, un grand nombre de problèmes importants ne seront pas abordés. Nous ne traiterons pas de front les perspectives d’industrialisation ; nous n’analyserons pas les luttes ouvrières – contre le secteur industriel privé et le capital étranger. Si ces phénomènes sont appelés à jouer plus tard un rôle décisif, ils ne constituent pas les contradictions essentielles de la phase actuelle. C’est bien plutôt dans les campagnes que surgissent, au milieu des luttes et des périls, les premiers traits des nouveaux rapports de production et que se joue le sort de l’industrie à venir autant que de l’agriculture.

Nous essayerons de montrer sous plusieurs angles la fonction stratégique de l’agriculture dans la phase actuelle. Nous pouvons dès maintenant en dire quelques mots d’une façon générale, par rapport à la phase de transition.

Ce qui a échappé à certains théoriciens et praticiens de la phase de transition (Trotski, Préobrajenski, Staline), c’est le caractère organique de la phase de transition, laquelle n’est pas un simple intermède, mais détermine de ses caractéristiques spécifiques la forme que prendra la phase proprement socialiste. On a souvent eu une conception mécaniste des différents éléments de la structure de transition : on a parlé d’ « avance » et de « retard » des superstructures, ou même des rapports de production (ce qui ne veut pas dire grand chose), comme si une partie de la structure pivotait à volonté au-dessus de la base et pouvait être ramenée ensuite à sa place. Mais dans une formation sociale, aucune place ne reste jamais vide, et nous avons déjà parlé des organismes seconds et plus ou moins parasitaires qui s’y développent, et qu’il n’est plus possible de liquider.

En ce qui concerne les rapports entre industrie et agriculture – par conséquent les rapports classe ouvrière et paysannerie – cette conception mécaniste a fini par s’imposer au niveau des « priorités », des relations inégales et des médiations multiples : on pensait pouvoir diviser la phase en deux ; dans un premier temps, la classe ouvrière « exploiterait » la paysannerie, lui confisquerait une grande partie du surplus, dirigerait étroitement sa production. Ce processus d’ « accumulation socialiste primitive » jetterait les bases industrielles de la mécanisation agricole, et l’on pourrait ainsi revenir à une situation normale.

Or l’expérience a montré que les distorsions ainsi mises en place ne pouvaient être purement et simplement résorbées :

> les relations par trop inégales entre classe ouvrière et paysannerie (en particulier au niveau des prix) entraînaient des ruptures dans l’alliance et exigeaient la mise en place d’un appareil répressif et de contrôle qui, par la suite, devait difficilement disparaître.
[9]
> le peu de liberté laissé à la paysannerie détériorait ses propres capacités de consommation productive et déterminait une passivité qui allait peser sur les possibilités de planification alors même qu’existeraient des moyens de production matériels importants.

Il y avait là la conséquence d’une conception étroite du surplus agricole (à la limite le blé enlevé de force pour les ouvriers de la ville pouvait suffire), qui devait lourdement handicaper une industrie moderne et différenciée qui allait consommer de nombreuses matières premières agricoles.

Or, si nul ne peut contester la nécessité d’une importante accumulation socialiste primitive, il n’est pas évident que cette accumulation doive toujours prendre une forme aussi centralisée. Bien au contraire, il peut être précieux de laisser se développer une accumulation interne de l’agriculture, au moins pendant un certain temps, de façon à donner des bases solides et équilibrées au développement industriel. Ajoutons que l’accumulation de type centralisé et inégal qui a caractérisée pendant un certain temps la Russie soviétique lui était dans une certaine mesure imposée par des conditions historiques particulières (isolement, encerclement militaire), conditions qui ne se reproduisent pas pour chaque phase de transition.

Nous reviendrons sur la façon dont le problème se trouve posé aux Algériens, et en quelque sorte déplacé dans les rapports entre différents secteurs de l’agriculture et couches de la paysannerie, et nous passons dès maintenant à l’analyse de certains traits de l’Algérie d’aujourd’hui.

