Sujet :

Le Capital et la psychanalyse sociale

Xuan
   Posté le 23-11-2018 à 15:22:21   

Ce que « Le Capital » apporte à la psychanalyse sociale par hervé Hubert


http://histoireetsociete.wordpress.com/2018/11/23/ce-que-le-capital-apporte-a-la-psychanalyse-sociale-par-herve-hubert/?fbclid=IwAR07gwwe3JAmyixR1jfUcFSXKgY_Jgk7su2FJvcHAlheaHNy2BfoLOCrYwU
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Ce texte est celui de la conférence faite à l’Université Lomonosov à Moscou le 20 mai 2017 pour travailler les 150 ans du Capital., entre Congrès du PCF, révolte des « gueux » manifestation du 1 er décembre, si vous avez le temps, voici une réflexion, une de plus sur l’actualité de Marx et son apport aux sciences dittes humaines. (note de danielle Bleitrach)


Il a été publié le 5 mai 2018 sur le webmagazine Marximum pour les 200 ans de la naissance de Marx afin de souligner l’importance de ce dernier pour un travail psychanalytique novateur et nécessaire.


150 ans après sa publication, je souhaite faire une proposition concernant la lecture du Capital qui pourrait apparaître dans un premier temps, insolite. Je soutiens en effet que l’oeuvre majeure de Marx est d’un apport fondamental et crucial pour la psychanalyse . En allant plus loin je soutiens que « Das Kapital » est même le point de fondation de ce que nous avons nommé « psychanalyse sociale »

La psychanalyse sociale telle que je l’ai définie se distingue de la psychanalyse classique en prenant pour objet premier le social. Son concept fondamental est le transfert social (1). Le champ d’intervention de la psychanalyse sociale est bien sûr l’analyse des processus sociaux et politiques mais, considérant l’individu comme un être social, il serait une erreur de croire que la psychanalyse individuelle ne soit dans son champ.

Au contraire il s’agit de pouvoir transformer les pratiques et les théories qui règnent actuellement sur le domaine de la psychanalyse dite individuelle pour pouvoir répondre aux besoins actuels. Cette référence au social est basée sur l’apport fondamental de Marx : l’être humain est un être social. L’enjeu est dès lors de faire Révolution dans le monde psychanalytique aujourd’hui.

1. L’importance de la première section du Livre I du Capital pour la psychanalyse sociale

La première section du Livre I a incontestablement une spécificité dans le Capital et dans l’oeuvre de Marx : elle est difficile, et Marx indique clairement ce caractère dans sa Préface. Il en est résulté pendant longtemps une tendance à éviter son analyse. Il y a eu une tendance philosophique à aller directement à la section II qui aborde de façon plus directe l’exploitation capitaliste et ses mécanismes. Telle a été par exemple la position de Louis Althusser.

Je pense au contraire très important de tenir compte du voeu initial de Marx qui met en premier cette Section « Marchandise et monnaie » et indique dans sa Préface qu’elle seule permet de comprendre ce qu’est l’économique. J’ajouterai que son étude permet de saisir comment Marx dans sa démarche scientifique procède pour analyser l’économie, les processus sociaux et plus encore les rapports sociaux entre individus. Il y a une méthode Marx qui se dévoile dans son analyse du réel social. Dans sa préface il écrit « La forme de la valeur réalisée dans la forme monnaie est quelque chose de très simple. Cependant, l’esprit humain a vainement cherché depuis plus de deux mille ans à en pénétrer le secret…». Il s’agit bien de percer un secret, le secret du mode de production : produire, consommer, échanger ce qui est produit. Marx parlera dans la Section II de transfert de valeurs, Wertübertragung et cela est en étroite relation avec la méthode qui permet d’analyser le secret, et ce terme de transfert n’est pas « sans valeur » par rapport à la question psychanalytique.

Plus important encore pour notre propos, cette Section I concerne l’analyse fondamentale de la civilisation, celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui, la civilisation capitaliste. Je citerai dans ce contexte précis l’historien de la philosophie François Châtelet : « La Section I est une théorie de la civilisation ( comme en ont élaboré Rousseau et Freud ) », cette Section I pose aussi « les fondements d’une théorie révolutionnaire de la civilisation » (2).

