Sujet :

Alain Badiou sur le Communisme

armenak
   Posté le 12-11-2007 à 09:56:54   

L’hypothèse communiste doit-elle être abandonnée ? - Badiou Alain
Extraits de l’ouvrage "de quoi Sarkozy est-il le nom ?".
Je voudrais pour conclure 12, situer cet épisode Sarkozy, qui tout de même n’est pas une des pages grandioses de l’histoire de France, dans un horizon plus vaste. Disons une sorte de fresque hégélienne de l’histoire mondiale récente. Etant entendu que par
histoire "récente", je ne pense pas, comme les journalistes, à la triade Mitterrand-Chirac-Sarkozy, mais au devenir de la politique d’émancipation, ouvrière et populaire, depuis à peu près deux siècles. Depuis la Révolution française et son écho progressivement universel, depuis les développements les plus radicalement égalitaires de cette révolution — entre les décrets du Comité robespierriste sur le maximum et les théorisations de Babeuf — nous savons (quand je dis "nous", c’est l’humanité abstraite, et le savoir concerné est le savoir universellement disponible sur les chemins de l’émancipation) que le communisme est la bonne hypothèse.En vérité, il n’y en a pas d’autre, en tout cas, je n’en connais pas d’autre. Quiconque abandonne cette hypothèse se résigne à la minute même à l’économie de marché, à la démocratie parlementaire (qui est la forme
d’État appropriée au capitalisme), et au caractère inévitable, « naturel
», des inégalités les plus monstrueuses. « Communisme », qu’est-ce à dire? Comme l’argumente Marx dans les Manuscrits de 1844, le communisme est une idée relative au destin de l’humanité générique. Il faut absolument distinguer cet usage du mot, du sens, entièrement usé aujourd’hui, de l’adjectif « communiste » dans les expressions comme « partis communistes », « monde communiste », pour ne rien dire de « Etat communiste », qui est un oxymore auquel on a prudemment et logiquement préféré l’obscur syntagme « État socialiste ». Même si, comme nous le verrons, ces usages du mot
font partie du devenir historique, par étapes, de l’hypothèse. En son sens générique, « communiste » signifie d’abord négativement, comme on le voit dans le texte canonique, Manifeste du parti communiste, que la logique des classes, de la subordination fondamentale des travailleurs réels à une classe dominante, peut être surmontée.
Ce dispositif, qui est celui de l’Histoire depuis l’Antiquité, n’est pas
inévitable. Par conséquent, le pouvoir oligarchique, cristallisé dans la
puissance des Etats, de ceux qui détiennent la richesse et en organisent la circulation, n’est pas inéluctable. L’hypothèse communiste est qu’une autre organisation collective est praticable, qui éliminera l’inégalité des richesses et même la division du travail : tout un chacun sera un « travailleur polyvalent », et, en particulier, les gens circuleront entre le travail manuel et le travail intellectuel, comme du reste entre la ville et la campagne. L’appropriation privée de richesses monstrueuses, et leur transmission familiale par héritage disparaîtra. L’existence d’un appareil d’Etat coercitif, militaire et policier, séparé de la société civile, n’apparaîtra plus comme une nécessité évidente. Il y aura, nous dit Marx, tenant ce point pour son apport majeur, après une brève séquence de « dictature du prolétariat chargée de détruire les restes du vieux monde, une longue séquence de réorganisation, sur la base d’une « libre association » des producteurs et créateurs, laquelle supportera un « dépérissement de l’Etat ». « Communisme » ne désigne que cet ensemble très
général de représentations intellectuelles.Cet ensemble est l’horizon de toute initiative, si locale et limitée dans le temps soit-elle, qui, rompant avec l’ordre des opinions établies (soit la nécessité des inégalités et de l’instrument étatique de leur protection), compose un fragment d’une politique d’émancipation. Il s’agit en somme d’une Idée, pour parler comme Kant, dont la fonction est régulatrice, et non d’un programme. Il est absurde de qualifier les principes communistes (au sens que je viens de dire) d’utopie, comme on le fait si souvent. Ce sont des schèmes intellectuels, toujours actualisés de façon différente, et qui servent à produire, entre différentes politiques,
des lignes de démarcation. En gros, étant donné une séquence politique, ou bien elle est compatible avec ces principes, et elle est émancipatrice au sens large, ou bien elle s’y oppose, et elle est réactionnaire. « Communisme » est, en ce sens, une hypothèse heuristique d’usage très fréquent dans la polémique, même si le mot n’apparaît pas. S’il est toujours vrai, comme l’a dit Sartre, que « tout anticommuniste est un chien », c’est que toute séquence politique qui, dans ses principes ou son absence de tout principe, apparaît formellement contradictoire avec l’hypothèse communiste en son sens générique, doit être jugée comme s’opposant à l’émancipation de l’humanité tout entière, et donc au destin proprement humain de l’humanité.
Qui n’éclaire pas le devenir de l’humanité par l’hypothèse communiste
(quels que soient les mots qu’il emploie, car les mots importent peu) le
réduit, en ce qui concerne son devenir collectif, à l’animalité. Comme on sait, le nom contemporain, c’est-à-dire capitaliste, de cette animalité, est : « concurrence ». Soit la guerre des intérêts, et rien d’autre. En tant qu’Idée pure de l’égalité, l’hypothèse communiste existe à l’état pratique depuis sans doute les débuts de l’existence de l’Etat. Dès que l’action des masses s’oppose, au nom de la justice égalitaire, à la coercition de l’Etat, on voit apparaître des rudiments ou des fragments de l’hypothèse communiste. C’est la raison pour laquelle, dans un fascicule dont le titre était De l’idéologie, écrit en collaboration avec le regretté François Balmès, et publié en 1976, nous proposions d’identifier des « invariants communistes ». Les révoltes populaires, par exemple celle des esclaves sous la direction de Spartacus, ou celle des paysans allemands sous la direction de Thomas Münzer, sont des exemples de cette existence pratique des invariants communistes.Cependant, sous la forme explicite que lui donnent certains des penseurs et activistes de la Révolution française, l’hypothèse communiste inaugure la modernité politique. C’est elle qui jette bas les structures mentales de l’Ancien Régime, sans pour autant s’articuler sur les formes politiques « démocratiques » dont la bourgeoisie va faire l’instrument de sa conquête du pouvoir. Ce point est essentiel : dès le début, l’hypothèse communiste ne coïncide nullement avec l’hypothèse « démocratique » qui conduira au parlementarisme contemporain. Elle subsume une autre histoire, d’autres événements. Ce qui, éclairé par l’hypothèse communiste, semble important et créateur est d’une autre nature que ce que sélectionne l’historiographie démocratique bourgeoise. C’est bien pourquoi Marx, donnant ses assises matérialistes à la première grande séquence effective de la politique d’émancipation moderne, d’une part reprend le mot « communisme », d’autre part s’écarte de tout « politicisme » démocratique en soutenant, à l’école de la Commune de Paris, que l’Etat bourgeois,
fût-il aussi démocratique que l’on veut, doit être détruit. Eh bien, je
vous propose de juger à votre tour ce qui importe ou pas, de juger les
points dont vous assumerez les conséquences, sur l’horizon de l’hypothèse communiste. Encore une fois, c’est la bonne hypothèse, on peut en convoquer les principes, quelles que soient les déclinaisons ou les variations qu’ils subissent dans des contextes différents.
Dans un entretien, Sartre dit en substance « Si l’hypothèse communiste n’est pas bonne, si elle n’est pas praticable, alors cela veut dire que l’humanité n’est pas une chose en soi très différente des fourmis ou des termites. » Que veut-il dire par là? Que si la concurrence, le « libre marché », la sommation des petites jouissances et les murs qui vous protègent du désir des faibles sont l’alpha et l’oméga de toute existence, collective ou privée, la bête humaine ne vaut pas un clou. C’est à ce « pas un clou » que Bush, sous l’abri du conservatisme agressif et de l’esprit de croisade, que Blair-le-pieux, sous l’abri de sa rhétorique militariste, que Sarkozy, sous l’abri de la discipline « travail, famille patrie », veulent réduire l’existence de l’immense majorité des humains vivants. Et la « gauche » est encore pire, de ne juxtaposer à ces violences vides que sa propre longanimité creuse, son vague esprit de charité, en sorte qu’au concurrentiel morbide, à la victoire en carton-pâte des fils et filles à papa, au ridicule surhomme de la finance déchaînée, au héros shooté des Bourses planétaires, elle n’oppose, la gauche, que les mêmes acteurs avec un peu de gentillesse sociale, un peu d’huile de noix dans les rouages, des miettes de pain béni pour les déshérités, n’empruntant en somme à Nietzsche que la figure exsangue du « dernier homme ».
En finir une fois pour toutes avec Mai 68, c’est consentir à ce qu’il n’y
ait d’autre choix pour nous qu’entre le nihilisme héréditaire de la
finance et la piété sociale. Il faut alors non seulement reconnaître que
le communisme s’est effondré en Union Soviétique, non seulement
reconnaître que le PCF est misérablement défait, mais il faut aussi et
surtout abandonner l’hypothèse que Mai 68 était une invention militante précisément consciente de l’échec du « communisme » d’État. Et donc que Mai 68, et plus encore les cinq années qui suivirent, inauguraient une nouvelle séquence de l’hypothèse communiste véritable, celle qui se tient toujours à distance de l’Etat. Et certes, personne ne savait où tout cela pouvait mener, mais on savait en tout cas que ce dont il était question était la renaissance de l’hypothèse. Si ce dont Sarkozy est le nom impose qu’il faille abandonner toute idée d’une semblable renaissance, si la société humaine est une collection d’individus qui poursuivent leurs intérêts, si telle est éternellement la réalité, il est certain que le philosophe peut et doit abandonner la bête humaine à ce triste destin.
Mais nous ne laisserons pas le triomphal Sarkozy nous dicter le sens de
l’existence, ni les tâches de la philosophie. Car ce à quoi nous assistons
n’impose nullement le renoncement à l’hypothèse communiste, mais seulement
la considération du moment où nous en sommes de l’histoire de cette
hypothèse.
12. Tout le développement sur l’hypothèse communiste était esquissé dans
mon séminaire du 13 juin 2007. Cf. les références de la note 1.
IX L’histoire de l’hypothèse communiste, et son moment actuel
Donc, une fresque historique s’impose, où situer notre effort. Il y a eu
deux grandes séquences de l’hypothèse communiste : celle de sa mise en
place, de son installation ; et celle de la première tentative de sa
réalisation.
La première séquence va de la Révolution française à la Commune de Paris,
disons de 1792 à 1871. Elle dure donc à peu. près quatre-vingts ans. Cette
séquence comporte toutes sortes de phénomènes politiques entièrement