Notre propos n’est pas de peindre une situation mais d’ébaucher une analyse marxiste – c’est-à-dire scientifique – de phénomènes sociaux que beaucoup ne semble pouvoir décrire que sous le mode du dithyrambe ou de la diffamation pharisienne.

« … la cause la plus profonde, peut-être de notre désaccord avec les populistes, réside dans la différence des idées fondamentales sur les processus économiques et sociaux. En étudiant ces processus, le populiste en tire d’ordinaire telles ou telles déductions moralisantes. Il ne regarde pas les divers groupes d’individus participant à la production comme des créateurs de telles ou telles formes d’existence ; il ne se propose pas de présenter l’ensemble des rapports économiques et sociaux comme le résultat des rapports entre ces groupes dont les intérêts diffèrent, ainsi que les rôles historiques qu’ils jouent ».

Lénine (Le développement du capitalisme en Russie).

I – DESCRIPTION SOMMAIRE DE L’AUTOGESTION AGRICOLE.

1/ Les campagnes algériennes.

La contradiction principale de l’économie agricole algérienne se situe dans la division parfaite entre deux secteurs, qu’aucune unité objective ne rassemble :

> les terres fertiles des plaines et des vallées
la plaine de Bône (la plus riche)
la Mitidja
la plaine d’Oran
la vallée du Chéliff
Ces terres étaient dans leur écrasante majorité aux mains de la colonisation française. Elles constituent ce qu’on appelle le « secteur moderne », maintenant autogéré. Environ 30% de ces terres appartenaient toutefois et continuent d’appartenir à de gros propriétaires fonciers algériens.

Ce secteur dispose de moyens de production mécaniques, de la totalité du réseau d’irrigation.

Sa production est directement orientée vers le marché français, dont il continue donc de dépendre :

> la vigne (qui couvre plus de 300 000 ha) exporte pratiquement toute sa production sur la France et constitue pour celle-ci un excellent moyen de chantage dans les négociations économiques,
> les agrumes (culture principale dans les régions de Boufarik, de Blida, de Mohammedia, etc.) ont subi une grave crise de surproduction en 1963 et 1964, du fait de la mauvaise humeur des acheteurs français, qui se sont tournés vers le Maroc et l’Espagne, principaux concurrents de l’Algérie en ce domaine.
> le secteur « traditionnel », cantonné sur les pentes caillouteuses, les piémonts et les montagnes érodées.
C’est là que tente de survivre la masse de petits fellahs (plus de six millions), en économie fermée de subsistance, en dehors de tous les échanges marchands. Les conditions d’exploitation sont désastreuses, les moyens de production rudimentaires : on laboure avec une charrue en bois, souvent même – pour les plus pauvres – à la main, avec une bêche. Ni engrais, ni rotation des cultures ; les sols sont épuisés.

2/ Les décrets de Mars et le fonctionnement des nouvelles institutions

Par les décrets de mars 1963, le gouvernement algérien légalisa la prise en mains des « biens vacants » – c’est-à-dire des entreprises industrielles, commerciales et agricoles abandonnées par leurs patrons européens – par les travailleurs.

La gestion des exploitations était remise aux travailleurs, qui devaient l’exercer au travers d’institutions imitées de l’autogestion ouvrière agricole : l’assemblée générale des travailleurs élit un conseil, lequel désigne à son tour le comité de gestion. Le comité de gestion désigne, chaque année, un président parmi ses membres. L’État est représenté dans l’exploitation par un Directeur ou provisoirement (étant donné le manque de cadres disponibles dans la phase actuelle) par un « chargé de gestion ».

Le « comité de gestion » assume les tâches de gestion de l’entreprise ou de l’exploitation et particulièrement :

> Élabore le plan de développement de l’entreprise ou de l’exploitation dans le cadre du plan national, ainsi que les programmes annuels d’équipement, de production et de commercialisation,
> Établit le règlement en matière d’organisation du travail, de définition et de répartition des tâches et des responsabilités,
Établit les comptes de fin d’exercice
(…)

> Décide du mode d’achat des produits nécessaires à l’approvisionnement, tel que matières premières ou semences…
> Décide du mode de commercialisation des produits et services
> Règle les problèmes posés par la production, y compris l’embauche des ouvriers saisonniers ».
(Article 16 des Décrets de Mars).