Marx en effet insiste sur la forme de la valeur et son rapport au fonctionnement de la société, le fonctionnement économique et les rapports sociaux, les rapports entre humains. Dans cette première Section nombreux points d’analyse sont mis en position d’homologie entre les « rapports d’échange entre les marchandises » et les « rapports humains ». Marx l’explicite clairement dans une note de bas de page du paragraphe sur la teneur de la forme valeur relative : « A certains égards, il en va de l’homme comme de la marchandise »

L’objet de l’analyse de Marx dans cette première partie du Capital est clairement l’analyse des relations que tissent les individus dans le social, les ressorts qui permettent de les rendre intelligibles et cela est un élément crucial à prendre en compte aujourd’hui pour une psychanalyse qui ne soit engoncée dans une psychopathologie.

2. Apports et apories de la psychanalyse classique.

Freud a établi une pratique de rencontres humaines spécifiques instituant d’après François Châtelet une révolution dans les rapports sociaux, un nouveau rapport entre théorie et pratique. Son outil a consisté en une pratique humaine de « Dire sur le divan ce qui vient à l’esprit et d’associer librement les mots ». Cette pratique a été nommée par Freud, transfert, Ubertragung . Ce terme est souvent réduit à la question de l’amour, amour de transfert, amour adressé au savoir et sa supposition. J’insiste à partir de ma pratique que ce transfert est aussi transfert de mots, d’images, de sensations corporelles qui surviennent dans ce que produit la répétition des rencontres : l’amour et la haine. J’insiste sur ce point car il y a effectivement au départ une analyse freudienne qui fait révolution par rapport à l’approche psychologique ou psychiatrique. Le philosophe Georges Politzer le souligne dans son ouvrage fondamental » Critique des fondements de la psychologie »en 1928 : la psychanalyse freudienne porte une inspiration nouvelle, celle du concret.

Politzer qui reste aujourd’hui le critique inégalé de la psychanalyse freudienne fait dès cette étape une remarque cruciale : les démarches classiques seules permettent de donner un sens à l’inconscient. L’inconscient freudien ne peut prendre sens qu’à partir de la psychologie abstraite classique, tel est l’obstacle qui nourrit l’aporie freudienne.

Lacan critiquera l’inconscient des profondeurs de Freud, métaphysique, et donnera une définition matérialiste orientée sur la question du rapport entre le savoir et sa négation, l’insu. L’inconscient devient un savoir insu.

Lacan dit avoir lu Le Capital dans le métro à l’âge de 20 ans. Il a souligné combien l’oeuvre de Marx avait anticipé Freud et lui-même sur différentes questions : le symptôme, le fétichisme, le stade du miroir, la valeur. Il se servira du concept de plus-value pour bâtir son concept fondamental de plus-de-jouir, en position d’homologie indique-t-il.

L’importance de Lacan en psychanalyse sociale est certaine : il met Marx dans le champ de la psychanalyse, c’est-à-dire dans le champ de la pratique psychanalytique. Je pense que Lacan restera célèbre pour cette raison et nulle autre : avoir introduit Marx ! La raison de l’aporie de Jacques Lacan est simple : il reste dans une approche philosophique de la psychanalyse, dans la transcendance, comme Hegel reste dans une philosophie de l’Histoire transcendantale. Il sera hégélien jusqu’à la fin de son enseignement et rate dans son élaboration, le renversement fait par Marx concernant Hegel. Cela en fait donc sa limite et il convient de mesurer la dangerosité de mettre comme primat la transformation de la vie des être humains en concepts.

3. L’importance du concept de Wertübertagung

Freud à partir du transfert Ubertragung travaille la question de ce que nous ne voulons pas savoir dans ce qui fait fonctionner notre vie mentale. Marx à partir du transfert de valeurs Wertübertragung travaille la question de ce que nous ne voulons pas savoir dans ce qui fait fonctionner notre vie sociale.

Cette homologie que je mets en avant lie directement la pratique psychanalytique à la pratique sociale. Elle ne vient nullement rajouter Marx à la psychanalyse ou Freud au marxisme. Elle n’est pas freudo-marxiste.

La psychanalyse sociale met en avant la base sociale au fondement de la psychanalyse, prenant pour base la proposition avancée par Marx :l’être humain est un être social.

Cet être social est pris dans des rapports sociaux et ces rapports sont analysés de façon très subtile dans la Section I.