nouveaux dans toutes sortes de pays du monde. Cependant, on peut dire que,
en ce qui concerne les péripéties majeures, elle est essentiellement
française. Marx en personne assignait certes le fondement philosophique de
la séquence à l’Allemagne (la dialectique hégélienne), et sa tournure
scientifique à l’Angleterre (la naissance de l’économie politique), mais
son contenu politique réel, dans l’ordre de la pratique, à la France (le
mouvement ouvrier français 13.) Cette séquence lie, sous le signe du
communisme, le mouvement populaire de masse et une thématique de la prise
du pouvoir. Il s’agit d’organiser le mouvement populaire, sous des formes
multiples — manifestations, grèves, soulèvements, actions armées, etc. —
autour de la thématique d’un renversement.
Ce renversement est évidemment un renversement insurrectionnel qu’on
appelle « révolution >. Cette révolution supprime la forme de la société
(la propriété privée, l’héritage, la séparation de l’humanité en nations,
la division du travail, etc.), et instaure l’égalité communiste, ou ce que
les penseurs ouvriers, si bien analysés par Jacques Rancière 14, nomment
la « communauté des Egaux ». L’ordre ancien va être abattu par une
combinaison de sa propre corruption immanente et de la pression,
éventuellement armée, du mouvement populaire. C’est aussi à ce moment
qu’apparaît le paramètre particulier du mouvement ouvrier. Les vieilles
catégories révolutionnaires, le petit peuple des villes, les artisans, les
étudiants et les intellectuels, la masse paysanne pauvre, sont
transformées, relevées, par la fonction dirigeante de la classe ouvrière *
Cette séquence est close par la nouveauté saisissante et l’échec radical
de la Commune de Paris. La Commune a été la forme suprême de cette
combinaison de mouvement populaire, de direction ouvrière et
d’insurrection armée. Elle a montré la vitalité extraordinaire de cette
formule : elle a pu exercer un pouvoir de type nouveau pendant deux mois,
dans une des plus grandes capitales de l’Europe, avec l’appui interne de
nombreux révolutionnaires étrangers, notamment des Polonais, ce qui
montrait la force du concept marxiste d’Internationale.
Mais elle a également montré ses limites. Car elle n’a pu ni donner à la
révolution une envergure nationale ni organiser efficacement la résistance
quand la contrerévolution, avec l’appui tacite des puissances étrangères,
a pu compter sur un appareil militaire efficient. La deuxième séquence va
de 1917 (la Révolution russe) à 1976 (la fin de la Révolution culturelle
en Chine, mais aussi la fin du mouvement militant surgi partout dans le
monde aux alentours des années 1966-1975, et dont l’épicentre, du point de
vue de la nouveauté politique, a été Mai 1968 en France et ses
conséquences dans les années qui suivirent). Cette deuxième séquence dure
une cinquantaine d’années. Mais remarquons aussi qu’elle est séparée de la
première par une coupure d’à peu près la même longueur (plus de quarante
ans). Cette deuxième séquence, très complexe, et qui contient aussi, dans
son bord terminal, ce dont nous sommes les héritiers, est dominée par la
question du temps. Comment être victorieux? Comment, contrairement à la
Commune de Paris, durer face à la sanglante réaction des possédants et de
leurs mercenaires? Comment organiser le nouveau pouvoir, le nouvel Etat,
de façon à ce qu’il soit à l’abri de sa destruction par ses ennemis? La
grande question de Lénine est de répondre à ces questions.
Et ce n’est certes pas pour rien qu’il a dansé sur la neige quand le
pouvoir insurrectionnel a duré, en Russie, un jour de plus que la Commune
de Paris. Durant cette seconde séquence, le problème n’est plus
l’existence d’un mouvement populaire et ouvrier agissant sous l’hypothèse
communiste, ni non plus l’idée générique de révolution, sous sa forme
insurrectionnelle. Le problème est celui de la victoire et de la durée. On
peut dire qu’il ne s’agit plus de formuler et d’expérimenter l’hypothèse
communiste, mais de la réaliser. De ce point de vue, la maxime générale
est celle formulée par Lénine, qui est en substance : « Nous entrons dans
la période des révolutions prolétariennes victorieuses ». C’est la raison
pour laquelle les deux premiers tiers du XXe siècle sont dominés par ce
que j’ai appelé « la passion du réel 15 » : ce que le XIXe siècle a rêvé
et expérimenté, le XXe doit l’accomplir intégralement. Cette obsession de
la victoire et du réel s’est concentrée dans les problèmes de
l’organisation et de la discipline, elle est tout entière contenue, à
partir de 1902 et du Que faire? de Lénine dans la théorie et la pratique
du parti de classe, centralisé et homogène. On peut dire que les partis
communistes ont incarné, dans leur « discipline de fer ", le réel de
l’hypothèse communiste.
Cette construction caractéristique de la deuxième séquence de l’hypothèse,
le parti, a en effet résolu la question léguée par la première séquence,
notamment par la Commune de Paris, qui en avait été l’apogée et la fin :
la question de la victoire. En Russie, en Chine, en Tchécoslovaquie, en
Albanie, en C orée, au Vietnam, et même à Cuba un peu autrement, sous la
direction de partis communistes, la complète révolution de l’ordre
politique et social l’a emporté, par l’insurrection ou la guerre populaire
prolongée, et a duré, sous la forme de ce qui a été nommé « l’État
socialiste ». Après la première séquence, qui était sous le signe de la
formulation de l’hypothèse communiste et de sa réalité en tant que
mouvement, il y a bien eu une deuxième séquence, sous le signe de son
organisation disciplinée et militarisée, de sa victoire locale et de sa
durée. Comme il est normal, la seconde séquence a créé à son tour un
problème qu’elle n’avait pas les moyens de résoudre en utilisant les
méthodes qui lui avaient permis de résoudre le problème légué par la
première séquence. En effet, le parti, approprié à la victoire
insurrectionnelle ou militaire remportée contre des pouvoirs
réactionnaires affaiblis, s’est révélé inapte à la construction d’un Etat
de dictature du prolétariat au sens de Marx, soit un Etat organisant la
transition vers le non-État, un pouvoir du non-pouvoir, une forme
dialectique du dépérissement de l’État.
Sous la forme du Parti-Etat, on a au contraire expérimenté une forme
inédite d’Etat autoritaire, voire terroriste, en tout cas très séparé de
la vie pratique des gens. Nombre de réalisations de ces États «
socialistes » ont été remarquables, dans les domaines notamment de
l’éducation, de la santé publique, de l’idéologie quotidienne
(valorisation formelle du travailleur ordinaire), de l’ordre public. Sur
le plan international, ces États ont suffisamment fait peur aux États
impérialistes pour les contraindre, au dehors comme au dedans, à des
prudences que nous regrettons fort aujourd’hui, où l’arrogance du
capitalisme parvenu à son stade suprême ne connaît plus de limites.
Cependant, le principe étatique était en lui-même vicié et finalement
inefficace. Le déploiement d’une violence policière extrême et sanglante
n’a aucunement suffi à le sauver de son inertie bureaucratique interne, et
dans la compétition féroce que lui ont imposée ses adversaires, il n’a
guère mis plus de cinquante ans à montrer qu’il ne l’emporterait jamais.
C’est à ce problème du Parti comme inadéquat à assurer la durée réelle et
la transformation créatrice de l’hypothèse communiste que sont consacrées
les dernières convulsions importantes de la deuxième séquence : la
Révolution culturelle en Chine et la nébuleuse nommée « Mai 68 » en
France. En Chine, la maxime de Mao sur ce point est : « Sans mouvement
communiste, pas de communisme ».
Il faut à tout prix tremper le parti dans le mouvement de masse pour le
régénérer, le dé-bureaucratiser, et le lancer dans la transformation du
monde réel. La Révolution culturelle 16 tente cette épreuve, et devient
vite chaotique et violente, tant la définition de l’ennemi est soit
incertaine, soit dirigée contre l’unique pilier de la société : le parti
communiste lui-même. Mao n’y est pas pour rien, dès lors qu’il déclare : «
On ne sait pas où est la bourgeoisie? Mais elle est dans le parti
communiste ! » Finalement, faute de soutien donné aux expériences les plus
radicales de décentralisation de l’Etat (la « Commune de Shanghai », au
début de 1967), il faudra rétablir l’ordre ancien dans les pires
conditions. En France, après Mai 68 le motif dominant est que l’action
collective organisée doit créer de nouveaux lieux politiques, et non en
était Lénine au tout début du XXe siècle, quand la question : « Que faire?
» admet des réponses expérimentales précises, dans un contexte général
dominé par l’adversaire, et qui va, lentement mais sûrement, vers cette
accélération des phénomènes subjectifs que propose toujours la guerre.
Rappelons en effet qu’entre la première et la deuxième séquence, entre le
dernier Marx et le premier Lénine, il y a quarante ans d’impérialisme
triomphant. De la répression de la Commune de Paris à la guerre de 14, on
a l’apogée de la bourgeoisie, qui occupe la planète, qui dévaste et pille
des continents entiers. Je parle de séquences de l’hypothèse communiste,
mais ces séquences sont séparées par des intervalles dans lesquels ce qui
l’emporte, en termes d’équilibre et de stabilisation, n’est aucunement
l’hypothèse communiste. On y déclare au contraire que cette hypothèse est
intenable, voire absurde et criminelle, et qu’il faut y renoncer. Ainsi
nous retrouvons Sarkozy : en finir avec Mai 68 une fois pour toutes. Ce
qui nous autorise à revenir à l’interrogation : où en sommes-nous?
Admettons qu’à échelle mondiale, la deuxième séquence se soit achevée vers
la fin des années soixante-dix du précédent siècle. Admettons que depuis,
tirant les leçons des expériences critiques qui ont marqué le bord
terminal de cette séquence, Mai 68 et la Révolution culturelle, dans
diverses situations, divers collectifs cherchent la voie d’une politique
d’émancipation adéquate au temps présent.
Alors, nous sommes dans le contexte d’une nouvelle période intervallaire,
une période de triomphe apparent de l’adversaire. Nous pouvons décrire,
par exemple, sans découragement ni concession, ce qui se passe en France,
c’est-à-dire la réapparition de formes, incorporées à l’État, du
pétainisme transcendantal. Ce n’est pas un phénomène aberrant ou
discordant, qui devrait nous déprimer. C’est une cristallisation locale du
fait que nous sommes dans une période intervallaire, comme il y en a déjà
existé une, fort longue, à la fin du XIXe siècle et au début du Or, nous
savons que, dans ce genre de circonstances, ce qui est à l’ordre du jour
est l’ouverture d’une nouvelle séquence de l’hypothèse communiste. Le seul
problème étant celui de l’étendue de la catastrophe qu’une fois encore la
guerre, cette inévitable convulsion de l’impérialisme, imposera à
l’humanité, pour prix de l’avancée, de l’avancée d’un pas, de cela seul
qui organisera son salut : l’égalitarisme communiste, cette fois à