Comment fonctionne effectivement l’autogestion agricole ? Elle couvre quelques 3 000 000 hectares, répartis sur un peu plus de 2 000 comités. L’étendue des domaines varie selon le type de production – de 600 ha en culture intensive à 6 000 sur les plateaux à blé – un domaine autogéré comprend parfois 15 ou 20 ex « fermes » (qui restent distinctes et servent de base à la répartition du travail).

Les moyens de production :

> pour que puisse être assurée dans les deux secteurs de l’agriculture la campagne des labours de 1962, une bonne partie des tracteurs a été retirée aux comités et mise à la disposition des SAP (cf. plus loin).
> en ce qui concerne le matériel restant, il est utilisé à bon escient du point de vue cultural (profondeurs des labours, etc.) mais moins bien du point de vue mécanique. La formation de mécaniciens attachés au comité est une exigence première. Il y en avait quelques-uns à la Libération ; ils ont reçu le même salaire que les autres travailleurs et ont préféré chercher des emplois mieux rémunérés.
Un nouvel arrêté vient d’élever leur salaire quotidien à plus de 20 F, mesure réaliste qui aidera à résoudre la question. Peut-être faudrait-il tenter un effort en direction des O.S. qui reviennent de France après avoir travaillé chez Renault, etc.

Il faut souligner l’importance de la solidarité qui s’est manifestée entre ouvriers des villes et des campagnes : au cours de « samedis socialistes », des mécaniciens volontaires sont venus, en nombre importants, réparer tracteurs et installations diverses des fermes (installations électriques, caves de vinification, etc.) ; un travail considérable a été fourni par ce volontariat, manifestation concrète de l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie dans les tâches de l’édification socialiste.

Le problème du matériel ne se pose pas de façon aiguë au niveau de la quantité des moyens de production, mais plutôt à celui de l’entretien des moyens existants. Avec ses quelques 13 000 tracteurs, l’Algérie est relativement favorisée. Les deux préoccupations essentielles du gouvernement sont par conséquent :

> la formation des mécaniciens (des contrats sont passés à cette fin avec des sociétés spécialisées)
> l’homogénéisation du matériel, qui permettrait de résorber la grave pénurie de pièces détachées.
Mais le sabotage des impérialistes et de leurs complices dans la bourgeoisie bureaucratique ralentit et compromet la réorganisation : telle grande entreprise américaine de construction de matériel agricole réussit à passer un contrat avec une administration pour une fourniture de tracteurs ; elle installe une annexe à Alger, pour garantir la fourniture de pièces détachées. Dès que le matériel a été livré et payé, l’annexe disparaît. Les paysans pourront attendre longtemps leurs pièces détachées.

On peut espérer que l’installation prochaine dans la région d’Alger d’une usine de tracteurs donnera aux camarades algériens le moyen de briser de telles manœuvres.

Fonctionnement des institutions –

Le très faible niveau d’alphabétisation des campagnes laissé par le colonialisme (il est fréquent de trouver un comité où seul le chargé de gestion sache écrire, le président lui-même étant analphabète) limite la participation des travailleurs aux discussions, aux décisions et au travail d’organisation.

En raison des moyens limités de l’Assemblée générale, les deux fonctions essentielles sont celles du président et du chargé de gestion.

La compétence du président est avant tout technique : c’est un vieil ouvrier employé depuis longtemps sur le domaine, et qui le connaît bien.

Le chargé de gestion est délégué par l’administration centrale (O.N.R.A.). Le plus souvent, c’est un ancien moniteur agricole, à qui l’on a fait passer un stage de quelques semaines – Décrets de Mars et rudiments de comptabilité. Il devrait en principe remplir la comptabilité du domaine, mais a souvent du mal à dominer tous les papiers qui lui sont confiés (inventaire, livre de caisse, comptabilité matière). Souvent, de sa propre initiative, le chargé met au point un système de comptes simple et utilisable (grandes fiches de culture ou calendrier des travaux). Mais la véritable comptabilité est en fait tenue par la SAP, organisme double, à la fois bancaire et technique (approvisionnement en engrais, semences, produits chimiques).