J’extraie du travail de Marx le fait que lorsqu’il parle du rapport des marchandises entre elles, dans le cadre du mode de production capitaliste, il parle aussi des rapports entre les êtres sociaux. Je souligne que cela se fait avec l’outil conceptuel spécifique de cette section sur la marchandise : le concept de forme-valeur. Ainsi lorsqu’il évoque dans le chapitre sur la forme-valeur relative que « Grâce au rapport de valeur, la forme naturelle de la marchandise B devient donc la forme valeur de la marchandise A, ou encore, le corps de la marchandise B devient le miroir de valeur de la marchandise A », il spécifie bien : « A certains égards, il en va de l’homme comme de la marchandise. Comme il ne vient pas au monde muni d’un miroir, ni de la formule du Moi fichtéen, l’homme se regarde d’abord dans le miroir d’un autre homme » (3)

Les exemples foisonnent permettant de faire des homologies applicables à la pratique psychanalytique.

Ainsi dans le transfert de valeurs entre les marchandises A et B, Marx glisse vers les rapports humains : « Derrière son âme bien boutonnée, la toile a reconnu sa belle parente, l’âme valeur. L’habit pourtant ne peut représenter de valeur face à la toile, sans que pour cette dernière la valeur ne prenne en même temps la forme d’un habit. C’est ainsi que l’individu A ne peut se rapporter à l’individu B comme à une Majesté, sans que la Majesté prenne en même temps pour A la forme corporelle de B, et change donc de forme de visage, de chevelure et de bien d’autres choses encore, chaque fois qu’on change de bon père du peuple » (4)

L’apport de Marx est crucial pour la pratique psychanalytique individuelle ou collective. L’analyse du rapport entre marchandises appliqué aux êtres sociaux concerne le rapport d’égalité fondé sur le rapport de valeur, et donc les différences sociales.

Le transfert psychanalytique concerne ce qui trompe, ce qui est caché. Le transfert de valeur sur un produit dans la logique capitaliste passe également par la duperie : ce qui trompe, ce qui se cache dans le rapport de valeur entre les êtres humains. Là encore Marx est précurseur de cette conception du transfert qui sera déployée par Lacan.

4. Le primat de la valeur d’échange et ses conséquences dans le transfert de valeurs

La relation logique entre les marchandises implique d’étudier le rapports entre l’échange et la valeur. L’échange implique le principe d’égalité entre des produits, alors que ces produits sont produits de différents travaux. L’échange induit la valeur.

Dans le chapitre « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » Marx multiplie les positions homologues avec la psychanalyse. Il parle de secret, de fantasmagorie, de transformation.

Ce qui nourrit ce que j’ai appelé le transfert social mais aussi bien le transfert psychanalytique est clairement décrit : jeu de supposition et d’attribution, rapport au caché, au trompeur, au jouisseur, à l’insu, au ne pas vouloir savoir.

J’extrairai simplement cette phrase :

« Ce n’est donc pas parce que les produits de leur travail ne vaudraient pour eux que comme enveloppes matérielles d’un travail humain différencié que les hommes établissent des relations mutuelles de valeur entre les choses. c’est l’inverse. C’est en posant dans l’échange leurs divers produits comme égaux à titre de valeurs qu’ils posent leurs travaux différents comme égaux entre eux à titre de travail humain. Ils ne le savent pas mais ils le font pratiquement. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. la valeur transforme au contraire tout produit du travail en hiéroglyphe social. Par la suite, les hommes cherchent à déchiffrer le sens de l’hiéroglyphe social, à percer le secret de leur propre produit social, car la détermination des objets d’usage comme valeurs est leur propre production sociale, au même titre que le langage » (5)

C’est donc l’analyse de ce rapport entre l’échange, la valeur et l’égalité qui concerne le travail et donc le rapport d’exploitation, de meurtre que s’analyse la duperie dans laquelle se produisent les rapports humains et leur violence.

Il s’agit d’insister sur la portion suivante de la phrase précédemment citée pour trouver une clé d’interprétation :

« C’est en posant dans l’échange leurs divers produits comme égaux à titre de valeurs qu’ils posent leurs travaux différents comme égaux entre eux à titre de travail humain. Ils ne le savent pas mais ils le font pratiquement. »

C’est le rapport de l’échange et de l’égalité via la valeur et son rapport qui produit le hiéroglyphe social et le rapport au travail d’interprétation. La forme valeur a un rôle crucial dans cette logique. Point révolutionnaire pour la question psychanalytique : l’inconscient, l’insu est du côté du faire : « Ils ne le savent pas mais ils le font pratiquement »

L’inconscient est du côté de ce que nous faisons, produisons dans la vie sociale et le travail psychanalytique doit d’abord partir de cette donne. Marx part ainsi du concret de la jouissance dans les rapports sociaux, de ce qu’ils produisent et de leurs effets dans le relations entre les êtres humains. Il donne l’orientation cruciale pour analyser les transferts singuliers dans ce qui noue le rapport d’échange et l’égalité d’où il peut être tiré un enseignement révolutionnaire dans la pratique d’interprétation.