l’échelle du monde entier. Nous qui avons connu Mai 68 et la Révolution
Culturelle, nous devons absolument transmettre aux militants dispersés de
l’hypothèse communiste une certitude rationnelle, déjà immanente à ces
intenses moments politiques : ce qui va venir ne sera pas, ne pourra pas
être, la continuation de la seconde séquence.
Le marxisme, le mouvement ouvrier, la démocratie de, masse, le léninisme,
le Parti du prolétariat, l’Etat socialiste, toutes ces inventions
remarquables du XXe siècle, ne nous sont plus réellement utiles. Dans
l’ordre de la théorie, elles doivent certes être connues et méditées. Mais
dans l’ordre de la politique, elles sont devenues impraticables. C’est un
premier point de conscience essentiel : la deuxième séquence est close, et
il est inutile de vouloir la continuer ou la restaurer. La vérité, dont
encore une fois la venue fut esquissée dès les années soixante du dernier
siècle, est que notre problème n’est ni celui du mouvement populaire comme
porteur d’une nouvelle hypothèse, ni celui du parti prolétarien comme
dirigeant victorieux de la réalisation de cette hypothèse. Le problème
stratégique lié à la troisième séquence, à l’ouverture de laquelle nous
travaillons, est autre chose. Comme nous sommes dans une période
intervallaire dominée par l’ennemi, et que les expériences nouvelles sont
très circonscrites, je ne suis pas en état de vous dire ce qu’est, à coup
sûr, l’essence de la troisième période qui va s’ouvrir.
Cependant, la direction générale, disons la philosophie abstraite de la
chose, me semble dicible : ce dont il s’agit concerne un nouveau rapport
entre le mouvement politique réel et l’idéologie. C’est bien ce que déjà
sous-entendaient l’expression « révolution culturelle », et l’énoncé de
Mao : « Pour avoir de l’ordre dans l’organisation, il faut d’abord avoir
de l’ordre dans l’idéologie. » C’est aussi ce que sous-entendait l’idée,
commune après Mai 68, de « révolutionnarisation des esprits ». L’hypothèse
communiste comme telle est générique, elle est le « fond » de toute
orientation émancipatrice, elle nomme la seule chose qui vaille qu’on
s’intéresse à la politique et à l’histoire. Mais la présentation de
l’hypothèse est ce qui détermine une séquence : une nouvelle manière pour
l’hypothèse d’être présente dans l’intériorité des nouvelles formes
d’organisation et d’action. Bien entendu, d’une manière ou d’une autre,
nous cumulerons les enseignements théoriques et historiques issus de la
première séquence, et la fonction centrale de la discipline victorieuse,
issue de la seconde.
Cependant, notre problème n’est ni l’existence en mouvement de
l’hypothèse, ni sa victoire disciplinée au niveau de l’État. Notre
problème est le mode propre sur lequel la pensée, ordonnée par
l’hypothèse, se présente dans les figures de l’action. En somme : un
nouveau rapport du subjectif et de l’objectif, qui ne soit ni mouvement
multiforme animé par l’intelligence de la multitude (comme le croient
Negri et les altermondialistes), ni Parti rénové et démocratisé (comme le
croient les trotskystes et les maoïstes ossifiés). Le mouvement (ouvrier)
au XlXe et le Parti (communiste) au XXe siècle ont été les formes de
présentation matérielle de l’hypothèse communiste. Il est impossible de
revenir à l’une ou l’autre formule. Quel pourra bien être alors le ressort
de cette présentation au XXIe siècle? Notons qu’au XIXe siècle, la grande
question a d’abord été, tout simplement, celle de l’existence de
l’hypothèse communiste.
Quand Marx dit que le spectre du communisme hante l’Europe, il veut dire :
l’hypothèse est là, nous l’avons installée. La deuxième séquence, celle du
parti révolutionnaire à la discipline de fer, de la militarisation de la
guerre de classe, de l’Etat socialiste, a sans doute été la séquence d’une
représentation victorieuse de l’hypothèse. Cependant, cette représentation
a conservé les caractéristiques de la première séquence, singulièrement
l’idée du renversement (« le monde va changer de base »), l’idée de la
révolution comme échéance globale. Disons que la victoire était encore
pensée comme victoire de la forme première de l’hypothèse. Ce qui est à
l’ordre du jour pour nous, depuis l’expérience négative des Etats
socialistes, et depuis les leçons ambiguës de la Révolution culturelle et
de Mai 68 — et c’est pour cela que notre recherche est si compliquée, si
errante, si expérimentale —, c’est de faire exister l’hypothèse communiste
sur un autre mode que celui de la première séquence.
L’hypothèse communiste reste la bonne hypothèse, je l’ai dit, je n’en vois
aucune autre. Si cette hypothèse doit être abandonnée, ce n’est pas la
peine de faire quoi que ce soit, dans l’ordre de l’action collective. Sans
l’horizon du communisme, sans cette Idée, rien dans le devenir historique
et politique n’est de nature à intéresser le philosophe. Que chacun
s’occupe de ses affaires, et n’en parlons plus. Donnons raison à l’homme
aux rats, comme le font du reste quelques anciens communistes, soit avides
de prébendes, soit désormais dépourvus de tout courage. Mais tenir sur
l’Idée, sur l’existence de l’hypothèse, cela ne veut pas dire que sa
première forme de présentation, centrée sur la propriété et sur l’État,
doit être maintenue telle quelle. En fait, ce qui nous est imparti comme
tâche, disons même comme devoir philosophique, c’est d’aider à ce que se
dégage un nouveau mode d’existence de l’hypothèse. Nouveau par le type
d’expérimentation politique auquel cette hypothèse peut donner lieu. Nous
sommes instruits par la deuxième séquence et ses tentatives terminales :
nous devons revenir vers les conditions d’existence de l’hypothèse
communiste, et non pas seulement en perfectionner les moyens. Nous ne
pouvons nous satisfaire de la relation dialectique entre l’Etat et le
mouvement de masse, de la préparation de l’insurrection, de la
construction d’une organisation disciplinée puissante.
Nous devons, en réalité, réinstaller l’hypothèse dans le champ idéologique
et militant. Soutenir aujourd’hui l’hypothèse communiste dans
l’expérimentation locale d’une politique, expérimentation qui nous permet
de maintenir, contre la domination réactionnaire installée, ce que
j’appelle un point, c’est-à-dire une durée propre, une consistance
particulière : voilà la condition minimale pour que le maintien de
l’hypothèse apparaisse aussi comme la transformation de son évidence. A
cet égard, nous sommes plus proches d’un ensemble de problèmes déjà
examinés au XIXe siècle que nous ne le sommes de la grande histoire des
révolutions du XXe siècle. Nous avons affaire, comme à partir de 1840, à
des capitalistes absolument cyniques, de plus en plus animes par l’idée qu
il n y a que la richesse qui compte, que les pauvres ne sont que des
paresseux, que les Africains sont des arriérés, et que l’avenir, sans
limite discernable, appartient aux bourgeoisies « civilisées » du monde
occidental.
Toutes sortes de phénomènes du XIXe réapparaissent : des zones de misère
extraordinairement étendues, à l’intérieur des pays riches comme dans les
zones délaissées ou pillées, des inégalités sans cesse grandissantes, une
coupure radicale entre le peuple ouvrier, ou sans travail, et les classes
intermédiaires, la dissolution complète du pouvoir politique dans le
service des biens, la désorganisation des révolutionnaires, le désespoir
nihiliste de fractions étendues de la jeunesse, la servilité d’une large
majorité des intellectuels, l’activité expérimentale serrée, mais très
encerclée, de quelques groupes à la recherche des moyens contemporains de
l’hypothèse communiste... Et c’est sans doute pourquoi, comme au XIXe
siècle aussi, ce n’est pas de la victoire de l’hypothèse qu’il est
question aujourd’hui, tout le monde le sait bien, mais des conditions de
son existence. Et ça, c’était la grande question des révolutionnaires du
XIXe siècle : d’abord, faire exister l’hypothèse. Eh bien, telle est, dans
la période intervallaire qui nous oppresse, notre tâche. Et elle est
exaltante : par la combinaison des constructions de la pensée, qui sont
toujours globales ou universelles, et des expérimentations politiques, qui
sont locales ou singulières, mais transmissibles universellement, assurons
l’existence nouvelle, dans les consciences et dans les situations, de
l’hypothèse communiste.
13. Pour la fonction du « mouvement ouvrier français » dans la genèse du
marxisme, parallèle à celles de la « philosophie allemande » et de «
l’économie politique anglaise », on lira le très beau texte de Lénine, Les
trois sources et les trois parties constitutives du Marxisme 14. Sur la
genèse, au XIXe siècle, de la figure ouvrière comme référence politique et
idéologique, ses conséquences dans le champ de la pensée, la doctrine qui
s’y lie de la « communauté des égaux », il faut évidemment lire les
grandes oeuvres de Jacques Rancière, notamment ces deux très beaux livres
que sont La nuit des prolétaires (1981) et Le maître ignorant (1987). 15.
J’ai proposé une analyse détaillée de la « passion du réel » comme forme
subjective typique du XXe siècle dans mon livre Le siècle (Le Seuil,
2005). 16. Pour avoir une idée de ce que je pense de la Révolution
Culturelle chinoise et de l’usage que j’en fais, on lira la brochure La
Révolution Culturelle : la dernière révolution?, publiée dans le cadre des
Conférences du Rouge Gorge que Natacha Michel et moi-même avons créées et
dirigées entre 2001 et 2005.
Pour se la procurer, utiliser les références de la note 5. 17. Sur Mai 68,
saisi dans son essence politique véritable, et non comme une « crise »
culturelle de la jeunesse, on lira la conférence de Natacha Michel, O
Jeunesse ! O Vieillesse !, publiée dans le cadre des conférences du Rouge
Gorge. Cf. notes 16 et 5. Natacha Michel, grande romancière, a inventé la
prose où déplier cette expérience. Qu’on lise La Chine européenne
(Gallimard, 1975) et Circulaire à toute ma vie humaine (Le Seuil, 2005).
18. Parmi les séquences politiques, longues ou brèves, identifiées comme
travaillant, dès le milieu des années soixante-dix, à réinstaller
l’hypothèse communiste (même si le mot était souvent honni), c’est-à-dire
à transformer, à contre-courant de la domination du
capitalo-parlementarisme, le rapport entre la politique et 1’Etat, on peut
citer : les deux premières années de la révolution portugaise ; la toute
première séquence, notamment dans les usines, du mouvement Solidarnosc en
Pologne ; la première phase de l’insurrection contre le Shah d’Iran ; la
création en France de l’Organisation politique ; le mouvement Zapatiste au
Mexique.
Aujourd’hui, il faut enquêter sur la vraie nature du lien au peuple
d’organisations que limitent, du point de vue des leçons universelles
qu’on peut en tirer, leur allégeance religieuse : le Hezbollah au Liban,
et le Hamas en Palestine. Il faut aussi prêter attention aux innombrables
soulèvements ouvriers et paysans en Chine, aux actions des « maoïstes « en
Inde et au Népal... La liste n’est aucunement close.