La SAP, anciennement SIP (Société Indigène de Prévoyance) est un organisme coopératif, mis en place par la colonisation pour assister les petits fellahs. La confusion en son sein des fonctions bancaires et techniques pèse sur la souplesse des fournitures en matériel et moyens de production – subordonnées aux possibilités et au calendrier du crédit. La création envisagée par le gouvernement d’une Banque agricole permettra de séparer ces fonctions. Quant au problème de la comptabilité, nous l’aborderons plus loin.

L’hostilité aux SAP s’est manifestée bien souvent dans les campagnes : on les a accusées de s’approprier les moyens de production, voire les bénéfices. Ces accusations sont mal fondées pour la plupart, mais renvoient à un problème de structures non encore résolu : la détermination des rapports entre accumulation et gestion démocratique, la répartition des postes de division technique et de division sociale du travail. L’histoire des luttes de classes à la campagne, que nous allons maintenant évoquer, se meut autour de cette contradiction.

[pages manquantes, 17 ]

est immédiatement ventilé en salaires, aux dépens des approvisionnements, de la consommation productive. On a pu calculer que systématiquement, entre 75% et 80% des coûts de production étaient constitués de salaires.

Dans la phase actuelle, les camarades algériens travaillent à rétablir la situation et à assainir les conditions de gestion dans les comités. Mais il est évident que, dans la mesure où les problèmes posés ne sont pas de l’ordre du pragmatique et reflètent au contraire les données de la lutte de classes, la solution ne peut être apportée qu’au niveau de la stratégie révolutionnaire d’ensemble.

Comment, par exemple, libérer les comités de gestion de leurs parasites si de nouveaux centres d’attraction ne sont pas créés, spécifiquement destinés à la masse des petits paysans pauvres et des chômeurs ? Nous débouchons ainsi sur la gestion des Unions Paysannes, et de l’alliance des deux secteurs agricoles. Mais ce sont bien d’autres problèmes qui se posent de front, inextricablement solidaires, et que nous abordons maintenant.

PROBLÈMES ET MOYENS DE LA STRATÉGIE RÉVOLUTIONNAIRE

Nous allons examiner quelques-uns des éléments déterminants de la stratégie révolutionnaire algérienne, en insistant sur le fait que les options qui s’y affèrent n’ont pas encore été prises définitivement et que par conséquent notre analyse se portera sans cesse de la description de la situation présente à l’évocation de son évolution possible et s’attachera aux conditions de possibilité du socialisme algérien, non à un socialisme algérien déjà donné.

1/ Les superstructures politiques et leur fonction dans la phase actuelle : appareil d’État – Parti F.L.N.

L’expérience de toutes les révolutions socialistes prouve que le pouvoir des travailleurs est obligé d’utiliser pendant une longue période l’appareil d’État forgé par la classe antérieurement dirigeante. La confusion – souvent volontairement accusée par la bourgeoisie – entre la fonction sociale répressive de l’appareil d’État et ses attributions techniques (comptabilité nationale, informations administratives, gestion des organisations et des services publics) interdit une liquidation brutale et oblige le pouvoir nouveau à conserver dans leur rôle technique inextricablement mêlé à l’autorité politique des bureaucrates qu’il n’est pas encore en mesure de remplacer. Cinq ans après la Révolution d’Octobre, Lénine indique clairement la puissance persistante de la bureaucratie tsariste :

« Nous avons hérité de l’ancien appareil d’État et c’est là notre malheur. L’appareil d’État fonctionne bien souvent contre nous. Voici comment les choses se sont passées. En 1917, lorsque nous avons pris le pouvoir, l’appareil d’État nous a sabotés. Nous avons été très effrayés à ce moment, et nous avons demandé : « Revenez, s’il vous plaît ». Ils sont revenus, et ce fut notre malheur. Nous avons maintenant d’énormes masses d’employés, mais nous n’avons pas d’éléments suffisamment instruits pour diriger efficacement ce personnel ».