5. Les conséquences de l’apport de Marx pour la psychanalyse sociale.

Marx dans la première section du Capital fournit donc avec l’analyse des faits sociaux via la forme valeur un apport décisif pour la théorie et la pratique de la psychanalyse. Ce que nous venons de mettre en évidence est la forme logique de la matière en jeu dans la logique du Wertübertragung.

Marx met en place un procès d’objectivation du fait social. Le transfert psychanalytique est un fait social. En travaillant les rapports entre échange, égalité, travail, valeur et forme nous arrivons à séparer l’objectivation sociale du fantasmagorique où vient se loger le phénomène religieux. Cela est un repère essentiel dans la pratique psychanalytique. Cela est également une boussole importante pour éclairer ce qu’il y a de phénomène religieux dans la pratique psychanalytique classique et donc modifier cette dernière.

Avec le concept de transfert de valeurs, de formes valeurs, il est possible de proposer une analyse des formes valeurs contenues dans les mots, les images et les sensations de corps chez les êtres sociaux. Cela peut s’appliquer aussi bien dans le collectif que dans l’individuel.

A partir du travail effectué par le philosophe marxiste Georges Politzer sur le nazisme j’ai pu analyser la duperie portée par les valeurs du nazisme pendant la seconde guerre mondiale et leur fonctionnement : valeur « sang » contre valeur « or ».

J’ai pu également fournir une logique de fonctionnement du phénomène transidentitaire. En remplaçant « habit » par « habit de femme » et « toile » par « peau » dans le texte déjà cité de Marx dans le Capital, on obtient la logique du phénomène transidentitaire « L’habit pourtant ne peut représenter de valeur face à la toile, sans que pour cette dernière la valeur ne prenne en même temps la forme d’un habit » (6) se transforme en « L’habit de femme pourtant ne peut représenter de valeur face à la peau, sans que pour cette dernière la valeur ne prenne en même temps la forme d’un habit de femme »

Cette logique permet d’expliquer et rendre intelligible le phénomène transidentitaire au contraire de la psychanalyse classique qui parle de maladie mentale dans un cadre très rétrograde à ce sujet et entrave le traitement de transformation hormono-chirurgicale qui pousse vers la vie.

Avec le Capital apparaît donc évident le rôle émancipateur de Marx là aussi. Ce qui est ignoré chez Lacan dans ses constructions homologues concerne toutes les conséquences de la prise en considération du meurtre du prolétaire au fondement de la plus-value ainsi que le concept de sous-homme qui s’y raccorde. Cela obture les perspectives les plus créatrices et les plus libératoires.

Les perspectives d’émancipation sociale sont grandes avec la psychanalyse sociale, qui bâtit un nouveau rapport anthropologique au meurtre et qui contre le concept d’aliénation mentale déclare : « Il n’y a pas de maladie mentale mais une souffrance du social dans le mental » , en prenant par rapport à la question de la souffrance humaine l’orientation donnée par Marx dans ses Manuscrits de 1844 : « (…) comprise d’une manière humaine, la souffrance est une jouissance que l’homme a de soi » (6)

Docteur Hervé Hubert
Psychiatre, Psychanalyste
Moscou le 20 mai 2017


(1) http://cocowikipedia.org/index.php?title=Transfert_social
(2) François Châtelet, Profil d’une oeuvre Le Capital Marx, Hatier, Paris, 1975, p. 31 et 38
(3) Karl Marx, Le Capital, PUF, Paris, 1993, p. 60
(4) idem, p. 57
(5) idem, p. 84-85
(6) idem, p 59

(7) Karl Marx, Les Manuscrits de 1844, Troisième manuscrit, propriété privée et communisme, in Marx, Le monde de la philosophie, Flammarion, Paris, 2008, p.119


J’ai le plaisir de joindre en annexe l’argument préliminaire à cette conférence « Ce que « Le Capital » apporte à la psychanalyse sociale ». Ce texte a été traduit en langue russe par Maria Karzanova.


Edité le 23-11-2018 à 15:23:34 par Xuan