De : Badiou Alain
vendredi 9 novembre 2007

trouvé sur le site Bellaciao (Armenak)
Finimore
   Posté le 12-11-2007 à 15:34:34   

Il faut signaler que Badiou est interviewé..... dans l'huma de la semaine dernière -sur 2 pages- et qu'il n'y a bien entendu pas de référence sur le passé de Badiou en tant que Mao de l'UCFML et que la bibliographie publiée commence en 1982 (alors que Badiou a publié des livres avant 82).
Xuan
   Posté le 12-11-2007 à 22:52:13   

Le laïus de Badiou renferme deux expressions significatives :
la logique des classes, de la subordination fondamentale des travailleurs réels à une classe dominante, peut être surmontée

et : après une brève séquence de « dictature du prolétariat chargée de détruire les restes du vieux monde…

significatives de son opportunisme, soigneusement dissimulé derrière ses positions apparemment de gauche.
C’est la dictature du prolétariat qui lui reste en travers de la gorge et à laquelle il attribue tous les échecs.
Il écrit un peu plus loin :
l e parti, approprié à la victoire insurrectionnelle ou militaire remportée contre des pouvoirs réactionnaires affaiblis, s’est révélé inapte à la construction d’un Etat de dictature du prolétariat au sens de Marx, soit un Etat organisant la transition vers le non-État, un pouvoir du non-pouvoir, une forme, dialectique du dépérissement de l’État.

En d’autres termes l’échec de l’état de dictature du prolétariat est de n’avoir pas commencé à dépérir.
Le dépérissement de l’Etat n’est pas une mesure administrative qui pourrait se régler par une loi ou un décret. Produit de la lutte des classes, l’Etat ne disparaîtra qu’avec elles et au terme d’un lutte prolongée. C’est aussi l’aboutissement de la transformation des rapports de production dans le cadre du socialisme.
Mais ce sujet n'intéresse pas Badiou, qui papillonne autour du marxisme en évitant soigneusement de se frotter à la méthode matérialiste dialectique.

Il ajoute :
Le marxisme, le mouvement ouvrier, la démocratie de, masse, le léninisme, le Parti du prolétariat, l’Etat socialiste, toutes ces inventions remarquables du XXe siècle, ne nous sont plus réellement utiles. Dans l’ordre de la théorie, elles doivent certes être connues et méditées. Mais dans l’ordre de la politique, elles sont devenues impraticables. C’est un premier point de conscience essentiel : la deuxième séquence est close, et il est inutile de vouloir la continuer ou la restaurer. La vérité, dont encore une fois la venue fut esquissée dès les années soixante du dernier siècle, est que notre problème n’est ni celui du mouvement populaire comme porteur d’une nouvelle hypothèse, ni celui du parti prolétarien comme dirigeant victorieux de la réalisation de cette hypothèse. Le problème stratégique lié à la troisième séquence, à l’ouverture de laquelle nous travaillons, est autre chose. Comme nous sommes dans une période intervallaire dominée par l’ennemi, et que les expériences nouvelles sont très circonscrites, je ne suis pas en état de vous dire ce qu’est, à coup sûr, l’essence de la troisième période qui va s’ouvrir.
En d’autres termes, mieux vaut oublier tout l’acquis du mouvement ouvrier.
Pour quoi faire ? Badiou n’en sait rien. Il travaille à l’ouverture d’une troisième séquence dont il ignore tout.
Heureusement le prolétariat, déboussolé par le révisionnisme, peut compter sur de tels intellectuels pour illuminer son avenir et guider ses pas !
Passons sur la bouillie absconse et fadasse qui « conclut » cette brillante démonstration, on trouve rarement théorie plus confuse.

Mais la leçon qui s’en dégage est le rejet des principe léninistes .
Rien d’étonnant à trouver cela dans les colonnes de la presse révisionniste ou sur Bellaciao, rien d’étonnant non plus à l’occasion de l’anniversaire de la révolution d’octobre.
Finimore
   Posté le 13-11-2007 à 04:53:44   

Xuan a raison de dire "Mais la leçon qui s’en dégage est le rejet des principe léninistes." et c'est effectivement ce qui pointait déjà dans certaines analyses de l'UCFML au sujet du post-léninisme.


Voici l'article de l'huma du 6 novembre 2007.

entretien

Alain Badiou « L’hypothèse de l’émancipation reste l’hypothèse communiste »
Philosophie . Participer à « un nouveau courage » et maintenir contre vents et marées une hypothèse d’émancipation face à l’hégémonie capitaliste et à la volonté de fermeture conservatrice qui travaille le pays : voilà l’une des tâches politiques que s’assigne le philosophe Alain Badiou.
Disons le sans détours : le dernier livre d’Alain Badiou (1) est un antidote à l’anesthésie et à la sidération qui ont frappé les esprits depuis le 5 mai dernier. Le principal mérite de ce court essai, fruit d’un séminaire à l’ENS ? Reposer quelques repères clairs contre la « désorientation » dont le pouvoir a fait, avec le maintien délibéré d’un état de peur, l’une de ses principales armes politiques. Au plan collectif, comme au niveau intime, De quoi Sarkozy est-il le nom ? met en mot le malaise ressenti aujourd’hui par ceux qui restent attachés à un idéal d’émancipation humaine. Ce malaise,

la seule figure de Sarkozy ne saurait, à elle seule, l’expliquer. Sarkozy est donc pris, ici, comme un symptôme. Sous sa forme ressurgit, suggère le philosophe, un « transcendantal pétainiste » dont la principale caractéristique est « le désir d’un maître qui vous protège » (des étrangers, de la mondialisation, des jeunes, etc.). Sarkozy, produit de la peur. Produit, aussi, d’une histoire française déchirée entre Révolution et contre-révolution, entre Résistance et collaboration, entre désir de liberté, d’égalité et rappels à l’ordre. Entretien.

La dernière séance électorale s’est exclusivement jouée selon vous sur la mobilisation d’affects collectifs, avec d’un côté l’expression d’une peur « primitive » incarnée par Sarkozy, et de l’autre une peur de cette peur incarnée par Royal. Cette séquence achève d’ôter toute crédibilité à vos yeux à la démocratie parlementaire libérale. Mais alors, si ce système est mauvais, comment peut s’exprimer la souveraineté populaire ?

Alain Badiou. Je n’ai pas de réponse préétablie à cette question d’une nouvelle figure de la démocratie. Mais je crois nécessaire de revenir à la distinction classique entre démocratie formelle au niveau de l’État et démocratie de masse, du point de vue de l’exercice politique possible pour le peuple. L’exercice du pouvoir tel qu’il est organisé aujourd’hui laisse très peu d’espace à une démocratie véritable. Les déterminations économiques ont une telle pesanteur qu’elles sont, en définitive, hors de portée de la décision des électeurs. Nous devons donc nous demander comment un exercice démocratique authentique peut être possible aujourd’hui. Je n’ai pas de formule en ce qui concerne la question du pouvoir d’État. C’est une grande question héritée de tout le XXe siècle, à propos de laquelle les solutions communistes traditionnelles sont devenues intenables.

Cette question de l’État n’est-elle pas un point aveugle de l’hypothèse communiste ?

Alain Badiou. Oui, je le pense. Les solutions léninistes se sont montrées pertinentes sur un point particulier : celui de réussir l’insurrection, de prendre le pouvoir. Elles se sont avérées, en revanche, extraordinairement difficiles et finalement contre-productives au niveau de l’exercice du pouvoir. Nous en sommes là. Après tout, nous en sortons à peine.

Dans l’immédiat, les secteurs ouverts à une démocratie véritable sont à mon avis limités. Ils ne se situent pas au niveau du pouvoir d’État, mais au niveau la mobilisation populaire, de la tentative de résister à l’hégémonie du capitalisme libéral. Ce sont des moments limités et défensifs, mais c’est à partir d’eux qu’il faut reconstruire quelque chose. Quant à la formule du pouvoir d’État, nous devons accepter de dire que pour l’instant nous n’en avons pas. Nous n’avons pas d’alternative étatique claire. Le nom de cette alternative, dans le marxisme classique, était la « dictature du prolétariat ». Les formes qui s’en sont revendiquées ne reviendront pas, car leur expérience politique a été gravement négative. Lorsque j’insiste sur les inconséquences et sur le peu de réalité démocratique véritable du système parlementaire, cela ne signifie donc pas que je souhaite le retour aux formes anciennes de la dictature du prolétariat. Il s’agit simplement de souligner que le problème de l’État est un problème ouvert pour tous ceux qui conservent l’idée communiste.

Vous pensez, comme le philosophe et sociologue Slavoj Zizek, que le destin du capitalisme est nécessairement dans une limitation des libertés, dans un contrôle généralisé des populations…

Alain Badiou. Je suis convaincu de ce point. Des mesures successives, sournoises, lentes, se déploient progressivement dans le temps, donnant corps à une législation de plus en plus répressive, à un consensus sécuritaire porteur de cette limitation des libertés. Nous ne sommes pas face à un coup d’État brutal, qui interrompt tout d’un coup les libertés, installe la police partout. C’est un processus qui affecte toutes les démocraties parlementaires occidentales. Des résistances locales significatives, qui portent l’espoir de l’avenir, existent. Mais pour l’instant il n’existe pas de contrepoids puissant à cette tendance lourde. Il est clair cependant que le capitalisme déchaîné dans lequel nous vivons ne porte pas de sens véritable. Les gens feront tôt ou tard l’expérience qu’il s’agit en définitive, sous couvert d’abondance et de prospérité économique, d’une dévastation de la vie humaine.