(« IVe Congrès de l’Internationale communiste », Œuvres, t.33, p.440)

Cette critique de l’appareil d’État soviético-tsariste, Lénine la reprend sans cesse en insistant sur le fait que ses défauts « remontent au passé, lequel, il est vrai, a été bouleversé, mais n’est pas encore aboli » (« Mieux vaut moins mais mieux »).

A cet égard, il n’y a pas de miracle en Algérie. L’appareil d’État actuel, celui sur lequel on compte pour servir le pouvoir révolutionnaire, n’est rien d’autre que l’ancien appareil colonial, avec ses structures rigides, sa bureaucratie, sa destination oppressive ; souvent même, ce sont les hommes qui ont servi le colonialisme qui ont aujourd’hui pour tâche de faire fonctionner l’appareil, avec l’aide des coopérants français : ne sont-ils pas les seuls à savoir comment cet appareil fonctionne, comment on rédige une note de service, comment on utilise le standard, les seuls à trouver leur voie dans le dédale des circuits administratifs, et à connaître l’organigramme des ministères ?

On comprend aisément que, dans la débâcle administrative de 62, on se soit raccroché aux hommes qui connaissaient la machine. D’entrée de jeu, l’alibi de la « technicité » assurait à des cadres formés par le colonialisme, à des débris de la « troisième force » et à des contre-révolutionnaires à peine voilés une mainmise de fait sur d’importants secteurs de la gestion publique : situation qui donnait lieu à de nombreuses manifestations de sabotage ou de corruption dans les domaines comme la commercialisation des produits du secteur socialiste, l’importation des bêtes, etc. Cette permanence de fait d’hommes et de procédés représentatifs de la formation sociale antérieure s’est assez rapidement recouverte d’un nuage de proclamations « socialistes », le perfectionnement démagogique des éléments les plus réactionnaires de l’appareil d’État contribuant encore à obscurcir la véritable situation. Il faut insister sur le fait que, s’il existe une expérience accumulée des Révolutions socialistes, la réaction bourgeoise et l’impérialisme tirent tout autant profit des leçons de l’Histoire : ce n’est plus au niveau de l’idéologie que les couches [réactionnaires] essayent de justifier des rapports de production capitalistes discrédités aux yeux des masses ; en s’adonnant à une surenchère de phraséologie révolutionnaire, leurs représentants peuvent beaucoup plus efficacement prendre des mesures pratiques antisocialistes et mettre en œuvre des méthodes de gestion et de planification conformes aux intérêts de l’impérialisme et de sa nouvelle bourgeoisie compradore.

La pression des éléments réactionnaires au sein de l’appareil d’État est assez puissante pour gagner nombre de militants véritables à une mythologie techniciste, entretenue par divers ingénieurs coopérants et « experts », et les amener à propager des préjugés « scientistes » qui servent finalement à briser les initiatives révolutionnaires et à perpétuer les anciennes méthodes.

L’appareil d’État, par son organisation comme par une partie importante de ses membres représente donc une force peu maniable et souvent contre-révolutionnaire. C’est là une donnée essentielle ; mais il est facile et naïf de se constituer immédiatement en juge. Les textes de Lénine écrits cinq ou six ans après la Révolution de 1917 sont là pour nous rappeler que le pouvoir soviétique a été obligé de faire la Révolution avec l’appareil bureaucratique tsariste ! Que la prise du pouvoir ne constitue pas d’office une modification fondamentale de l’État en tant qu’organisme autonome, c’est l’a.b.c. de la théorie politique léniniste.

Lorsque Challiand, après avoir montré l’importante proportion des cadres promus des écoles d’administration coloniale – en particulier pour les postes de gestion – s’empresse de conclure qu’ « il était indispensable d’aborder le problème des structures administratives adaptées à l’indépendance » , il fait là une leçon aussi futile que mal venue. Il est évident que le problème du bouleversement de la machine étatique se pose et il est tout aussi évident qu’il ne pouvait être résolu dans la courte période qui a suivi la prise du pouvoir par le F.L.N.