« La réalité de la situation, c’est la guerre », dites-vous. Qu’entendez-vous par là ?

Alain Badiou. C’est d’abord la guerre extérieure. D’une manière ou d’une autre, Sarkozy va nous remettre sous le drapeau des guerres américaines. C’est certain. Et puis il y a la guerre contre les faibles, les pauvres, les ouvriers, les jeunes. On se méfie d’eux, on les encadre. Bientôt, on construira des murs pour isoler les centres-villes de la banlieue. Des check-points seront dressés à la gare du Nord. Vous verrez, nous y viendrons.

Quel est ce « transcendantal pétainiste » qui ressurgit aujourd’hui selon vous sous la forme de Sarkozy ?

Alain Badiou. Dans mon esprit, il s’agit là d’une analogie. Le « pétainisme » renvoie à une idée plus vaste que le seul régime de Vichy. Il a peut-être commencé en 1815, avec la contre-révolution française, au moment de la Restauration.

Aujourd’hui, la peur devant l’avenir, la peur des étrangers, des jeunes, du monde tel qu’il est, aboutit à une demande d’autorité qui mettrait le pays en quelque sorte à l’abri de l’histoire. La France malheureusement est travaillée par une volonté conservatrice profonde, par l’aspiration à une fermeture protectrice. Or une telle fermeture ne peut être obtenue que par des capitulations sur tous les projets politiques. De sorte que l’homme de « la rupture » est en réalité l’homme de la défensive et du repli. C’est lui l’homme du déclin. Du déclin spirituel, du déclin des projets. Rendre les riches plus riches, les pauvres, plus pauvres et exhorter les gens à travailler davantage s’ils veulent de l’argent, n’est pas autre chose qu’une régression manifeste.

Vous parlez d’une « désorientation » généralisée. Comment s’articule-t-elle à ce que vous appelez, avec Lacan, le « service des biens » ?

Alain Badiou. C’est la clé de notre société. Le service des biens aujourd’hui, pour reprendre l’expression de Lacan, c’est le service du capitalisme libéral. Les biens sont produits, distribués dans le régime de l’économie de marché. Si l’on est au service du service des biens, c’est cela que l’on doit soutenir. Or, à mon sens, je le redis, ce capitalisme libéral ne fixe aucune orientation à l’existence collective. Le citoyen n’est que celui qui comparaît devant le marché. C’est le consommateur tel qu’il est défini par la circulation marchande. Par conséquent, notre société telle qu’elle est est hors d’état de se représenter son avenir collectif. Les gens eux-mêmes dans leur existence particulière sont hors d’état de construire de véritables projets en dehors de l’univers de la consommation et de l’accumulation. C’est cela la désorientation.

Pourquoi, analysez-vous la volonté de « liquider l’héritage

de mai 1968 » comme une volonté d’effacer jusqu’à la trace d’une politique d’émancipation possible ?

Alain Badiou. Il y a eu trois Mai 68 : un Mai 68 libertaire de libération des moeurs, un mai 68 de la grève classique et un Mai 68 habité par l’idée de réinventer la politique, de l’extraire de sa répétition pour trouver des formes nouvelles. Mai 68 a été entièrement animé dans toutes ses composantes par l’idée qu’une émancipation véritable de la vie humaine était possible. Quand Sarkozy veut « liquider Mai 68 », c’est avec cela qu’il veut en finir. Pour imposer l’idée selon laquelle les grandes lois de la société contemporaine, le capitalisme libéral, l’autorité de l’État, la sécurité, les lois répressives seraient le mouvement naturel des choses. Il s’agit là d’une nouvelle étape dans la construction d’un consensus réactionnaire véritablement installé.

Résister consiste selon vous à « tenir des points » en se positionnant dans la durée, hors de l’ordre établi, du consensus réactionnaire, des règles capitalistes. Cette proposition ne relève-t-elle pas davantage d’une éthique individuelle ?

Alain Badiou. Je suis convaincu que l’on peut aussi résister, protester ou trouver une indépendance par rapport au consensus réactionnaire dans des secteurs qui ne relèvent pas immédiatement du mouvement collectif. Dans la manière de penser les formes artistiques, de pratiquer la vie amoureuse, il y a aussi des possibilités de résistance.

Mais prenons des points à mes yeux essentiels, comme la résistance à l’organisation générale du service des biens, l’attention à la question des ouvriers de provenance étrangère, la défense de la protection sociale ou des services publics. Pour tenir ces points dans la durée, il faut certainement des formes d’organisation collective nouvelles, qui impliquent une discussion ouverte, proprement politique.

Le point essentiel pour vous tient dans cette affirmation selon laquelle « il y a un seul monde »… Pourquoi « l’ouvrier sans papiers » est-il chez vous une figure centrale ?

Alain Badiou. Les ouvriers sans-papiers sont emblématiques de l’existence de ce qui est présenté comme un autre monde, mais dont je soutiens que c’est le même. Dans l’inspiration originale du marxisme, il y a quelque chose de semblable. Pour les réactionnaires du XIXe siècle, les ouvriers représentaient la classe dangereuse, ils étaient considérés comme extérieurs à la société. Longtemps, eux aussi ont dû présenter « des papiers » : le livret ouvrier a existé pendant tout le XIXe siècle. Marx considérait ces ouvriers, dont les privilégiés niaient l’appartenance à la société, comme porteurs de l’avenir. C’étaient donc eux, en a-t-il conclu, qu’il fallait prioritairement organiser.

Dans notre société, les travailleurs les plus en bas, et parmi eux ceux qui ont cette caractéristique supplémentaire, venant d’ailleurs d’être persécutés à ce titre, sont de la même manière le symbole central de l’avenir.

Vous citez un très beau passage de la République,

dans lequel Socrate imagine que l’étranger peut être le lieu

de la réalisation d’une nouvelle possibilité.

Alain Badiou. L’idée selon laquelle une invention politique se fait toujours avec des gens et à partir de situations considérés comme extérieurs est très ancienne. Au fond, faire entrer à l’intérieur quelque chose qui est extérieur est un mouvement fondamental de toute création, en art comme en politique.

En quoi consiste ce « courage », qui doit répondre selon vous au coup global qui nous donne aujourd’hui le sentiment d’avoir été assommés ?

Alain Badiou. Le courage consiste fondamentalement à tenir un point. Non seulement sur le moment même, mais dans la durée. C’est la question du temps. Une bonne partie de l’oppression contemporaine est une oppression sur le temps. Nous sommes contraints à un temps découpé, discontinu, dispersé, dans lequel la rapidité est un élément majeur. Ce temps n’est pas le temps du projet, mais celui de la consommation, du salariat. Le courage pourrait consister à essayer d’imposer une autre temporalité. À tenir des points contre vents et marées, dans une durée qui ne dépendra pas des critères du succès ou de l’échec imposés par le modèle de la société libérale.

Vous analysez la période dans laquelle nous sommes comme une période « intervallaire » semblable à celle qui sépara

la Commune de Paris de la révolution d’Octobre. Qu’est-ce qui caractérise une telle période ?

Alain Badiou. Après la Commune de Paris, le modèle d’organisation et d’action du mouvement ouvrier ne pouvait plus être le même parce qu’il n’avait pas abouti à la victoire de l’insurrection ouvrière. Après l’écrasement de la Commune, l’adversaire a profité longtemps de sa victoire. Ces grandes années de consensus, d’expansion du capitalisme furent aussi celles de l’expansion impériale, du colonialisme. Il en va de même aujourd’hui, après l’échec de la figure de l’État socialiste.

Nous sommes évidemment dans des conditions objectives extrêmement difficiles, car cet échec se paye très cher. Il relance la dynamique réactionnaire à grande échelle. C’est cela la période intervallaire. Elle donne, du point de vue de la théorie, des tâches nouvelles pour penser le monde, les formes d’organisation, la politique d’émancipation. Du point de vue pratique, ces périodes sont marquées par des luttes, sont principalement défensives. Mais il est très important de tenir,

de ne pas se décourager.

Vous êtes convaincu qu’il faudra à l’avenir faire exister l’hypothèse communiste sur un nouveau mode. Mais vous dites finalement peu de chose de la manière dont cette hypothèse devra se présenter.

Alain Badiou. J’aimerais pouvoir en dire plus. Pour l’instant, je soutiens qu’il faut affirmer sans peur que nous sommes dans le maintien de cette hypothèse. Il faut dire que l’hypothèse de l’émancipation, fondamentalement, reste l’hypothèse communiste. Ce premier point peut trouver des formes d’élaboration. Il faut comprendre ensuite qu’il s’agit là d’une idée au sens fort. Je propose de la travailler comme telle. Ce qui signifie que dans une situation concrète, conflictuelle, nous devons l’utiliser comme critère pour distinguer ce qui est homogène avec cette hypothèse égalitaire et ce qui ne l’est pas.

Par ailleurs, nous ne pouvons pas en rester à la dispute de la période antérieure entre les tendances anarchisantes, qui valorisaient le mouvement pur, et les tendances plus traditionnellement organisatrices qui valorisaient le parti. Il faudra sans doute retenir quelque chose de ces deux tendances. Mais ce type de discussion n’est plus fécond.

La discipline des Partis communistes dans la période post-léniniste a rendu possible l’existence de partis-États, avec une organisation policière. Nous sortons d’une longue période où cette discipline a été poussée à son comble, où elle s’est muée en un autoritarisme calqué sur le pouvoir d’État. Ce qui dominait, ce n’était pas la confiance dans les gens, mais la méfiance à leur égard. Au contraire, nous devons inventer une discipline de la confiance. Ce n’est pas l’enthousiasme, la spontanéité créatrice du mouvement que j’aime et que je partage, mais qui ne suffit pas à créer la durée nouvelle dont nous avons besoin.

Les opprimés n’ont pas d’autre ressource que leur discipline. Quand vous n’avez rien, pas l’argent, pas d’armes, pas de pouvoir, vous n’avez pas grand-chose d’autre que votre unité. Notre question centrale est donc : quelle forme peut prendre une nouvelle discipline ? Du point de vue philosophique, je pense que c’est nécessairement une discipline de la vérité, une discipline du processus lui-même. Ce qui advient, ce qui se passe, doit être la loi commune pour cette discipline. Autrement dit, c’est le processus politique lui-même qui doit engendrer sa discipline. Finalement, il s’agit d’une fidélité. Au fond, le même problème est posé lorsque l’on s’interroge sur la discipline minimale qui fait qu’un couple amoureux tient le coup.

De quoi Sarkozy est-il le nom ? Circonstances 4,

Nouvelles Éditions Lignes, 2007.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
gorki
   Posté le 13-11-2007 à 12:07:41   

Badiou , ce n’est pas seulement la négation de la dictature du prolétarait, c’est de surcroit la négation même du prolétariat comme classe fossoyeuse du système.

Badiou , n’est pas un philosophe Marxiste, « parce qu’il n’y a pas de philosophie marxiste » le matérialisme dialectique et le matérialisme historique ayant épuisé le sujet.

Badiou c’est le produit intellectuel des jours fastes de l’impérialisme de la même veine que les nouveaux philosophes des années post soixante-huitard surfant sur des notions de masses et de démocratisme en général.

Badiou c’est la quintessence de la pensée petite bourgeoise de gauche exprimant aujourd’hui le désarroi idéologique de sa classe devant les appels aux sacrifices qui lui sont demandé.

Badiou , c’est la chienlit intellectuel petite-bourgeoise qui prend du marxisme ce qui lui parait acceptable en le vidant de son contenu révolutionnaire.

Badiou , comme tous les penseurs petit-bourgeois des pays dominants, nie le rôle du prolétariat dans l’histoire. Loin du prolétariat il ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Ce faisant, il pense l’impérialisme comme la résurgence du néo-libéralisme, expression de la fin de l’état dit de providence dont il faudrait défendre les acquis face à l’angoissante mondialisation de l’économie ; comme-ci l’Etat des monopoles capitalistes offrait un rempart contre la libre concurrence qui ne se distingue du capitalisme traditionnel « que » parce que c’est à l’échelle planétaire que les monopoles impérialistes se livrent à la concurrence la plus sauvage, transformant comme nous le savons tous les chefs d’Etats en véritables représentants de commerce.

Badiou en fait, est un philosophe réactionnaire, défenseur de son propre impérialisme. Comme tout petit-bourgeois angoissé il ne sait pas voir que l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, évoluant dans ses contradictions, a mis à l’ordre du jour cette idée de Marx que l’émancipation de la classe ouvrière serait l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Utilisant le matérialisme dialectique et historique, l’avant-garde ouvrière se détache de plus en plus des influences réformistes et révisionnistes, prononce la fin de l’ hégémonie petite-bourgeoise sur la pensée, reléguant anciens et nouveaux philosophes et leur disciples au musé des antiquités ; mouvement dialectique qui ira en s’amplifiant, il porte en son sein le dépassement de l’étroitesse du chauvinisme de la pensée, faisant fi des frontières nationales et devant produire l’émergence d’une nouvelle internationale ouvrière avant garde de la classe.

La classe ouvrière n’est pas qu’une classe en souffrance installée dans l’amorphisme comme la décrit Badiou ; elle résiste finalement héroïquement quant ont sait tout le poids du poison idéologique petit bourgeois distillé dans ses rangs par les idéologues à la Badiou. Aussi parce que la compassion dont il nous entoure reste une insulte, soyons convaincu que les militants les plus à l’avant-garde armés de la pensé du marxisme et du léninisme apporteront les réponses qui conviennent aux questions qui semblent placer, en toute logique, notre philosophe petit bourgeois désorienté devant un abime.


Edité le 15-11-2007 à 20:14:32 par gorki


Finimore
   Posté le 17-04-2009 à 11:36:42   

Voici une vidéo de la dernière interview d'Alain Badiou chez Frédéric Taddei (émission Ce soir où jamais) pour la sortie du livre L'Hypothèse communiste.
http://www.dailymotion.com/relevance/search/Badiou/video/x8xpkw_alain-badiou-lhypothese-communiste_news

---

Dans l'Humanité de vendredi 17 avril 2009

http://www.humanite.fr/L-Hypothese-communiste-par-Badiou



L'Hypothèse communiste, par Alain Badiou
"Nous pouvons ouvrir la troisième période d’existence de l’Idée communiste. Nous le pouvons, donc nous le devons"

EXCLUSIVITÉ. Le nouveau lire événement du philosophe Alain Badiou, l’Hypothèse communiste, sort en librairie ce samedi 18 avril. L’auteur et son éditeur, Nouvelles Éditions Lignes, nous ont doné leur accord pour en publier des extraits.

On pourrait suggérer sans ironie : de quoi Alain Badiou est-il le nom ? Ou proposer une variante plus signifiante encore : de quoi Alain Badiou est-il le signe ? Admettons que ces deux questionnements, parce qu’ils « disent » quelque chose de notre ici-maintenant et révèlent aux yeux de tous quelques marqueurs originaux de notre inconscient collectif, restent intimement mêlés. Au fond, qui n’a jamais lu le moindre de ses livres, à commencer par le sulfureux et fascinant De quoi Sarkozy est-il le nom ? publié en 2007 (1), ne peut comprendre comment et pourquoi Alain Badiou s’est subitement imposé tel un météore sur la scène médiatique intellectuelle - d’ordinaire très hermétique et autocentrée sur quelques noms, BHL, Finkielkraut et consorts - alors que ce même homme, professeur à la réputation « dithyrambique » à en croire ses élèves, arpente le monde de la philosophie et des idées en général depuis quarante ans déjà…

Car voilà. Le philosophe, mais également romancier et dramaturge, à soixante-douze ans, n’est pas que le pamphlétaire flingueur du capitalisme (et de tous ses valets zélés) qui annonce clairement : « S’agissant de l’antique capitalisme, le verdict, solidement étayé, me semble aller de soi : inacceptable, il doit être détruit. » Non, Badiou est aussi (et essentiellement, pourrait-on dire) l’un des théoriciens des ruptures. En somme, celui qui dérange et invite à repenser le monde, le rôle de l’État, les limites de la démocratie, l’idée républicaine, l’évolution des formes d’opposition, les combats sociaux, etc.

Ainsi, avec l’Hypothèse communiste, intitulé qui figurait déjà comme tel dans le dernier chapitre du livre consacré à Sarkozy et dont il embrasse cette fois toute l’ampleur, le philosophe affirme que l’idée communiste « en est encore, historiquement, à ses tous débuts ». À toutes fins utiles, l’auteur verbalise, pour mieux la mettre à distance, la fameuse « preuve » historique de « l’échec » du communisme, à partir d’exemples caractéristiques (Commune de Paris, Mai 68, etc.). Donc, ce qu’il appelle « l’expérimentation historique des politiques » reste toujours ce à partir de quoi « on peut inventer de nouvelles solutions aux problèmes sur lesquels cette expérimentation a buté »…

Y a-t-il une hypothèse Alain Badiou ? En bousculant (avec quelques autres tout de même) l’ordre établi, le philosophe, érudit de toujours mais goguenard en diable, ne fait pas que sauver l’honneur. Par les temps qui courent, il incarne à sa manière une forme de courage qui nous surprend tous. Jusque dans ses éclats.

Jean-Emmanuel Ducoin

1) Déjà chez Nouvelles Éditions Lignes.

------------------
« Bonnes feuilles »


"Mon but aujourd’hui est de décrire une opération intellectuelle à laquelle je donnerai – pour des raisons qui, je l’espère, seront convaincantes - le nom d’Idée du communisme. Sans doute le moment le plus délicat de cette construction est-il le plus général, celui où il s’agit de dire ce que c’est qu’une Idée, non pas seulement au regard des vérités politiques (et dans ce cas, l’Idée est celle du communisme), mais au regard d’une vérité quelconque (et dans ce cas, l’Idée est une reprise contemporaine de ce que Platon tente de nous transmettre sous les noms d’eidos, ou d’idéa, ou même plus précisément d’Idée du Bien). Je laisserai implicite une bonne part de cette généralité, pour être aussi clair que possible en ce qui concerne l’Idée du communisme. (…)
J’appelle « Idée » une totalisation abstraite des trois éléments primitifs, une procédure de vérité, une appartenance historique et une subjectivation individuelle. On peut immédiatement donner une définition formelle de l’Idée : une Idée est la subjectivation d’une relation entre la singularité d’une procédure de vérité et une représentation de l’Histoire. Dans le cas qui nous occupe, on dira qu’une Idée est la possibilité, pour un individu, de comprendre que sa participation à un processus politique singulier (son entrée dans un corps-de-vérité est aussi, en un certain sens, une décision historique. Avec l’Idée, l’individu, en tant qu’élément du nouveau Sujet, réalise son appartenance au mouvement de l’Histoire. Le mot « communisme » a été durant environ deux siècles (depuis la « Communauté des Égaux » de Babeuf jusqu’aux années quatrevingt du dernier siècle) le nom le plus important d’une Idée située dans le champ des politiques d’émancipation, ou politiques révolutionnaires. Être un communiste, c’était sans doute être un militant d’un Parti communiste dans un pays déterminé. Mais être un militant d’un Parti communiste, c’était être un des millions d’agents d’une orientation historique de l’Humanité tout entière. La subjectivation liait, dans l’élément de l’Idée du communisme, l’appartenance locale à une procédure politique et l’immense domaine symbolique de la marche de l’Humanité vers son émancipation collective. Donner un tract sur un marché était aussi monter sur la scène de l’Histoire.