Par contre Challiand est mieux inspiré lorsqu’il souligne, en faisant référence aux accords d’Evian, que « la non destruction de l’appareil ancien était ainsi garantie » . La politique impérialiste pèse lourdement, en effet, sur l’appareil d’État algérien. Cependant il serait faux de croire que l’impérialisme mise uniquement sur la permanence de l’ancien appareil colonial. Le danger le plus grave est au contraire dans un certain style de modernisation de l’État, une technocratie de type tunisien, et c’est vers ce but que tendent, non sans quelque succès parfois, les éléments les plus conscients et les plus efficaces de la politique impérialiste.

En effet, le vieil appareil d’État colonial – ministères aux services innombrables, préfectures, DSA, SAP, etc. – est condamné à plus ou moins longue échéance, en premier lieu parce qu’il ne correspond plus aux nouveaux rapports de production qui sont en cours de structuration, mais aussi parce qu’il apparaît de plus en plus comme incapable de remplir sa fonction technique : les retards administratifs, l’incapacité, la confusion sont tels que le pouvoir est obligé de créer des appareils supplémentaires en principe mieux contrôlés par lui, pour mener à bien certaines opérations urgentes – ONRA, délégations spéciales. Le recours à ces appareils nouveaux fait ressortir ce qu’a de peu tolérable à la longue l’entretien d’une masse de fonctionnaires peu utilisables et qui absorbent une budget de fonctionnement extrêmement important, malgré les efforts d’austérité du gouvernement. Le déclin des structures administratives coloniales et la naissance de nouveaux centres de pouvoir et de gestion suscitent d’ores et déjà une concurrence entre militants révolutionnaires et éléments pro-impérialistes pour le contrôle de ces nouveaux centres. Bull et IBM, entrés au service l’une de l’ONACO, l’autre de l’ONRA, se présentent d’abord comme de simples outils à enregistrer et utiliser les comptabilités puis, lorsque des frais importants ont déjà été engagés, abandonnent leur « neutralité » et commencent à exercer une pression sur le type de documents qu’ils veulent recevoir, donc sur la collecte des informations : et progressivement, c’est un des éléments de base du contrôle national de l’économie, qui commence à passer aux mains des experts des sociétés étrangères. Pour la formation des cadres administratifs, la F.A.O. est sur les rangs, essayant de monopoliser les fonctions techno-administratives intermédiaires de peur de les voir remplir par des militants venus de la base ; elle s’empresse de proposer ses « enquêteurs » pour la collecte des informations statistiques et comptables de base sur les comités de gestion et s’oppose à toute tentative qui tendrait à donner aux travailleurs eux-mêmes les moyens d’enregistrer une partie de ces informations ( « si vous les alphabétisez vous en ferez des communistes » , explique un « expert »…). La mobilisation des masses rurales elle-même, cette tâche par excellence du Parti, devient l’objectif des sociétés étrangères spécialisées dans l’ « animation », telle l’I.R.A.M. qui entre ainsi en compétition avec un B.N.A.S.S. gouvernemental créé à la même fin mais dont le peu de moyens et de militants limite les possibilités d’action. Les tâches de Planification ne sont bien entendu pas délaissées par ces sociétés et l’on voit fleurir les études et projets de développements divers qui n’ont rien à voir avec les aspirations de la masse mais se fondent exclusivement sur des calculs d’optimation et de rentabilité destinés à valoriser dans les plus brefs délais les capitaux de l’aide étrangère. Car là est le danger : dans la mesure où les organismes spécialisés et les sociétés d’études apportent avec eux l’argent nécessaire à la réalisation de leurs projets – et pratiquent même une sorte de chantage à l’aide en insistant pour contrôler voire décider de l’utilisation des crédits qu’ils concèdent leur influence est extrême sur la conception des objectifs et des moyens de l’accumulation.