On comprend dès lors pourquoi le mot « communisme » ne peut pas être un nom purement politique : il lie en effet, pour l’individu dont il soutient la subjectivation, la procédure politique à autre chose qu’elle-même. Il ne peut pas non plus être un mot purement historique. Car, sans la procédure politique effective, dont nous verrons qu’elle détient une part irréductible de contingence, l’Histoire n’est qu’un symbolisme vide. Et enfin, il ne peut pas être non plus un mot purement subjectif, ou idéologique. Car la subjectivation opère « entre » la politique et l’histoire, entre la singularité et la projection de cette singularité dans une totalité symbolique, et, sans ces matérialités et ces symbolisations, elle ne peut advenir au régime d’une décision. Le mot « communisme » a le statut d’une Idée, ce qui veut dire que, à partir d’une incorporation, et donc de l’intérieur d’une subjectivation politique, ce mot dénote une synthèse de la politique, de l’histoire et de l’idéologie. C’est pourquoi il vaut mieux le comprendre comme une opération que comme une notion. (…)

Il est aujourd’hui essentiel de bien comprendre que « communiste » ne peut plus être l’adjectif qui qualifie une politique. Ce court-circuit entre le réel et l’Idée a donné des expressions dont il a fallu un siècle d’expériences à la fois épiques et terribles pour comprendre qu’elles étaient mal formées, expressions comme « Parti communiste » ou - c’est un oxymore que l’expression « État socialiste » tentait d’éviter - « État communiste ». On peut voir dans ce court-circuit l’effet au long cours des origines hégéliennes du marxisme. Pour Hegel en effet, l’exposition historique des politiques n’est pas une subjectivation imaginaire, c’est le réel en personne. Car l’axiome crucial de la dialectique telle qu’il la conçoit est que « le Vrai est le devenir de lui-même », ou, ce qui revient au même, « le Temps est l’être-là du Concept ». Dès lors, selon le legs spéculatif hégélien, on est fondé à penser que l’inscription historique, sous le nom de « communisme », des séquences politiques révolutionnaires, ou des fragments disparates de l’émancipation collective, révèle leur vérité, qui est de progresser selon le sens de l’Histoire. (…) Il faut donc commencer par les vérités, par le réel politique, pour identifier l’Idée dans la triplicité de son opération : réel-politique, symbolique-Histoire, imaginaire-idéologie. Je commence par quelques rappels de mes concepts usuels, sous une forme très abstraite et très simple.

J’appelle « événement » une rupture dans la disposition normale des corps et des langages telle qu’elle existe pour une situation particulière (…). L’important est ici de remarquer qu’un événement n’est pas la réalisation d’une possibilité interne à la situation, ou dépendante des lois transcendantales du monde. Un événement est la création de nouvelles possibilités. Il se situe, non pas simplement au niveau des possibles objectifs, mais à celui de la possibilité des possibles. (…) J’appelle « État », ou « état de la situation », le système des contraintes qui, précisément, limitent la possibilité des possibles. On dira aussi bien que l’État est ce qui prescrit, ce qui, dans une situation donnée, est l’impossible propre de cette situation, à partir de la prescription formelle de ce qui est possible. L’État est toujours la finitude de la possibilité, et l’événement en est l’infinitisation. Qu’est-ce qui aujourd’hui, par exemple, constitue l’État au regard des possibles politiques ? Eh bien, l’économie capitaliste, la forme constitutionnelle du gouvernement, les lois (au sens juridique) concernant la propriété et l’héritage, l’armée, la police… On voit comment, au travers de tous ces dispositifs, de tous ces appareils, y compris ceux, naturellement, qu’Althusser nommait « appareils idéologiques d’État » – et qu’on pourrait définir par un but commun : interdire que l’Idée communiste désigne une possibilité –, l’État organise et maintient, souvent par la force, la distinction entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Il en résulte clairement qu’un événement est quelque chose qui advient en tant que soustrait à la puissance de l’État. J’appelle « procédure de vérité », ou « vérité », une organisation continue, dans une situation (dans un monde), des conséquences d’un événement. On notera aussitôt qu’un hasard essentiel, celui de son origine événementielle, coappartient à toute vérité. J’appelle « faits » les conséquences de l’existence de l’État. On remarque que la nécessité intégrale est toujours du côté de l’État. On voit donc qu’une vérité ne peut être composée de purs faits. La part non factuelle d’une vérité relève de son orientation, et on la dira subjective. On dira aussi que le « corps » matériel d’une vérité, en tant qu’il est subjectivement orienté, est un corps exceptionnel. Usant sans complexe d’une métaphore religieuse, je dis volontiers que le corps-de-vérité, pour ce qui en lui ne se laisse pas réduire aux faits, peut être nommé un corps glorieux. Concernant ce corps, qui est celui, en politique, d’un nouveau Sujet collectif, d’une organisation de multiples individus, on dira qu’il participe de la création d’une vérité politique. S’agissant de l’État du monde dans lequel cette création est active, on parlera de faits historiques. L’Histoire comme telle, composée de faits historiques, n’est nullement soustraite à la puissance de l’État. L’Histoire n’est ni subjective ni glorieuse. Il faut plutôt dire que l’Histoire est l’histoire de l’État.

On peut alors revenir à notre propos concernant l’Idée communiste. Si une Idée est, pour un individu, l’opération subjective par laquelle une vérité réelle particulière est imaginairement projetée dans le mouvement symbolique d’une Histoire, nous pouvons dire qu’une Idée présente la vérité comme si elle était un fait. Ou encore : que l’Idée présente certains faits comme symboles du réel de la vérité. C’est ainsi que l’Idée du communisme a pu permettre qu’on inscrive la politique révolutionnaire et ses partis dans la représentation d’un sens de l’Histoire dont le communisme était l’aboutissement nécessaire. Ou qu’on a pu parler d’une « patrie du socialisme », ce qui revenait à symboliser la création d’un possible, fragile par définition, grâce à la massivité d’un pouvoir. L’Idée, qui est une médiation opératoire entre le réel et le symbolique, présente toujours à l’individu quelque chose qui se situe entre l’événement et le fait. C’est pourquoi les interminables discussions concernant le statut réel de l’Idée communiste sont sans issue. S’agit-il d’une Idée régulatrice, au sens de Kant, sans efficace réelle, mais capable de fixer à notre entendement des finalités raisonnables ? Ou s’agit-il d’un programme qu’il faut peu à peu réaliser par l’action sur le monde d’un nouvel État postrévolutionnaire ? Est-ce une utopie, voire une utopie dangereuse, et même criminelle ? Ou est-ce le nom de la Raison dans l’Histoire ? On ne saurait mener à bien ce type de discussion, pour la raison que l’opération subjective de l’Idée est composée, et non simple. Elle enveloppe, comme sa condition réelle absolue, l’existence de séquences réelles de la politique d’émancipation, mais elle suppose aussi le déploiement d’une palette de faits historiques aptes à la symbolisation. Elle ne dit pas (ce qui serait soumettre la procédure de vérité aux lois de l’État) que l’événement et ses conséquences politiques organisées sont réductibles à des faits. (…) Mais elle ne l’est qu’autant qu’elle reconnaît comme son réel cette dimension aléatoire, fuyante, soustraite et insaisissable. C’est pourquoi il appartient à l’Idée communiste de répondre à la question « D’où viennent les idées justes ? » comme le fait Mao : les « idées justes » (entendons : ce qui compose le tracé d’une vérité dans une situation) viennent de la pratique. On comprend évidemment que « pratique » est le nom matérialiste du réel. (…)

Tout cela explique, et dans une certaine mesure justifie, qu’on ait pu à la fin aller jusqu’à l’exposition des vérités de la politique d’émancipation dans la forme de leur contraire, soit la forme d’un État. Puisqu’il s’agit d’un rapport idéologique (imaginaire) entre une procédure de vérité et des faits historiques, pourquoi hésiter à pousser ce rapport à son terme, pourquoi ne pas dire qu’il s’agit d’un rapport entre événement et État ? L’État et la Révolution, tel est le titre d’un des plus fameux textes de Lénine. Et c’est bien de l’État et de l’Événement qu’il s’agit. Cependant, Lénine, suivant Marx sur ce point, prend bien soin de dire que l’État dont il sera question après la Révolution devra être l’État du dépérissement de l’État, l’État comme organisateur de la transition au nonÉtat. Disons donc ceci : l’Idée du communisme peut projeter le réel d’une politique, toujours soustrait à la puissance de l’État, dans la figure historique d’un « autre État », pourvu que la soustraction soit interne à cette opération subjectivante, en ce sens que « l’autre État » est lui aussi soustrait à la puissance de l’État, donc à sa propre puissance, en tant qu’il est un État dont l’essence est de dépérir.

C’est dans ce contexte qu’il faut penser et approuver l’importance décisive des noms propres dans toute politique révolutionnaire. (…) Pourquoi ce glorieux Panthéon des héros révolutionnaires ? Pourquoi Spartacus, Thomas Münzer, Robespierre, Toussaint- Louverture, Blanqui, Marx, Lénine, Rosa Luxemburg, Mao, Che Guevara, et tant d’autres ? C’est que tous ces noms propres symbolisent historiquement, dans la forme d’un individu, d’une pure singularité du corps et de la pensée, le réseau à la fois rare et précieux des séquences fuyantes de la politique comme vérité. Le formalisme subtil des corps-de-vérité est ici lisible en tant qu’existence empirique. L’individu quelconque trouve des individus glorieux et typiques comme médiation de sa propre individualité, comme preuve qu’il peut en forcer la finitude. L’action anonyme de millions de militants, d’insurgés, de combattants, par elle-même irreprésentable, est rassemblée et comptée pour un dans le symbole simple et puissant du nom propre. Ainsi, les noms propres participent de l’opération de l’Idée, et ceux que nous avons cités sont des composantes de l’Idée du communisme dans ses différentes étapes. (…) Récapitulons aussi simplement que possible. Une vérité est le réel politique. L’Histoire, y compris comme réservoir de noms propres, est un lieu symbolique. L’opération idéologique de l’Idée du communisme est la projection imaginaire du réel politique dans la fiction symbolique de l’Histoire, y compris sous la forme d’une représentation de l’action des masses innombrables par l’Un d’un nom propre. La fonction de cette Idée est de soutenir l’incorporation individuelle à la discipline d’une procédure de vérité, d’autoriser à ses propres yeux l’individu à excéder les contraintes étatiques de la survie en devenant une partie du corps-de-vérité, ou corps subjectivable.