En fait, chaque fois qu’un organisme international spécialisé ou qu’une société d’études obtient le contrôle et la responsabilité de tel secteur de la Planification, ou de la collecte d’informations, ou de l’administration locale, c’est autant de pouvoir qui est enlevé au contrôle du peuple et de ses organisations nationales – en premier lieu le Parti –, c’est un nouveau secteur de la gestion économique où s’imposera la prépondérance d’une organisation autoritaire et la défiance à l’égard de toute tentative d’éducation des travailleurs et de contrôle populaire, où le « développement » deviendra l’affaire de calculateurs spécialisés raisonnant en termes de rentabilité capitaliste. En même temps, ce nouvel appareil qui échappe aux formes de sclérose de l’administration coloniale grâce à un dynamisme d’affairistes et de gros moyens financiers – généreusement dépensés par des prêteurs avides d’obtenir de gros marchés de travaux d’équipements, de fournitures de machines, etc. – secrète ses propres formes de gaspillage : en particulier les crédits d’ « études » (qui sont souvent assimilées à des investissements productifs, ce qui permet de les faire passer sur un budget de fonctionnement pour lequel le pouvoir fait un effort d’austérité sont gonflés, chaque étude étant conçue pour en exiger une autre – il est rare de ne pas rencontrer un rapport économique qui ne suggère des études pédologiques spécialisées, des analyses sociologiques, etc. Une foule d’ « experts », d’ « ingénieurs », de « spécialistes » divers se partagent ainsi une part importante des capitaux prêtés à l’Algérie et qu’elle sera un jour amenée à rendre sans avoir pu en tirer tous les résultats qu’elle pourrait légitimement attendre.

Ce sont ces sociétés et ces organismes – SEDIA, FAO, IRAM, SEDES, SEDAGRI, etc. – véritables vendeuses d’appareil d’État de rechange, qui constituent le détachement d’avant-garde de l’impérialisme en pays sous-développé. Appareil dangereux parce qu’il se donne toutes les apparences du dynamisme et de l’efficacité et feint de se cantonner au rôle d’instrument, utilisable même par un pouvoir révolutionnaire, alors qu’il sape les moyens d’action des couches révolutionnaires, limite de plus en plus le contrôle populaire sur l’organisation de la population et finit par se poser en arbitre des objectifs de l’accumulation.

Telles sont les principales forces au sein de l’appareil d’État : une bourgeoisie compradore en puissance, liée au capital marchand national, qui monopolise les principaux postes de gestion de l’ancien appareil administratif colonial et, pesant sur les décisions d’orientation, tentant de reprendre en les déformant certains des objectifs révolutionnaires (contrôle économique, animation rurale), les éléments d’avant-garde du néo-colonialisme.

En face de ces forces réactionnaires, quels sont les moyens des militants révolutionnaires ? Parler dans le vide d’une réforme de l’appareil d’État, de lutte contre la corruption – conçue comme une simple affaire de malhonnêteté personnelle – et contre la bureaucratie, où l’on ne veut voir qu’excès de paperasse, c’est simple logomachie volontariste et souvent hypocrite.

Le nœud de la question n’est pas la conquête immédiate de l’appareil d’État par les forces révolutionnaires encore désorganisées, mais la structuration de ces forces révolutionnaires sur une base de classe, c’est-à-dire la mise en place du Parti. Tant que les militants révolutionnaires n’auront pas réussi à élever le niveau de conscience d’une partie importante des travailleurs, à leur donner les moyens effectifs d’un contrôle de la production (nous reviendrons sur ce point), les cadres déterminants – c’est-à-dire les cadres administratifs moyens, gestionnaires – continueront d’être constitués par une petite bourgeoisie de tradition bureaucratico-coloniale, assurant sa mainmise sur les tâches de contrôle économique.

Le problème essentiel est donc de dégager du fatras administratif les quelques révolutionnaires déjà formés et de les utiliser pour ce travail d’agitation et d’éducation au contact des masses. C’est dans la mesure où les militants seront capables de dégager et de défendre les intérêts objectifs des travailleurs que le Parti s’assurera une base de classe, et acquerra la puissance nécessaire pour étendre son emprise sur l’appareil d’État.