On demandera maintenant : pourquoi estil nécessaire d’avoir recours à cette opération équivoque ? Pourquoi l’événement et ses conséquences doivent-ils aussi être exposés sous la forme d’un fait, et souvent d’un fait violent, qu’accompagnent des variantes du « culte de la personnalité » ? Pourquoi cette assomption historique des politiques d’émancipation ? La raison la plus simple est que l’histoire ordinaire, l’histoire des vies individuelles, est tenue dans l’État. L’histoire d’une vie est par ellemême, sans décision ni choix, une part de l’histoire de l’État, dont les médiations classiques sont la famille, le travail, la patrie, la propriété, la religion, les coutumes… La projection héroïque, mais individuelle, d’une exception à tout cela – comme est une procédure de vérité – veut aussi être en partage avec les autres, elle veut se montrer non seulement comme exception, mais aussi comme possibilité désormais commune à tous. Et c’est une des fonctions de l’Idée : projeter l’exception dans l’ordinaire des existences, remplir ce qui ne fait qu’exister d’une dose d’inouï. Convaincre mes entours individuels, époux ou épouse, voisins et amis, collègues, qu’il y a aussi la fabuleuse exception des vérités en devenir, que nous ne sommes pas voués au formatage de nos existences par les contraintes de l’État. Bien entendu, en dernier ressort, seule l’expérience nue, ou militante, de la procédure de vérité, forcera l’entrée de tel ou tel dans le corps-de-vérité. Mais pour l’amener au point où cette expérience se donne, pour le rendre spectateur, et donc déjà à demi-acteur, de ce qui importe à une vérité, la médiation de l’Idée, le partage de l’Idée sont presque toujours nécessaires. L’Idée du communisme (quel que soit par ailleurs le nom qu’on lui donne, qui n’importe guère : aucune Idée n’est identifiable à son nom) est ce à travers quoi on peut parler le processus d’une vérité dans le langage impur de l’État, et déplacer ainsi, pour un temps, les lignes de force par quoi l’État prescrit ce qui est possible et ce qui est impossible. Le geste le plus ordinaire, dans cette vision des choses, est d’amener quelqu’un à une vraie réunion politique, loin de chez lui, loin de ses paramètres existentiels codés, dans un foyer d’ouvriers maliens, par exemple, ou à la porte d’une usine. Venu au lieu où une politique procède, il décidera de son incorporation ou de son repli. Mais pour venir au lieu, il faut que l’Idée – et depuis deux siècles, ou peut-être depuis Platon, c’est l’Idée du communisme – le prédéplace dans l’ordre des représentations, de l’Histoire et de l’État. Il faut que le symbole vienne imaginairement à l’appui de la fuite créatrice du réel. (…)

La seconde raison est que tout événement est une surprise. S’il ne l’était pas, c’est qu’il aurait été prévisible en tant que fait, et du coup s’inscrirait dans l’histoire de l’État, ce qui est contradictoire. On peut alors formuler le problème ainsi : comment nous préparer à de telles surprises ? Et cette fois le problème existe, même si nous sommes déjà actuellement militants des conséquences d’un événement antérieur, même si nous sommes inclus dans un corps-de-vérité. Certes, nous proposons le déploiement de nouveaux possibles. Mais l’événement qui vient possibilisera ce qui, même pour nous, reste encore impossible. Pour anticiper, au moins idéologiquement, ou intellectuellement, la création de nouveaux possibles, nous devons avoir une Idée. Une Idée qui enveloppe bien entendu la nouveauté des possibles que la procédure de vérité dont nous sommes les militants a mis à jour, et qui sont des possibles-réels, mais qui enveloppe aussi la possibilité formelle d’autres possibles, par nous encore insoupçonnés. Une Idée est toujours l’affirmation qu’une nouvelle vérité est historiquement possible. Et puisque le forçage de l’impossible en direction du possible se fait par soustraction à la puissance de l’État, on peut dire qu’une Idée affirme que ce processus soustractif est infini : il est toujours formellement possible que la ligne de partage fixée par l’État entre le possible et l’impossible soit encore une fois déplacée, si radicaux que puissent avoir été ses précédents déplacements, y compris celui auquel nous participons actuellement en tant que militants. (…) Cela nous permet de conclure sur les inflexions contemporaines de l’Idée du communisme. Le bilan actuel de l’Idée du communisme, je l’ai dit, est que la position du mot ne peut plus être celle d’un adjectif, comme dans « Parti communiste » ou « régimes communistes ». La forme-Parti, comme celle de l’Étatsocialiste, sont désormais inadéquates pour assurer le soutien réel de l’Idée. Ce problème a du reste trouvé une première expression négative dans deux événements cruciaux des années soixante et soixante-dix du dernier siècle : la Révolution culturelle en Chine, et la nébuleuse nommée « Mai68 » en France. Ensuite, de nouvelles formes politiques ont été et sont encore expérimentées, qui relèvent toutes de la politique sans-parti. À échelle d’ensemble, cependant, la forme moderne, dite « démocratique », de l’État bourgeois, dont le capitalisme mondialisé est le support, peut se présenter comme sans rivale dans le champ idéologique. Pendant trois décennies, le mot « communisme » a été soit complètement oublié, soit pratiquement identifié à des entreprises criminelles. C’est pourquoi la situation subjective de la politique est devenue partout si confuse. Sans Idée, la désorientation des masses populaires est inéluctable.

Cependant, de multiples signes (…) indiquent que cette période réactive s’achève. Le paradoxe historique est que, en un certain sens, nous sommes plus proches de problèmes examinés dans la première moitié du XIXe siècle que de ceux que nous héritons du XXe siècle. Comme aux alentours de 1840, nous sommes confrontés à un capitalisme cynique, sûr d’être la seule voie possible d’organisation raisonnable des sociétés. On insinue partout que les pauvres ont tort de l’être, que les Africains sont arriérés, et que l’avenir appartient, soit aux bourgeoisies « civilisées » du monde occidental, soit à ceux qui, à l’instar des Japonais, suivront le même chemin. On trouve, aujourd’hui comme à l’époque, des zones très étendues de misère extrême à l’intérieur même des pays riches. On trouve, entre pays comme entre classes sociales, des inégalités monstrueuses et croissantes. La coupure subjective et politique entre les paysans du tiers-monde, les chômeurs et les salariés pauvres de nos sociétés « développées » d’un côté, les classes moyennes « occidentales » de l’autre, est absolue, et marquée par une sorte d’indifférence haineuse. Plus que jamais le pouvoir politique, comme la crise actuelle le montre avec son unique mot d’ordre, « sauver les banques », n’est qu’un fondé de pouvoir du capitalisme. Les révolutionnaires sont désunis et faiblement organisés, de larges secteurs de la jeunesse populaire sont gagnés par un désespoir nihiliste, la grande majorité des intellectuels sont serviles. Opposés à tout cela, aussi isolés que Marx et ses amis au moment du rétrospectivement fameux Manifeste du Parti communiste de 1847, nous sommes de plus en plus nombreux cependant à organiser des processus politiques de type nouveau dans les masses ouvrières et populaires, et à chercher tous les moyens de soutenir dans le réel les formes renaissantes de l’Idée communiste. Comme au début du XIXe siècle, ce n’est pas de la victoire de l’Idée qu’il est question, comme ce sera le cas, bien trop imprudemment et dogmatiquement, durant toute une partie du XXe. Ce qui importe d’abord est son existence et les termes de sa formulation. D’abord, donner une forte existence subjective à l’hypothèse communiste, telle est la tâche dont s’acquitte à sa manière notre assemblée d’aujourd’hui. Et c’est, je veux le dire, une tâche exaltante. En combinant les constructions de la pensée, qui sont toujours globales et universelles, et les expérimentations de fragments de vérités, qui sont locales et singulières, mais universellement transmissibles, nous pouvons assurer la nouvelle existence de l’hypothèse communiste, ou plutôt de l’Idée du communisme, dans les consciences individuelles. Nous pouvons ouvrir la troisième période d’existence de cette Idée. Nous le pouvons, donc nous le devons."

© Nouvelles Éditions Lignes
gorki
   Posté le 18-04-2009 à 12:21:41   

Badiou!!!

Bon! faut pas déconner, vous étes durs si, c'est vrai que le petit bourgeois Badiou de temps de crise, ça trahi des servitudes intellectuelles, au service de l'idéologie bourgeoise quant même rendons lui justice... au moins a't'il l'honnêteté d'avouer que pour lui le communisme ça relève de l'hypothèse donc pas de surprise, jamais le personnage n'atteindra la certitude prolétarienne de son inéluctable avènement. Badiou c'est le marxisme vidé de toute sa substance révolutionnaire... c'est la énième tentative de mettre à la mode petite bourgoise les idéaux du communisme. Les crises du systéme capitaliste impérialiste n'ont pas seulement des conséquences économiques, elles s'accompagnent toujours de désarrois intellectuelles rendant fécond tous les travestissements intellectuels du Marxisme et du Léninisme... des Badiou, ont à pas fini dans voir passer avec leur cortège d'hypothèses.
Ce qui est sur! c'est que nous pouvons avoir, contre toute hypothése, la certitude que de Badiou la classe ouvrières elle s'en fout


Edité le 18-04-2009 à 12:22:41 par gorki


Xuan
   Posté le 18-04-2009 à 23:18:30   

C'est toujours le problème majeur de Badiou : comment faire l'économie d'un Etat de dictature du prolétariat ?

Premièrement faire dire à Lénine le contraire de sa pensée :
« Cependant, Lénine, suivant Marx sur ce point, prend bien soin de dire que l’État dont il sera question après la Révolution devra être l’État du dépérissement de l’État, l’État comme organisateur de la transition au nonÉtat.»

Deuxièmement, faire l'apologie du socialisme biodégradable :
« Disons donc ceci : l’Idée du communisme peut projeter le réel d’une politique, toujours soustrait à la puissance de l’État, dans la figure historique d’un « autre État », pourvu que la soustraction soit interne à cette opération subjectivante, en ce sens que « l’autre État » est lui aussi soustrait à la puissance de l’État, donc à sa propre puissance, en tant qu’il est un État dont l’essence est de dépérir. »

Troisièmement pour réaliser cette mission impossible, insérer un pétard dans "l'Etat et la Révolution" afin que l'ouvrage s'autodétruise avant qu'il ne soit lu par un prolo trop curieux.

CQDF : « La forme-Parti, comme celle de l’Étatsocialiste, sont désormais inadéquates pour assurer le soutien réel de l’Idée ».
Le plus simple, on l'aura compris est donc d'éviter le sujet.

Sans la dictature du prolétariat , la désorientation de Badiou est inéluctable !

"On peut alors formuler le problème ainsi : comment nous préparer à de telles surprises ?"

Très simplement en prenant des coups de pompe de sécurité dans le fion, comme les cadres de Caterpillar.
Finimore
   Posté le 19-04-2009 à 08:21:12   

Xuan a écrit :

CQDF : « La forme-Parti, comme celle de l’Étatsocialiste, sont désormais inadéquates pour assurer le soutien réel de l’Idée ».
Le plus simple, on l'aura compris est donc d'éviter le sujet.


Badiou ne fait que redire et développer ce que disait le groupe "Organisation Politique" ou le journal Le perroquet dès 85. De plus dans les textes de l'UCFML -sur la fin- nous trouvons dèjà ce genre d'analyse.