Ce préalable a été clairement posé par le F.L.N. qui, lors de son dernier Congrès, a reconnu le caractère bureaucratique et colonial de l’appareil d’État, donné un rôle prioritaire à la construction du Parti, et souligné la nécessité de conserver l’autonomie de celui-ci :

« … pour ne pas être absorbé par l’État, le Parti doit s’en distinguer physiquement. A cet égard, la majorité des cadres du parti au niveau des différentes directions, devront être en dehors des organismes d’État et se consacrer exclusivement aux activités du parti. Ainsi sera évité le danger d’étouffement du parti et de sa transformation en auxiliaire de l’administration et en instrument de coercition ». (Charte d’Alger)

Naturellement, la garantie ultime contre l’ « étouffement ne réside pas dans des dispositions institutionnelles mais dans une ligne qui soit celle des travailleurs :

« C’est que, dans la masse populaire, nous sommes comme une goutte d’eau dans un océan et nous ne pouvons exercer le pouvoir qu’à la condition d’exprimer exactement ce dont le peuple a conscience. Sinon, le Parti communiste ne conduira pas le prolétariat, celui-ci n’entraînera pas derrière lui les masses, et toute la machine se disloquera » . (Lénine, XIe Congrès du P.C.)

De plus, si l’on renonce provisoirement à faire de l’État le maillon principal – ou du moins unique – du pouvoir révolutionnaire, il faut rechercher de nouvelles forces sur lesquelles s’appuyer et élaborer une stratégie qui puisse contrebalancer les déviations étatiques sans tomber dans l’anarchie : toute la conception de l’accumulation socialiste primitive doit finalement s’en ressentir. C’est pourquoi nous allons examiner ici les principaux éléments d’une stratégie socialiste, tant du point de vue de la défense de l’extérieur du secteur autogéré, que de sa consolidation interne, que de l’alliance avec les autres couches de la paysannerie, et que des modalités d’accumulation.

Mais avant de passer à cette analyse, il nous reste à achever notre investigation sur les « outils » du pouvoir en examinant l’état présent du parti F.L.N.

Le Parti n’a pas encore conquis son homogénéité. Des contradictions nombreuses existent en son sein, héritées de la lutte nationale et des différenciations sociales et politiques entre participants à la guerre de libération. De ces contradictions, la principale est celle qui existe entre la base du Parti et ses cadres dirigeants.

La base du parti est spontanément sociale, absolument pas socialiste. Elle réclame des salaires, des emplois, la distribution de terres aux anciens combattants, des pensions pour les veuves de guerre, etc. En un mot, elle attend du pouvoir des bienfaits, attitude évidemment héritée du paternalisme de certaines administrations coloniales (SAP, SAS, etc.). Elle n’a aucune idée du fonctionnement d’une économie, de la signification du salaire, de l’accumulation, etc.

Cette idéologie spontanée est quelque peu systématisée par certains éléments de l’ANP, par des ulémas et tenants du « socialisme du Prophète », dans le sens d’un régime autoritaire et social et, d’un autre côté par des démagogues bourgeois à allure populiste qui utilisent ces revendications spontanées pour lutter contre le secteur socialiste.

En définitive, on peut dire que la base du parti, souvent plus proche du club d’ancien combattants ou du groupe de pression que d’une organisation politique, exprime et impose souvent les désirs subjectifs de la masse des petits paysans privés, des chômeurs, à l’encontre de l’intérêt objectif direct du secteur socialiste et indirect de cette même masse.

Les organismes dirigeants du Parti comptent en revanche nombre de militants de plus en plus conscients des conditions objectives de l’édification socialiste, quant à la fonction d’accumulation de l’agriculture, le rôle de l’industrie, etc. ; mais leurs incertitudes dans la détermination des couches révolutionnaires sur lesquelles s’appuyer en priorité (ouvriers de l’industrie ? paysans du secteur socialiste ? petits fellahs?), leur éloignement par rapport à la base, éloignement qui limite l’efficacité de leurs campagnes d’explication et du choix de leurs thèmes, sont autant de facteurs qui ralentissent leur progression.

Il faut souligner